mardi 31 décembre 2013

La girafe, le rhinocéros, le tigre et une adorable créature


Aujourd'hui, tout le monde sait que la girafe, le rhinocéros et le tigre sont des animaux exotiques qui vivent dans des parcs animaliers. Pour un auteur médiéval, c'étaient des bêtes qu'il n'avait jamais vues.

Un tigre très approximatif. Pour en savoir plus sur sa robe multicolore, voir la partie consacrée à cet animal.

Au Moyen Age, personne ne doutait de l'existence de ces animaux exotiques - pas plus que de celle des licornes ou des basilics, puisque des auteurs qui faisait autorité les avaient décrits (Pline l'Ancien, Isidore de Séville ou Raban Maur, par exemple). L'illustrateur, lui, devait faire avec ce qu'il avait sous la main. Il recopiait un dessin, il s'inspirait du texte... ou il laissait libre cours à son imagination.

I - LA GIRAFE. DE LA CAMELOPARDALIS À SOPHIE.

Le spécialiste mondial de l'histoire de cet animal est français (cocorico et roulements de tambour). C'est Thierry Buquet, Ingénieur de recherche au CNRS, diplômé de l'École des Hautes Études - Section des Sciences Historiques et Philologiques. Chose encore peu fréquente dans ce milieu, il partage sa passion avec tous les curieux et publie le résultat de ses recherches en archive ouverte. L'histoire de la girafe n'a aucun secret pour lui et il a mis en ligne :
La Belle captive, la girafe dans les ménageries médiévales.

Coup de chance ou bon modèle, cette girafe très sexy est parée de froufrous affriolants. Illustration pour un manuscrit de Bède le Vénérable.
La première girafe européenne (après celles de l'Antiquité) semble avoir été celle de Frédéric II Hohenstaufen, un cadeau du sultan d'Égypte Al-Kamil (vers 1240). Une autre girafe fut offerte en 1262 au roi de Sicile Manfred par le sultan d'Égypte Baybars. Girafe est d'ailleurs un mot d'origine arabe (zaräfah); les Latins qui ont beaucoup pompé sur les Grecs l'appelaient camelopardalis = chameau tacheté, c'est à dire un chameau-léopard ou un chameau-panthère. A leur décharge, à l'époque, on confondait souvent le léopard et la panthère, faute d'en avoir croisés beaucoup dans les rues d'Athènes ou de Rome.

J'avoue que j'ai outrageusement simplifié une problématique d'une infinie complexité. Selon les temps et les lieux, la girafe était un peu, beaucoup ou pas du tout une camelopardalis (certains bestiaires médiévaux comportaient même deux entrées, l'une pour la girafe, l'autre pour la camelopardalis) et ce n'est qu'en 1487, après bien des tribulations, que la camelopardalis redevint définitivement la girafe.

Un article de Thierry Buquet fait le point sur cette question (une vingtaine de pages sur 2 colonnes, publiées en 2008 dans la revue Anthropozoologica) La girafe, belle inconnue des bibles médiévales, Camelopardalis : un animal philologique. Une friandise érudite pour les amoureux des mots, de leur histoire et de leur évolution !

En Europe, les premières représentations réalistes de girafes datent de la fin du XIIème siècle ou du début du XIIIème siècle, probablement en Sicile. Mais qu'en était-il pour les illustrateurs malchanceux qui n'avaient pas la chance de vivre au contact de l'Islam ?

Et bien, ils bricolaient avec les moyens du bord, assurés qu'il resteraient à l'abri de la critique... puisque personne n'avait jamais vu de girafe dans leurs contrées ! Et ça pouvait donner ça :

Une girafe-n'importe-quoi

Une girafe-basset toute en longueurs

Une girafe-bouquetin des Alpes bavaroises

Une girafe en compagnie d'une licorne, d'un Yéti et de chèvres indiennes (à gauche, avec de longues oreilles)

La girafe qui suit est assez réaliste, quoi qu'un peu grande, près de 8 mètres de haut  (mais peut-être que c'est le pivot d'une équipe de basket) et monochrome (mais peut-être qu'il existe des girafes albinos). C'est son nom qui pose problème. En allemand, Kamelpferd = cheval-chameau !
La girafe-chameau-cheval allemande (en haut). En bas, c'est un Allocamelus, un croisement d'âne et de chameau !
Longtemps, la girafe fut martyrisée par des taxinomistes jaloux de sa beauté. Au XVIIIème siècle, Linné lui attribua le sobriquet de Giraffa camelopardalis, ce qui n'est rien d'autre qu'un odieux pléonasme. Victime de telles avanies, on comprend mieux pourquoi aucune girafe ne daigna s'exhiber en Europe après celle de Laurent de Médicis (en 1486) et qu'il fallut attendre 1827 pour qu'enfin une girafe retrouve son habitat naturel... le Jardin de Plantes à Paris (voir la girafe offerte à Charles X).

Bon pour voir la giraffe (au verso d'un ticket d'entrée pour le Jardin du Roi). source : Gallica/BNF


Tout ceci pour en arriver à la question existentielle qui me turlupine :
Notre Sophie la Girafe contemporaine serait-elle un nouvel avatar de la camelopardalis philologique ?


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II - LE RHINOCÉROS DE DÜRER OU LA VICTOIRE DU BEAU SUR LA RÉALITÉ.


Au début du XVIème siècle, certains esprits chagrins (pétris d'humanisme ou adeptes attardés de l'apôtre Thomas ?) commencèrent à douter de l'existence du rhinocéros. Cela faisait plus de 12 siècles qu'on n'en avait pas vu en Europe. L'hypercritique humaniste remplaçait la crédulité médiévale. Puisque personne n'avait vu de rhinocéros, fallait-il mettre L'Histoire naturelle de Pline l'Ancien au rebut et réécrire tous les bestiaires qui s'en étaient inspirés ? La question se posait.
C'est Muzaffar Shah II, un sultan indien, qui mit fin à ces débats stériles et sauva le rhinocéros de l'extinction lexicologique. Il fit cadeau d'Ulysse - c'était le nom prédestiné du rhinocéros qui encombrait sa ménagerie - à Manuel Ier, le roi du Portugal.
Le 20 mai 1515, un rhinocéros reposait le pied en Europe. Un petit pas pour les périssodactyles, un grand pas pour le marché de l'art. 

C'est à Rome, le 13 juillet 1515, moins de deux mois après son arrivée en Europe, que fut imprimée la première gravure du rhinocéros de Lisbonne.

La représentation la plus connue d'Ulysse est une gravure sur bois de Dürer. L'artiste n'avait jamais vu de rhinocéros, ce qui était courant quand on habitait Nuremberg à cette époque. Il travailla à partir d'une description et d'un croquis réalisés par Valentin Ferdinand, un imprimeur allemand de ses relations qui vivait à Lisbonne. Le talent de Dürer fit le reste.


Du vivant de Dürer, cette gravure fut tirée à plus de 5000 exemplaires. Puis, pendant plus de deux siècles, même après l'arrivée en Europe en 1577 d'un autre spécimen, c'est le rhinocéros de Dürer qui servit de modèle, malgré ses inexactitudes anatomiques (carapace de crustacé, pattes de reptile ou d'oiseau, queue d'éléphant, etc). La publication de planches plus réalistes, puis de photographies, ne changea rien à l'affaire et c'est le rhinocéros de Dürer qui continua à inspirer de nombreux artistes (voir le billet de Carré d'Artistes).

Le premier rhinocéros portugais connut une triste fin. Le roi du Portugal le fit embarquer à destination de Rome pour l'offrir au pape. Début 1516, François 1er profita d'une escale du rhinocéros sur l'îlot d'If pour rencontrer l'animal. Puis, les Portugais mirent le cap vers l'Italie où leur navire fut pris dans une tempête. Ulysse mourut noyé.
(merci Wikipedia)

Trois remarques en passant :
1) Ebay n'existait pas au XVIème siècle. Faire tourner les cadeaux était la manière la plus efficace pour s'en débarrasser.
2) Je ne suis pas le roi du Portugal, mais à sa place, ce sont les ancêtres de Linda de Sousa et de Cristiano Ronaldo que j'aurais envoyés à la noyade. Malheureusement, on ne m'a pas demandé mon avis.
3) Dans la légende de sa gravure, Dürer traite le rhinocéros d'animal stupide ou somnolent (dösig Tier). Aurait-il eu le courage de le lui dire dans son enclos, face à face et droit dans les yeux ?

Tout ceci pour en arriver à la question existentielle qui me turlupine :
Serions-nous des rhinocéros qui s'ignorent, puisque périssodactyle signifie qui à un nombre impair de doigts.



Ci-dessus, une gravure de Niki de Saint Phalle. Elle fait très discrètement la transition avec la suite de ce billet. Dorénavant, même mes détracteurs les plus acharnés seront contraints de louer ma parfaite maîtrise de l'art multi-millénaire de la transition aléatoire.
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III - LA CHASSE AUX BÉBÉS TIGRES MULTICOLORES.


L'avantage, lorsqu'on illustre un bestiaire et qu'on vit dans l'Angleterre de la fin du XIIe siècle, c'est qu'on peut se permettre quelques fantaisies quand il s'agit de dessiner un tigre.
Par exemple, utiliser tous les crayons de couleurs qui sont dans la boîte, de préférence quand le patron du scriptorium a le dos tourné.



Mais, on ne ne peut pas faire n'importe quoi.
D'abord, ce manuscrit était appelé à devenir le célèbre Add MS 1283 conservé à la British Library. La postérité future, ça se respecte par anticipation !
Ensuite, le lecteur - même médiéval - ne se laisse pas prendre au piège de n'importe quelle sottise colportée sur les réseaux sociaux.



Dans ce manuscrit, l'auteur dévoile la vraie technique qui permet de capturer un tigreau. En résumé, il faut poser un miroir à côté de maman tigre. Son reflet lui donnera l'illusion que son bébé est encore là.
D'où ce disque multicolore que couve la tigresse médiévale.
Puis, l'on pourra prendre le petit dans ses bras et repartir en toute sécurité, monté sur son fier destrier... Tagada, tagada.
CQFD !

Inutile de me remercier quand vous capturerez votre prochain bébé tigre, je dois cette découverte à un gazouillis du département des manuscrits médiévaux de la British Library. Il renvoie à un billet du blog de cette même institution.

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IV - POSTFACE.

Quand les parents modernes larguent leurs marmots pour quelques jours chez leurs proches, ils ont pour fâcheuse habitude d’y joindre une check-list digne d’une mission interplanétaire de la NASA. Mais, ils oublient toujours d’y joindre le mode d’emploi.

C’est ce qui m’est arrivé il y a quelque jours. Fallait voir le sourire en coin de cette petite garce pendant que ses parents s’assuraient que j’avais bien compris toute l’étendue de mes responsabilités. Elle savait déjà ce comment cela allait finir. Manger du Nutella à la cuillère et des nuggets-frites avec les doigts !

On a beau dire, les gosses tu ne peux pas les scotcher devant la TV toute la journée. Ils se lassent. Faut leur trouver autre chose comme activité. Et comme on ne peut pas passer sa journée à sucer des glaces, faut trouver des dérivatifs.

J’ai pris l’habitude d’archiver quelques images que je trouve amusantes. A son regard, j’ai tout de suite compris qu’elle n’était pas dupe. A cet âge, on sait à quoi ressemble un tigre. On sait que ce n’est pas multicolore. Mais, à cet âge, on est indulgente avec les vieux qui se racontent des fables (surtout quand ils vous laissent manger des nuggets avec les doigts).

Avec les gosses de sa propre famille, le pire est toujours certain. Bien entendu, quand les parents sont venus récupérer leur progéniture et qu’ils ont fait l’inventaire (j’avais pris soin de la débarbouiller pour enlever les traces de Nutella), tout se passa bien. Mais, dès qu’elle fut sanglée dans le siège-enfant de la voiture, cette traitresse manqua à toutes ses promesses. Le Nutella, les nuggets, les frites et le tigre furent dénoncés aux parents. Le Nutella, les nuggets et les frites passe encore, mais un tigre multicolore qui se regarde dans un miroir !

Surtout qu’à peine rentrée à la maison, elle voulut revoir le tigre sur l’ordinateur familial (son tigre à elle, pas ces tigres banals qu’on trouve avec google) pour en faire profiter une copine qui venait passer quelques jours de vacances. D’où un coup de téléphone qui me mettait en demeure de tout avouer pour cette histoire de tigre de toutes les couleurs, sinon je risquais un internement dans l’intérêt de la famille.

J’ai préféré répondre par mail avec un lien justificatif vers la British Library. C’est le texte en gras dans la partie consacrée à la chasse au bébé tigre multicolore !
Je ne suis pas certain d’avoir convaincu les parents. Depuis, je vis dans l’attente anxieuse d’une ambulance et de quelques messieurs en blouses blanches. J’ai préparé un pyjama et un pot de Nutella pour la route !

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Quelques lectures complémentaires sur l'histoire de la girafe :
- Note on the Girafe painting in one copy of Jahiz Hayawan - Fatamid Giraffes
- Une brochure publicitaire publiée à l'occasion de la venue en France de la première girafe (1827)
- Joly & Lavocat - Recherches historiques, zoologiques, anatomiques et paléontologiques sur la girafe (1845)
et bien entendu
le site personnel de Thierry Buquet consacré à l'histoire des animaux au Moyen Âge.

Une dernière girafe pour la route ? Celle-ci est une micro-calligraphie juive.

Les Wikileaks du clergé parisien (1790)

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Voilà un billet qui, à défaut de remuer le grand public, pourrait plaire aux animateurs de Disons.fr. et à quelques visiteurs réguliers. Ici, l'anticléricalisme primaire, secondaire et tertiaire a toujours eu bonne presse.
C'est aussi l'occasion de rappeler que la diffusion en masse de documents confidentiels ne date pas d'aujourd'hui et que les lanceurs d'alerte ne sont que rarement des doux rêveurs !




(Pour ne pas trop encombrer cet espace, j'ai mis la transcription de trois procès-verbaux sur mon blog)
Les exigences de Bulté de Chéry, prêtre aumônier du roi
Le père Félicien surpris en galante compagnie
Le prêtre Jolibert surpris avec une prostituée enceinte


C'est entre fin février et début juin 1790 (difficile d'être plus précis, car l'ouvrage ne comporte pas d'achevé d'imprimer), que parut La Chasteté du clergé dévoilée, ou Procès-verbaux des séances du clergé chez les filles de Paris, trouvés à la Bastille - A Rome, de l'imprimerie de la Propagande, et se trouve à Paris chez les marchands de nouveautés.

Le moment était bien choisi.
- A l'automne 1789, l'Assemblée Constituante nomma une Commission Ecclésiastique chargée de lui présenter un projet d'organisation de l'Église de France;
- le 2 novembre 1789, les députés votèrent la nationalisation des biens du clergé;
- le 13 février 1790, la Constituante prit un décret qui abolit les voeux monastiques et par voie de conséquence les ordres religieux contemplatifs;
- au printemps 1790, le vote décisif approche, la presse en débat avec passion;
- le 12 juillet 1790, l'Assemblée Constituante votera la (désastreuse) Constitution Civile du Clergé.

La Chasteté du clergé dévoilée se présente comme une impression romaine, dans la plus pure tradition des pamphlets antireligieux. Personne ne pouvait être dupe, c'était une production clandestine et parisienne (comme il s'en publiait des dizaines), en vente chez les Marchands de Nouveautés - comprendre chez quelques libraires ayant pignon sur rue, mais surtout dans le réseau des colporteurs, les boutiques et étals qui occupaient les arcades du Palais-Royal, plaques-tournantes pour la diffusion d'une littérature vendue sous le manteau. De tous temps, la diffusion de libelles politiques et scabreux ont fait bon ménage. Les moyens à mettre en oeuvre, les risques calculés, les profits escomptés, les précautions à prendre, les acteurs et la chaine économique étaient les mêmes.

Contrairement à beaucoup d'ouvrages du même tonneau, La Chasteté du Clergé dévoilée traite bien ce que le titre promet. C'est la transcription de 210 procès-verbaux établis par la police de l'Ancien Régime lors d'innombrables descentes ciblées dans des bordels parisiens entre 1750 et 1766. La lecture en est fastidieuse, tant cette littérature administrative manque d'originalité.

Le schéma narratif est toujours le même : Un indicateur prévient un inspecteur de police de la présence d'un ecclésiastique chez une prostituée, l'inspecteur se fait accompagner d'un commissaire, ils se rendent sur le lieu du délit, ils arrivent trop tôt, trop tard ou juste au bon moment. Ils s'assurent de l'identité de l'ecclésiastique , de celle de sa ou ses partenaires et des intentions du prêtre. Au pire, celui-ci est remis à ses supérieurs à l'issue de l'interrogatoire. L'ecclésiastique sera (ou non) sanctionné par son ordre, cela ne relève plus de la police des moeurs.

La quasi-totalité des ecclésiastiques pris en flagrant délit appartiennent au bas clergé parisien ou à la fraction inférieure du moyen clergé de province. De toute évidence, le compilateur de ce recueil n'a pas eu accès aux dossiers les plus sensibles, lesquels n'étaient probablement pas archivés à la Bastille.

Reste à savoir quel était le but de cette publication et qui pouvait en être le compilateur.

Le texte est précédé d'un avertissement de 24 pages. C'est un mélange de considérations morales et de pétitions de principes révolutionnaires. Il y est fait allusion au décret du 13 février 1790 sur les voeux monastiques et au but que se propose le compilateur : servir, dans cette circonstance à jamais mémorable, à éclairer nos législateurs, et à préparer pour l'avenir un meilleur ordre des choses.

Les documents publiés sont authentiques, mais ils sont vieux d'une bonne vingtaine d'années. La bibliothèque de l'Arsenal conserve des centaines de procès-verbaux similaires (Annexe 1), mais le compilateur de La Chasteté du Clergé dévoilée semble n'avoir eu accès qu'aux documents d'une période du règne de Louis XV, celle comprise entre 1750-1766, moment où la police était la plus active dans sa chasse aux mauvais prêtres. Dans le tome II (page 32 et suivantes), sont publiés le procès-verbal et une lettre relatifs à un prêtre lyonnais, le seul anonyme des quelques 210 ecclésiastiques nommés dans cette collection. D'après le compilateur, il s'agirait d'un abbé, député à la Constituante, dont il a décidé de préserver l'anonymat. Pourquoi avoir préservé l'anonymat de cette personnalité et non celui de prêtres moins connus, si ce n'est pour protéger quelqu'un d'idéologiquement proche ? (Annexe 2)

La Bibliothèque Nationale de France, à la suite de Barbier, attribue La Chasteté du Clergé dévoilée à Dominique Darimajou (né en 1761), un révolutionnaire qui finit sa carrière à la Cour des Comptes sous Charles X.

Robert Darnton dans Le Diable dans le bénitier, avec des arguments plus ou moins convaincants, attribue La Chasteté du Clergé dévoilée à Pierre-Louis Manuel (1751-1793), un libelliste de l'Ancien Régime, mais aussi (comme il se doit) un espion salarié par la police de Paris, embastillé pendant quelques semaines en 1786, fin connaisseur du milieu de l'imprimerie et de la librairie clandestine, puis membre de la Commune Provisoire de Paris où il exerça les fonctions d'administrateur de la police, du département de la librairie, des spectacles et... des attributions accessoires. Darnton se trompe peut-être, mais Manuel a toutes les compétences requises pour être au moins complice de cette publication.

Que ce soit Darimajou, Manuel ou un autre, le compilateur de La Chasteté du Clergé dévoilée chercha à jouer sur plusieurs tableaux : une opération commerciale ciblant les amateurs de publications scandaleuses et une opération politique dans le contexte des débats sur la Constitution Civile du Clergé. A courir plusieurs lièvres à la fois, on les manque souvent tous. La Chasteté du Clergé dévoilée ne fut pas un succès de librairie (pour preuve, elle ne fut ni contrefaite, ni rééditée !) et elle ne laissa pas grande trace dans la presse politique (son titre racoleur y était pour beaucoup). Il n'y eut guère que Les Révolutions de Paris, dédiées à la Nation pour en rendre compte dans leur numéro 49 du 12 au 19 juin 1790 (Annexe 3) et utiliser ce libelle au moment du débat sur le célibat des prêtres.

La Chasteté du Clergé dévoilée sombra rapidement dans l'oubli, pour n'être plus citée qu'en référence bibliographique. Le texte ne semble pas avoir été réédité au XIXème siècle et il faudra attendre Leo Taxil et les pamphlétaires anticléricaux du début du XXème siècle pour que quelques extraits de ces procès-verbaux soient offerts à un public plus large... avant qu'au XXIème siècle, la Bibliothèque Nationale de France ne mette l'ensemble du dossier en ligne pour le plus grand bonheur des amateurs de gaudriole ecclésiastique !

Petite bibliographie aléatoire :
La Chasteté du Clergé dévoilée Texte intégral des 2 volumes sur Gallica
Les Archives de la Bastille - Discipline des Moeurs, plusieurs centaines de documents sur Gallica
Biographie de Pierre-Louis Manuel sur le site de l'Assemblée Nationale
- Myriam Deniel-Ternant  - Paris, capitale de la déviance ecclésiastique au siècle des Lumières (2013)
- Robert Darnton - Le Diable dans le bénitier. L'art de la calomnie en France, 1650-1800 (avec un chapitre consacré à Pierre-Louis Manuel)

Annexe 1 - Rapport de l'inspecteur Marais, 3 février 1765
Archives de la Bastille, Discipline des Moeurs, années 1765-1769 - BNF

Annexe 2  - Fin du rapport de l'inspecteur Marais et justification de l'anonymat de ce prêtre
La Chasteté du Clergé dévoilée, tome II, p. 34 (Source BNF)

Annexe 2  - Justification de l'anonymat de ce prêtre (suite)
La Chasteté du Clergé dévoilée, tome II, p. 35 (Source BNF)



Annexe 3 - Les Révolutions de Paris - Juin 1790 (Source BNF)

Annexe 3 - Les Révolutions de Paris - Juin 1790 (Source BNF)

Annexe 3 - Les Révolutions de Paris - Juin 1790 (Source BNF)

Portrait de Pierre-Louis Manuel - 1792
Source : Bibliothèque Nationale de France


Tu t'es vue quand t'as bu ? Socio-sémiologie de la biture



C'est l'un des marronniers de la presse tabloïd (mais pas que) anglaise. Dès qu'il fait un peu chaud et qu'il ne pleut pas - ce qui semble arriver de plus en plus souvent - on a droit à un reportage richement illustré sur le binge drinking. C'est un peu l'équivalent d'une beuverie, sauf qu'ils picolent en anglais. Là, c'est le Mirror qui s'y colle avec des photos prises fin juin dans les rues de Blackpool.

C'est sans intérêt, tant ce sujet et ces photos sont banals. Surtout quand on n'a pas vocation à enfoncer des portes ouvertes ou à tartiner des sermons moralisants au km : Faut pas trop picoler surtout à jeun, faut pas prendre le volant après, faut rester sous la surveillance des copines, où qu'ils sont le prince et la princesse, faut pas mélanger, c'est une honte de se comporter de la sorte, c'était mieux avant, il y a quand même des choses plus importantes dans la vie, faut pas s'étonner qu'ils aient voté pour le Brexit, y a plus de jeunesse, c'était pire de mon temps, ces Anglais n'ont aucun savoir-vivre, faut pas envoyer les selfies sur les réseaux sociaux, au prix où est la pinte c'est du gâchis, pas étonnant qu'ils aient brûlé Jeanne d'Arc, je l'avais bien dit mais on ne m'a pas écouté, etc.

C'est d'autant plus sans intérêt que C. Patterson, C. Emslie, O. Mason, G. Fergie et S. Hulton, une brochette de chercheurs des universités de Glasgow et de Durham, qui visiblement n'ont pas fait que sucer des glaçons dans les pubs écossais ou sur les berges de la Wear, ont publié l'article définitif sur ce sujet, sous le titre poétique de : Content analysis of UK newpapers and online news representations of women's and men's 'binge' drinking : a challenge of communicating evidence-based message about single-episodic drinking ?

Comme ils ont poussé le vice jusqu'à publier cette étude en anglais dans une revue scientifique médicale, ce n'est pas étonnant que leurs conclusions aient échappé à quelques rares francophones.

Je n'ai pas tout compris, mais j'en résume l'essentiel pour les lecteurs pressés de passer aux photos.

Ces chercheurs ont passé au crible 308 articles publiés entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2013 dans la presse anglaise et sur le site de la BBC - soit en moyenne,  presque un article sur ce sujet tous les 2 jours. Ils en concluent que ces articles associent plus souvent les femmes que les hommes au binge drinking et que les femmes y sont présentées comme plus problématiques que les hommes. Dans l'article de Patterson et al., il est question d'idéalisation de la féminité, de normes sociales, de l'influence des médias de masse, du regard et de sa portée, d'un manque d'objectivité et d'une évidente sous-représentation des hommes par rapport à leur poids réel dans les pratiques en question; statistiques, graphiques et imposante bibliographie à l'appui de leurs thèses, comme il se doit dans tout travail universitaire sérieux.

Contrairement à une idée reçue, ce ne serait donc pas parce qu'elles tiennent moins bien l'alcool qu'on voit plus souvent des femmes sur les photos. Bref, les photos qui suivent sont des représentations sexistes, misogynes ou machistes.

En conclusion, Patterson et al. préconisent que les médias cessent de se focaliser sur les jeunes femmes qui s'alcoolisent en public et qu'ils traitent plutôt des ravages de l'alcool dans leur globalité.

Perchés dans leur tour d'ivoire, ces universitaires académiquement corrects, n'ont oublié qu'une chose :
Les ravages de l'alcool, c'est pas très photogénique; alors que des nanas bourrées, ça fera toujours de l'audience dans la presse de caniveau. CQFD !













Credit photos : NB Press

Merci à :
Même si j'ai abordé leur travail par le tout petit bout de ma lorgnette et d'une manière parfois irrespectueuse, ce merci est sincère. D'autant plus qu'ils ont publié leur article dans BMJ Open, une revue scientifique en libre accès.

- William Haydock, pour son billet paru dans l'excellent blog Thinking to some purpose en février 2014, sous le titre : Binge drinking as a 21th century phenomenon.
Compte tenu de son ancienneté, je suppose que tout le monde le connait depuis plus longtemps que moi. Je ne l'ai donc pas utilisé pour la rédaction de cet article, mais sa lecture s'impose.

- Et bien entendu, le site du Mirror pour son traitement so british de l'information.

Les vacances ordinaires des Grands de ce monde

Qui ne s'est jamais demandé à quoi la reine d'Angleterre pouvait occuper ses vacances ? Fait-elle du crochet comme toutes les arrière-grands-mères ? De la trottinette dans les couloirs de Buckingham Palace ? Pour Nicolas II, on le sait grâce à ces photos.

En 1899, le jeune - il n'a que 31 ans - Nicolas II passe quelques jours dans la propriété d'amis allemands. L'Europe est en paix. Voilà 5 ans qu'il cumule les fonctions écrasantes de Tsar de toutes les Russies avec celles, plus anecdotiques, de Roi de Pologne et de Grand Duc de Finlande. Dans son palais de Saint-Pétersbourg, il est entouré de courtisans avides et sans scrupules. Il est prisonnier de regards qui n'ont pas la charge écrasante de régner - même si ça ne veut rien dire, ça sonne bien. Plus près de nous, la famille royale d'Angleterre ou le Président Macron en savent quelque chose - pas que ça ne veut rien dire, mais que c'est la galère de faire don de son corps au peuple ou de devoir porter des chapeaux si ridicules que même ma mère ça la fait marrer.

Bien des malheurs des uns et des cabales que subit l'autre sont dus à l'inquisition malsaine d'une presse sordide qui n'hésite pas, au mépris de toute déontologie, à stipendier des paparazzis dévoyés et nécrophages pour jeter en pâture des clichés flous et mal cadrés à des concierges lobotomisées, plutôt que d'instruire leurs époux avec les oeuvres complètes d'Andronicos le Péripate ou les prochains borognymes d'Alain Finkielkraut sur France Culture - ça m'a l'air grammaticalement presque correct. La longueur de la phrase est en rapport avec l'aura des intellectuels que je cite et l'indignation qu'elle se doit de susciter chez le lecteur potentielMais, y'en a marre maintenant de devoir tout expliquer.

Régner ou présider, c'est en permanence améliorer le quotidien du peuple - pas le journal maoïste, c'est une figure de style, promouvoir la permaculture - j'aurais du choisir un autre préfixe, je voulais dire la culture qui reste à travers l'histoire des siècles -  ou faire entendre la voix de son pays dans le concert de klaxons des nations - allusion discrète à la Coupe du Monde de football, sinon on n'est pas bien référencé par Google.

Mais, on a aussi le droit de se détendre. Pourquoi le reproche-t-on si souvent aux Présidents Trump et Poutine sur les réseaux sociaux ? En vrai, je ne pose pas la question parce que ça nous mènerait sur les berges putrides de marigots infestés de propagandistes de mauvaise foi.

Mais revenons à Nicolas II. Il profite de son séjour en Hesse pour se livrer, en compagnie de quelques aristocrates de bonnes familles, à des facéties qu'on n'attend pas d'un Grand de ce monde. A l'époque, ces photos privées le sont restées. C'était une époque où l'on respectait l'intimité privée - je sais que c'est un pléonasme, mais je fais ce que je veux, parce c'est moi qui écrit.

Il doit bien y avoir quelque part une photo de Massu qui joue à la dinette avec le général De Gaulle à Baden-Baden. Ses proches ne l'ont pas rendue publique pour préserver l'auréole de mystère qui entoure cette icône. - et vl'an, voilà l'argument irréfutable que je gardais pour la conclusion.

Quoi qu'il en soit de la dinette et de l'auréole, d'Andronicos le Péripate et de Finkielkraut, de la permaculture et des klaxons, ces photos sont la preuve que même à la tête d'un État, on n'en reste pas moins un homme ordinaire.

Nicolas II et sa copine font du camping antique dans le jardin

Nicolas II (le barbu-moustachu en costume clair, assis au premier rang à gauche) et ses amis méditent devant un troupeau de pigeons

Nicolas II (le 3ème à partir de la gauche) et ses amis jouent à cache-cache derrière un rideau de ma belle-mère.

Nicolas II fait l'avion. Je n'ai pas pu identifier le train d'atterrissage.

Nicolas II (à gauche) et ses amis se moquent du domestique proto-spartakiste qui prend la photo. Ce ne fut pas sans conséquences.

Nicolas II (à l'extrême-droite, au 2ème rang en partant du haut) et ses amis font de la gymnastique artistique. Les filles cirent les pompes. Le chien fait le cabot.

Maintenant, c'est le troupeau de pigeons qui médite devant Nicolas II (sauriez-vous le reconnaître ?) et ses amis. Le chien ignore la gamelle.

Nicolas II (le premier à droite, pour ceux qui étaient absents au début) et ses amis font la chenille ou le petit-train. Les filles font une blague.

Nicolas II (Oukilest ? C'est un test psycho-technique) et ses amis font une ronde sans les filles

Quelques année plus tard, Nicolas le Pacifique abdiqua suite à la révolution de février 1917. Le Coup d'État d'octobre 1917 lui fut fatal. Mais, c'est une autre histoire qui n'a rien à voir avec Les Vacances ordinaires des Grands de ce monde.

Proud to be a mermaid - La parade des Sirènes de Coney Island

B.C. Lorio - Mermaid Parade 2017
Tous les ans à pareille époque, c'est une Amérique joyeuse et authentique qui parade à Coney Island sans autre but que de fêter l'instant. A l'inverse de manifestations militantes ou revendicatives, la Parade des Sirènes reste un événement authentique parce qu'apolitique. Elle réunit des milliers de participant-es dans les rues de Brooklyn lors d'un défilé endiablé. Tissus chatoyant, maquillage et strass, tout brille de mille feux.
Tous et toutes font assaut d'inventivité pour attirer les regards des spectateurs. Sans jamais sombrer dans le mauvais goût ou la vulgarité, les participant-e-s rivalisent d'élégance tapageuse, d'inventivité ou d'excentricité pour manifester leur joie de voir arriver l'été dans des tenues d'un kitsch assumé.
La presse, la TV, les photographes amateurs et les réseaux sociaux ne s'y trompent, eux qui assurent une place à cet événement très attendu.
Forme de patriotisme inconnue en Europe, la Parade des Sirènes réunit toutes les communautés et toutes les générations dans un lieu symbolique. Située à quelques kilomètres d'Ellis Island et de la statue de la Liberté, Coney Island est aussi le royaume du hot-dog et du soda.
Quel plus beau symbole que cette manière d'associer le Proud to be American et la fantaisie la plus débridée dans un spectacle de rue accessible à tous.

Blink O'fanaye - Mermaid Parade 2011

Shawn Perez - Mermaid Parade 2013

Eric Parker - Mermaid Parade 2014
Richie S - Mermaid Parade 2017

Richie S - Mermaid Parade 2018

Richie S - Mermaid Parade 2018

Richie S - Mermaid Parade 2018
Steven Pisano - Mermaid Parade
Steven Pisano - Mermaid Parade 2018
Steven Pisano - Mermaid Parade 2018

Sources des photographies (sous licence CC - Creative Common)
B.C. LorioBlinck O'fanayeShawn PerezEric ParkerRichie S et Steven Pisano

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