mardi 31 décembre 2013

Notes sur l'éducation des filles et la niaiserie des livres scolaires

Le coup de gueule d'un parent d'élève qui veut protéger sa fille contre le béotisme des cuistres. Une cause perdue d'avance !
Un conte civique comme il ne s'en écrit plus guère aujourd'hui et la preuve que ce n'était pas vraiment mieux avant. Les mêmes causes produiraient-elles toujours les mêmes effets ?

Notes sur l'éducation des filles et la niaiserie des livres scolaires

"Marianne, récite-moi ta leçon." - "Oui, papa."
Et Marianne, qui est une grande personne, neuf ans, se campe devant moi et débite avec le psittacisme mécanique d'une monotonie apprise, un poème de M. Cuchet.
Je l'écoute, surpris, vexé, honteux. Je me demande si ma fillette aux boucles soyeuses, au petit nez mutin, aux yeux spirituels, aux lèvres rieuses, est une imbécile. Je rage intérieurement. Ma colère éclate. Je ferme le livre, je le jette dans un coin. "Tu es fâché, papa ?" interroge l'enfant prête à pleurer. - "Oui, mais pas contre toi. Contre Cuchet, contre M. Doumergue, contre MM. Jules Ferry, Paul Bert, Buisson, Rabier, Bayet, contre tous les pédagogues, fabricants, éditeurs et vendeurs de programmes officiels et de bouquins scolaires ! Va jouer, Marianne..." - " Oui, papa", dit la petite, docile.
Ce n'est pas la peine d'avoir fait trois ou quatre révolutions dans le beau royaume de Pingouinie, d'avoir bâti autant de lycées que nos dévots aïeux de cathédrales, pour en arriver à cette conclusion grotesque : nos enfants, au collège, récitent des vers amorphes, incolores, insipides, rimés platement, bourrés de chevilles et d'incorrections, de M. Cuchet ! Mieux vaudrait ne rien apprendre du tout, les laisser croître, telles de jeunes plantes vivaces et drues.
Le lycée où va Marianne chaque matin est une belle demeure spacieuse, aérée, accueillante d'une propreté hollandaise : l'architecture en est intelligente avec ses colonnettes et ses pilastres, ses cours et préaux, ses jardins intérieurs plantés d'arbres ombreux. Les gamines y dansent en rondes qui évoquent les plus charmantes toiles de M. Maurice Denis. Ce lycée est une belle demeure, les maîtresses y sont douces, l'économe diligente, Mme la directrice très maternelle, en dépit de son air sévère. Tout cela est très joli, mais nos gamines y récitent des poèmes de M. Cuchet. Déformation systématique de l'intelligence, de la sensibilité enfantine. Un meurtre. "Abêtissez-vous", disait Pascal, dans un autre sens.

Il n'y a pas que M. Cuchet. Il y a M. Tournier, M. Dupin de Saint-André, M. Blanchemain, M. Rambert, M. Soulière, M. Guinand, M. Cougnard.
Il y a aussi Mme Ferrier-Gex, Mme Berthe Vadier, Mme de Montgolfier, Mme de Pressensé, Mme Hollard, Mme Hue.
Et les poétesses sont du même tonneau qui leurs congénères masculins.
Tous ces poètes, toutes ces poétesses, s'avèrent, dans leur particulier, d'honorables personnes, d'excellents pères et mères de famille. On les suffoquerait en leur certifiant que leurs historiettes versifiées, apologues et anecdotes apparaissent, aux yeux clairvoyants, d'une criminelle ineptie. Elles et ils se croient innocents et bienfaisants. En leur âme et conscience, Mme Hue et M. Cougnard, et M. Cuchet jureraient qu'ils rendent service à l'enfance, et qu'ils méritent les palmes dont s'adornent leurs corsages et vestons. Hélas ! comment les détromper, les décourager ? Quel Savonarole formera de cette pile de néfastes opuscules un autodafé vengeur ? Je ne demande le bucher que pour leurs oeuvres : qu'on les nomme, eux, officiers de l'instruction publique, mais qu'ils se taisent !
Les coupables, en cette affaire, ne sont pas les seuls mirlitonistes précités. Que Cougnard et Cuchet composent leurs historiettes, les déclament devant la glace de leur salle à manger; que leur progéniture s'en gargarise et s'en barbouille, libre à eux. On ne peut empêcher les gens de se distraire en famille.
Mais les grands coupables sont l'éditeur qui accepte, ou commande, et publie ce fatras, le compilateur qui le collige, l'inspecteur qui l'autorise.
L'auteur et l'inspecteur coïncident parfois. Ainsi, tenez, il y a Mlle Brès. Je ne la connais pas. Je la respecte. Et, soit dit en passant, j'ai toujours regret d'attaquer l'oeuvre d'une femme. Eh bien ! Je considère la vénérable dame Brès comme bien coupable.
Voilà une inspectrice générale des Écoles maternelles - donc une grosse légume - qui publie et répand parmi les lycée de filles son recueil intitulé : Vers et Prose. Et c'est dans ce recueil que Marianne a appris par coeur, - à un âge où les première impressions sont si vives, - des âneries, des pitreries comme les Courages de Rosette et Quoique petit.
Voyons, il n'y a pas besoin d'être un puriste aussi fort que M. Dréal pour savoir que "les courages" constituent un solécisme. Ce fut, je vous jure, une souffrance que d'ouïr ma fille ânonner les Courages de Rosette
     Hélas ! Rosette craint beaucoup
     Les noir, les gros chiens, le tonnerre...
Qu'est-ce que cette Rosette qui, malgré ses courages, craint beaucoup le noir ? Charabia. Et la pièce serait, m'assure-t-on, de la dame Brès elle-même ! C'est un comble.
J'ai l'honneur de connaître Mme Pauline Kergomard, qui est éloquente, lettrée, compétente. Je lui ai posé la question. Elle ne m'a pas répondu.
Et Quoique petit ! titre et refrain dont l'euphonie n'échappe à personne, même pas aux enfants qui en rient les premiers. Couac petit...
L'ouvrage intitulé Récitations et lectures, destiné à la classe élémentaire des lycées, est dû à la collaboration de MM. Bauer et de Saint-Etienne, professeurs à l'École alsacienne.
Je le feuillette : dans la proportion de quantre-vingt-dix pour cent, j'y retrouve les mêmes Cuchet et autres malfaiteurs, Caumont, Dupin de Daint-André, flanqués de l'abbé Aubert, de du Tremblayn Defodan, Gontard, César Mallan, Bourret, Marelle, Delcasso, Porchat, sans oublier Mme Joliveau et Mme Brès, qui, cette fois, signe ses poèmes, le recueil n'étant plus d'elle.
De-ci, de-là, diverses berquinades de Ratisbonne et apologues du faible Lachambeaudie. Un minimum de fables de La Fontaine égaré en cette malencontreuse compagnie. Comme le divin Bonhomme doit être fier !
Je le disais tout à l'heure : c'est à l'âge tendre de Marianne que les impressions sont ineffaçables. Les premiers vers appris par coeur se gravent dans les mémoires. Ces pauvres petites cervelles seront obsédées pour longtemps par les octosyllabes caillouteux de Joliveau.

Vous m'objecterez : la tâche est délicate de composer un recueil à l'usage de la jeunesse. Je n'y contredis pas. Mais ce n'est pas irréalisable, avec un peu de tact et de savoir. Notre littérature nationale et européenne contient des oeuvrettes exquises, fraîches, touchantes, d'inspiration rare, de forme pure, accessibles aux petits. Vingt fables de La Fontaine, prises dans les six premiers livres, des poèmes gracieux cueillis dans Remi Belleau, Chénier, l'idyllique Florian, Victor Hugo (l'Art d'être grand-père), Théophile Gautier, Mme Desbordes-Valmore, Brizeux. Quelques pages signées Fénelon, Michelet, Anatole France, Erckmann-Chatrian... Et ne peut-on recourir en outre à Cervantes, Schiller, Tolstoï, Andersen ? Je me charge de les trouver. Vous aussi, n'est-ce pas ? Et nous ne sommes pas pédagogues...
De même que vous ne voudriez pas infliger aux regards de vos enfants des reproductions de Chocarne-Moreaun mais plutôt des maîtres des musées; de même que vous ne leur laisseriez pas pianoter des serinettes et chanter des roucoulades - Mozart est là ! - de même condamnerez-vous, au nom du respect qu'on doit à l'enfance, les élucubrations dont je viens de vous donner un affligeant aperçu.
Maxima debetur puero reverentia (*) Protégeons nos Marianne contre le béotisme des cuistres.

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(*) On doit le plus grand respect à l'enfance, si j'en crois la traduction des pages roses.

Je ne suis bien entendu pas l'auteur de cette lettre ouverte. On la doit à :
Louis Vauxcelles - Notes sur l'éducation des filles et la niaiserie des livres scolaires
Paru dans le quotidien Gil Blas, le 20 janvier 1910.


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