J'ai enfin trouvé une utilité à BHL. Son service de documentation a exhumé ce reportage de Pierre Drieu La Rochelle sur le 6 février 1934 (publié par Vu le 8 février 1934).
Comme l'écrit une groupie du philosophe botulien "Toute ressemblance avec des mouvements actuels ne saurait être que fortuite et hypothétique. L'éternelle confusion"
Vers sept heures, je fais le tour de la rive 
gauche. Rien : des barrages de mobiles et d’agents immobiles, dans des 
rues désertes. Je prends un autobus qui par des détours m’amène à la 
Madeleine. J’enfile la rue Royale, foule dense mais vague, coins de 
police. En arrivant au coin du ministère de la Marine, je tombe sur une 
foule en furie : un homme, sur le toit d’une voiture, gît le ventre en 
l’air, ensanglanté, les bras en croix.
Je m’avance sur la place : immenses remous. Des groupes arrivent 
portant quatre, cinq blessés. Blessures à la poitrine, au ventre. Au 
beau milieu flambe un autobus. Je continue d’avancer. «N’allez pas 
là-bas, ils tirent, les salauds !» Pas un coup de feu. Une foule de 
jeunes hommes où se mélangent des bourgeois de tout acabit et de jeunes 
employés et ouvriers forme une sorte de demi-cercle tremblant, hagard, 
furieux, autour de la tête du pont.
La tête de pont est massive. Rangées de cars, doublées de rangées de 
gardes à cheval, doublées de rangées de mobiles à pied. La foule avance,
 roule selon les caracoles de deux ou trois pelotons de chevaux qui 
agitent le rideau devant la tête de pont. Il y a un espace vide et 
lugubre tantôt plus large, tantôt plus étroit, entre la foule violente 
et faible et la police tassée et inquiète.
Gros rassemblement au bas des Champs-Elysées, entre les deux chevaux 
de Marly. Barricade en travers de l’avenue. «Les anciens combattants 
sont au Rond Point.» Du côté de Clemenceau, de vastes groupes s’agitent.
 Autour des drapeaux, des hommes mûrs invectivent et se lamentent. 
Autour, des jeunes hommes attendent. Des petits-bourgeois et des 
bourgeois. «Nous n’avons pas d’ordres, pas de chefs.» Pas de police dans
 toute l’avenue. Il paraît qu’il y avait des communistes plus haut.
Tout d’un coup, je m’aperçois qu’un cortège s’est formé et descend 
les Champs-Elysées. Un groupe de drapeaux en tête, derrière deux 
banderoles : «Nous voulons une France propre et prospère». Les vastes 
groupes où j’avais circulé sont devenus un flot qui coule. Un flot avec 
une écume. Il y a le milieu, serré, où les hommes se tiennent par le 
bras, et sur les trottoirs une frange épaisse de curieux et de timides. 
J’en vois qui passent deux à trois fois de suite de la timidité à 
l’audace, du trottoir à la chaussée.
L’énorme masse – plusieurs milliers d’hommes – chantant La 
Marseillaise, la chantant bien d’ailleurs, s’engouffre dans la rue 
Royale et tourne dans la rue Saint-Honoré. Les coins de police ne 
bougent pas. On marche sur l’Elysée. La foule se tasse et se serre dans 
la rue étroite. Cela devient sérieux.
Un peloton de gardes à cheval arrive sabre au clair et charge en 
plein dans le milieu. Un passage se fait, puis se referme. Un cavalier 
désarçonné au coin de la rue Boissy-d’Anglas. La foule méchante se jette
 sur lui. Un type s’empare de son cheval, grimpe dessus et s’avance aux 
premiers rangs.
L’Elysée est proche, la foule est dense. Je me trouve dans le 
quinzième rang. Je crois qu’il y a un moment peu croyable où l’Elysée 
l’a échappé belle. A ce moment-là, il n’y avait au coin de la rue de 
l’Elysée qu’un peloton à cheval et trois ou quatre rangs de mobiles. Si 
la foule avait poussé plus ferme, elle noyait ces trois ou quatre rangs 
et elle arrivait jusqu’à la porte de l’Elysée. Mais sans doute y 
avait-il des réserves cachées.
En tout cas, comme la masse poussant ses drapeaux atteint à peu près 
l’édifice de L’Énergie industrielle, les quatre rangs de mobiles se 
ruent à la matraque, suivis de gardes à cheval. Les vieux combattants 
sont bousillés. La foule reflue. Les mobiles rentrent comme dans du 
beurre et tapent sans arrêt.
Je suis pris d’une forte trouille. Nous sommes refoulés, nous portant
 les uns les autres, jusqu’à la rue d’Aguesseau où je m’engouffre avec 
d’autres. Quelques gardes nous suivent à pas lents, sans plus taper, 
jusqu’à la rue des Saussaies. Les fuyards se remettent, hurlent, 
sacrent, entourent leurs blessés. Les drapeaux sont en miettes. Les 
porte-drapeaux sont amochés. Il y a beaucoup de gens par ici qui s’en 
vont vers Saint-Augustin, en hurlant des injures devant la Sûreté 
Générale silencieuse et anonyme.
Je reviens vers la Madeleine. Nouvelles foules nerveuses, fugitives 
et toujours revenant acharnées à se risquer encore autour des pans de 
cavaliers, des grappes de mobiles qui sont le long des murs avec leurs 
paquets de bourguignottes luisants comme des devantures de citrouilles 
ou des bouillottes ménagères.
La police et la foule se cherchent, s’évitent, se font peur.
Les hommes viennent hurler : «Assassin » sous le nez des officiers de paix.
On agite un mouchoir ensanglanté. On vend des journaux. Majorité de 
360 voix à Daladier. On crie : «Ils ne disent pas le nombre de morts».
Des foules vont et viennent. Mais soudain c’est une énorme masse qui 
repart vers l’Opéra, la Madeleine. Eléments nouveaux. Toutes les classes
 confondues. Différents partis. Des groupes de communistes flanquent la 
colonne et crient : «Les Soviets partout ! A bas Chiappe !» Ça me plaît.
On arrive à la place de la Concorde. Mais ce qui était prévisible 
arrive. Ces vingt mille hommes se noient dans les espaces abstraits de 
la plus belle géométrie du monde.
Le cercle hagard, tremblant, nerveux, se reforme autour de la tête de
 pont. Mais mon impression est beaucoup plus tragique que la première 
fois. La foule est plus mêlée, le sang qui a coulé fermente. La foule, 
tirée par son désir, vient lécher de bandes coureuses et frondeuses le 
bloc de la tête de pont – ce bloc qu’elle voudrait mordre.
Dans un coin, vers l’Orangerie : un brasier où une sorte de forge 
populaire s’ébauche ; on y prépare des manières de tisons, des feux 
rouges et des feux grégeois. La foule désarmée gratte le bitume et en 
extrait de problématiques projectiles. «Demain, nous serons armés» 
crie-t-on de toutes parts.
Devant le bloc du pont caracole un puissant escadron. Il s’élance et 
commence une galopade violente tout autour de la place. Des milliers de 
jeunes hommes bondissent de toutes parts.
Je me rappelle les premiers Mai d’avant la guerre, place de la 
République. Je prends le vent. Je circule déguisé en azur parmi ces 
comités de casques, de sabres, de sabots. Cela devient un cirque, les 
cavalcades se succèdent. Aux sabots du dernier cheval, des voltiges de 
fuyards se transforment en poursuivants hurleurs qui jettent trois 
cailloux cruels. Des chevaux démontés galopent dans la nuit.
Puis il y a eu un moment où tout s’est resserré autour de la tête de 
pont. Le demi-cercle devient menaçant, assiégeant. On apporte des 
jardins des bancs, des échelles, des débris. Une barricade se précise…
Cela devient dangereux, cette barricade, et inquiétant. La tête de pont se resserre, fait boule et soudain éclate.
Un énorme flot noir, luisant de bourguignottes, qui depuis un moment 
s’amassait un peu à droite du pont s’enveloppe d’un léger nuage… Les 
revolvers partent… Le flot noir s’élance, craquant de cent coups de 
pétards, et s’élance furieusement, dirigeant tout sur les Champs-Elysées
 ; serrant de près, je vois l’escadron brandissant ses sabres qui 
s’élance aussi.
C’est une course gémissante à travers pelouses et bosquets. Les paquets de mobiles bondissent partout, tiraillent.
Ils tirent bas ; je ne vois que deux blessés et deux ou trois balles 
claquent sur le bitume autour de moi. Je suis dans les allées, je crois 
que les chevaux n’iront pas entre les arbres. Je souffle. Mais une 
troupe de chevaux arrive du côté de Boissy-d’Anglas. Je me planque 
derrière un arbre, à genoux. Des cavaliers m’arrivent à droite et à 
gauche et me lancent leurs sabres. Je reçois un léger coup sur l’épaule,
 de très loin. Le type à casque me hurle son cri.
Je repars jusqu’au Rond-Point. Les masses de mobiles suivent. Au Rond-Point, les fuyards furieux brûlent un autobus.
La nuit, les espaces déserts dévorent peu à peu la foule qui s’en va, haineuse et revancharde.
Pierre Drieu la Rochelle

il y avait des réactionnaires, des fascistes, des petites troupes organisées et courageuses, oui ; mais il y avait aussi une foule énorme de braves gens qui n’avaient pas d’opinion politique mais qui, en revanche, avaient des sujets de mécontentement et de colère - Marcel Déat à propos du 6 février 1934
RépondreSupprimerVain Dieu que c'est loin . J'avais juste 20 ans mais un copain anar qui savait écrire . Il me dit en douce à une terrasse "Drieu La Rochelle"
RépondreSupprimerDes évènements que nous n'avions prévus ni lui ni moi , nous éparpillèrent les mois suivants.
Je n'eus jamais le temps ni l'occasion.
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"Ces vingt mille hommes se noient dans les espaces abstraits [......]"
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Combien ces années là en ont-elles dévoré de ces talents?
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Quelques mois plus tard j'eus l'occasion de remonter , de nuit en un groupe "stupéfait", cette avenue jusqu'à l'Arc de triomphe... Marchant toujours je me récitais ces craintes...mais rien ........