samedi 21 mai 2016

Considérations de stratégie et de contre-guérilla urbaine

Comme quoi passer sa nuit debout peut parfois amener à réfléchir sur les stratégies de contre-guérilla urbaine !
Puis on reprend les pleurnicheries habituelles... Ce serait une "une nouvelle technique de maintien de l’ordre que toute personne encore déterminée à prendre la rue dans ce pays doit considérer comme insupportable." Dommage... N'est pas Clausewitz qui veut



"Ce dispositif de maintien de l’ordre est surtout connu sous le terme anglais de kettle (« bouilloire ») ou kettling, la technique étant particulièrement prisée par la police de Sa Majesté." Libération, 3 mai 2016

Malgré les discours plaintifs des syndicats policiers concernant les ordres peu clairs, voire contradictoires, qu’ils recevraient, on peut noter depuis le début du mouvement contre la loi travail, en tout cas à Paris, une volonté de roder un dispositif de maintien de l’ordre relativement nouveau à cette échelle en France : le kettling (ou la « nasse »).


A plusieurs reprises, lors des manifestations, les unités de maintien de l’ordre (CRS ou Gendarmes mobiles) ont essayé d’encercler les manifestants. L’idée est ici d’isoler tout ou partie du cortège, afin éventuellement de l’immobiliser, d’arrêter certains de ses membres ou de provoquer sa dispersion au compte-goutte. Cette technique n’est pas née soudainement dans l’esprit retors de quelque stratège policier. Elle avait été expérimentée préalablement en France, dans des contextes différents (des rassemblements non-déclarés sur des places), comme lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010 à Lyon, ou lors de la mobilisation contre la COP21 (sous état d’urgence) en novembre dernier. Surtout, il s’agit d’une technique déjà utilisée par la police à l’étranger, notamment en Angleterre (où l’on a déjà vu des "nasses" durer près de 9h) ou au Canada (où l’on a déjà vu la police interpeller plus de 500 manifestants d’un coup).

Concernant le mouvement présent à Paris, la manoeuvre a été effectuée une première fois (et a partiellement réussi) le 5 avril. Ce matin-là, la manifestation lycéenne partie de Nation, avait été le théâtre de heurts impliquant les forces de police - qui avaient pris l’habitude de se positionner en grappes sur les côtés du cortège. Assez rapidement ces unités ont violemment chargé la manifestation, non pas dans le but de la disperser (avec des gaz lacrymogènes par exemple), mais au contraire pour « tasser » une partie des manifestants sur un côté de la rue, afin d’encercler une centaine de personnes (composant la partie certainement considérée comme la plus virulente du cortège). Une partie des personnes enfermées a réussi à s’enfuir en grimpant sur le toit d’un bâtiment en chantier. Les autres ont été maintenues encerclées. Le reste du cortège a été violemment incité à poursuivre sa route, et plus tard les policiers ont procédé à la dispersion du groupe encerclé, au compte-goutte ; une partie étant emmenée dans des cars de police (principalement pour vérification d’identité).

 La manoeuvre a été réitérée le 12 avril contre une manifestation sauvage de quelques centaines de personnes, partie (la nuit) de la place la République en direction du commissariat du 2e. Cette fois c’est la quasi intégralité du cortège qui s’est retrouvée encerclée. C’est une nouvelle fois un chantier qui a offert une porte de sortie aux enfermés. Le 14 avril, lorsque le cortège matinal des lycéens a rejoint le point de départ d’une nouvelle manifestation à Stalingrad, il a de nouveau été intégralement encerclé, avant d’être relâché sous les jets des gazeuzes. La manifestation de l’après-midi a été quasi intégralement entourée de lignes de CRS, qui laissaient cette fois le cortège avancer.

Mais c’est certainement le 28 avril et surtout le 1er mai que la police a le plus nettement cherché à tronçonner la manifestation en « petits » groupes (de quelques centaines de personnes), plus facilement maîtrisables.

COMMENT ?
Il faut distinguer deux situations.
 L’encerclement de l’intégralité des manifestants, qui a généralement lieu au point de départ (COP21) ou au point d’arrivée de la manifestation (commissariat du 2e ; Nation). La chose est relativement simple à mettre en oeuvre pour la police : le dispositif est déjà là, à tous les points de sortie de la place, et il suffit à un moment donné de resserrer les rangs policiers, et ainsi interdire l’accès et la sortie du rassemblement.
 Isoler et immobiliser tout ou partie de la manifestation alors qu’elle est déjà en mouvement. La police se met en situation de décider non seulement du parcours (on commençait à avoir l’habitude) mais aussi du rythme, de la tenue, et de la dispersion de la manifestation. Quand ça suffit, ça suffit : soit le cortège était déjà complètement encadré et il est tout simplement arrêté (avec le fantasme que, comme en Allemagne, la police puisse venir « prélever » des individus trop agités directement dans le cortège encerclé ) ; soit il était trop gros pour être complètement encadré et la police tente donc de le tronçonner (des morceaux plus petits étant plus facilement contrôlables).

POURQUOI ?
Nous sommes face à un mouvement dans lequel, très rapidement, dans les manifestations, les cortèges syndicaux ont été systématiquement dépassés. D’abord, par les cortèges « jeunes », qu’ils n’ont pas su encadrer et dans lesquels œuvraient des groupes de lycéens organisés. Ces groupes, déterminés à ne pas se laisser récupérer, conservent certains modes d’action normalement peu utilisés dans les manifestations ballon-saucisse (s’en prendre aux banques, faire des manifs sauvages, peinturlurer la police). A Paris, de manif en manif, ces cortèges « jeunes » sont devenus de plus en plus gros et hétérogènes (et les manoeuvres des SO ont été "contre-productive" : lorsqu’ils ont tapé des manifestants le 24 mars ; lorsqu’ils ont imprimé des rythmes de tortue, comme le 31 mars). Loin du fantasme d’un « cortège autonome, grimé en noir pour représenter le drapeau pirate » comme le récitait récemment un « expert », on a plutôt vu se former une tête de manif composée de… toutes les composantes du mouvement. Des cheveux blancs au milieu des lycéens, des jeunes qui hallucinent, des moi-à-mon-époque, des porteurs de drapeaux égarés, des anarchistes, des intermittents et des nuitsdeboutistes, beaucoup de chômeurs (puisqu’il y a beaucoup de chômage), des sudistes avec des cgtistes, des gens qui filment la police, d’autres qui la caillassent, des casseurs de pubs, des petits diables qui s’agitent dans leur coin, des harangueurs de foule, des foules qui n’aiment pas suivre les harangueurs de foule, des banderoles renforcées, des banderoles pas renforcées, des visages masqués (à gaz), d’autres découverts, des fioles de sérum phy par centaines, des gens obnubilés par la bac, des gens obnubilés par les trains, pas de clowns, des joueuses de tambour, des gens qui ne supportent plus - c’est viscéral - les uniformes, des fais-pas-ci-fais-pas-ca, des je-fais-ce-que-je-veux-(avec-mes-cheveux), des si-on-fait-rien-ils-feront-rien et tous les autres qui se marrent autour, mais des pacifistes et des casseurs, ça, non.

Pourquoi la police française abandonne une doctrine de maintien de l’ordre qui lui a si souvent réussi jusqu’à présent (on se tient à distance), pour se risquer à un nouvel exercice ? La mise au contact des policiers et des manifestants produit des blessés (de part et d’autres, mais surtout côté manifestants) et des images de violences (surtout à une époque où il est si simple de filmer/diffuser). C’est donc à la fois risqué (le « mort » que les politiques craignent depuis 68 - et surtout 86), et coûteux politiquement (accusations de violence d’une part, de non-maîtrise de la situation d’autre part).

 Ce « tournant » avait peut-être été décidé avant les manifestations de mars. En tout cas, il colle tout à fait à la situation décrite plus haut. Quand le cortège des « non-affiliés » devient le cortège principal ; quand il se révèle toujours plus hétérogène ; quand en son sein la détestation de la police se fait toujours plus grande ; quand il y a de plus en plus de gens équipés ; il faut réagir. « Non le mouvement n’échappe pas, de tous côtés, aux services d’ordres syndicaux, il y a simplement un groupe de gens, identifiables, identifiables d’ailleurs par la couleur de leurs habits et leurs pratiques, et ils sont tellement identifiables qu’on va les isoler, réellement, dans la manifestation elle-même. Regardez, ce sont eux, que nous encerclons. Quand à vous autres « manifestants lambda », vous êtes invités à poursuivre votre route, sans regarder. »

La pratique du kettling va de pair avec le discours de minimisation et d’identification de ce qu’il se passe dans les cortèges parisiens ; le discours sur les « quelques dizaines » de casseurs/black bloc/autonomes ; discours qui est l’absolu contraire de ce que l’on a vu grandir dans la rue ; mais qui correspond au rêve policier (la situation serait tellement plus simple à gérer) et médiatique (la situation serait tellement plus simple à expliquer).

COMMENT FAIRE ?
Pour l’instant, à Paris, la technique du kettling n’a pas très bien fonctionné, en tout cas lors des grosses manifestations du 31 mars, 28 avril, 1er mai. Le 28 avril la police a coupé le cortège, mais, notamment du fait de la configuration des lieux (un pont) elle a été contrainte de le faire au mauvais endroit du cortège. Elle s’est retrouvée prise en sandwich elle même, et a donc plutôt cherché à mettre un terme à cette situation en chassant la tête de cortège vers le point de dispersion final à grand coup de lacrymos (retour à des techniques plus « classiques »).

 Le 1er mai, elle a réussi à couper le cortège tout en ayant préalablement placé une ligne à l’avant. Elle a donc pris en sandwich une partie des manifestants (un millier). Mais elle n’a pas pu procéder à un encerclement complet, les lignes de policiers situés sur les trottoirs ayant été préalablement chassées par les manifestants. Surtout, c’est toujours le problème quand on essaye d’isoler quelque chose qui n’est pas si facilement identifiable : plusieurs centaines de personnes se sont massées de l’autre côté de la ligne de policiers (côté « cortège syndical »), en insistant fortement pour mettre fin à cette situation. Le cortège syndical ne pouvait pas abandonner la situation telle quelle (c’était prendre le risque de se retrouver bien seuls avec les gros ballons). La police a donc été contrainte de mettre fin à l’encerclement. Les syndicats policiers peuvent bien geindre après coup : que pouvaient-ils faire d’autre ?

La technique a donc échoué à se généraliser jusqu’à présent. Mais le désastre que constituerait la réussite d’une telle opération nous pend au nez (quand les cortèges seront moins fournis notamment ; ou quand certains syndicats se sentiront à nouveau la légitimité de se dissocier pratiquement).

Comment faire pour mettre en échec cette pratique ?
 empêcher la police de couper le cortège. Il y a déjà une grande attention des manifestants à cette question. Le 28 avril, une première tentative de couper le cortège a été empêchée relativement simplement. Le 1er mai, les manifestants (en tête) ont tout fait pour éviter l’incursion de lignes de policiers sur les côtés, avec un relatif succès (« pas de batards sur les trottoirs ! »). Mais avoir la certitude que la police ne puisse pas « couper » (même en situation d’affrontement, qui est le moment qu’elle privilégie généralement) exigerait un autre niveau d’organisation. Cela nécessiterait que des gens endossent cette tâche avec tout le matériel et les risques que cela implique. Mais le « cortège de tête » a t-il vraiment envie d’être un bloc hermétique (à la police, mais certainement aussi au reste) ? C’est-à-dire de s’enfermer derrière des banderoles, des casques et des bâtons – en somme, derrière un service d’ordre ? Jusqu’à présent c’est plutôt le caractère « lâche » (distendu) du cortège de tête qui a rendu complexe son isolement par la police.
 percer l’encerclement. Ceux et celles qui ont vu le 1er mai les CRS, avec leurs masques à gaz, boucliers contre boucliers, en double-ligne, gazer à la main, placer les batons en « position d’attaque » comme ils disent, savent que ce n’est pas possible dans l’état actuel des choses. L’avantage tactique (pour la police) de l’encerclement au contact c’est que les manifestants ne peuvent plus profiter de leur supériorité numérique. Percer la ligne, cela impliquerait donc d’être plus équipés et plus violents que les policiers eux-mêmes. On en revient au point précédent : c’est pousser le cortège de tête à s’isoler soi-même. En vérité, la nasse ne se brise pas facilement de l’intérieur : c’est à l’extérieur qu’elle est plus fragile, et c’est paradoxalement ceux qu’elle ne concerne pas qui sont les mieux placés pour agir. Ceux qui n’y sont pas pris, ou arrivent à en sortir, en se massant de l’autre côté des lignes policières, les fragilisent, et les inquiètent, tout en redonnant confiance aux gens nassés.
 augmenter le coût humain et politique d’un tel dispositif. Attendre que quelqu’un ne meure étouffé dans un mouvement de foule ; ou que quelqu’un pète un plomb et tue un policier. Ce serait vraiment complètement con (et cynique).

 Si on ne peut pas gagner le rapport de force en s’affrontant dans la rue et physiquement à ce dispositif (bien que, de manière circonstanciée, cela puisse parfois réussir ; on l’a vu), il faut le gagner politiquement. C’est à dire, annuler les effets politiques recherchés par une telle opération : terreur, isolement, dissociation. La nasse a pour but d’isoler (et de produire en les isolant) les « éléments le plus déterminés » : quand, comme le 1er mai, elle est remplie de gens de toute sorte, elle n’atteint pas ce but. Les policiers procèdent alors en général à un vidage sélectif et progressif de la nasse, en supposant que ceux qui partent en premier sont les plus effrayés, et donc les moins dangereux. C’est cette équation qu’il faut faire mentir : en restant nombreux dans la nasse, ou en laissant les gens ciblés par la police s’enfuir tant qu’il y a encore trop de gens pour procéder à des arrestations. De l’autre côté des lignes policières, ne pas s’arrêter de chanter, ne pas accepter de continuer à manifester tant que la nasse n’est pas levée, lancer de l’eau et des vivres par dessus les lignes quand la nasse dure longtemps et que la fatigue se fait sentir, bref, faire exister une relation forte entre l’intérieur et l’extérieur, tout cela contribue à déjouer l’opération politique de la nasse, à défaut de l’emporter militairement.

On n’a pas fini de parler de kettling et de nasse, dans ce mouvement et plus tard. Et il le faut. Mais à la condition de sortir la réflexion de l’angoisse. « Ho mon dieu, on va se faire nasser, on va se faire… ». C’est joyeusement que le cortège parti prendre l’apéro chez Valls chantait « On est encerclés, on est encerclés, on est, on est, on est encerclés », et c’est joyeusement que ceux qui s’étaient échappés étaient revenu faire pression de l’autre côté, jusqu’à obtenir la levée du dispositif. Un jour comme le 1er mai c’est toute la manifestation qui a subi cette stratégie policière. Il faut que se diffuse la connaissance de celle-ci, et son refus. Il faut que l’intimité avec la police qui nous est imposée dans les manifestations à Paris soit prise pour ce qu’elle est, non pas comme une « provocation », non pas comme une volonté de déclencher des heurts, mais comme la mise en place, petit à petit, d’une nouvelle technique de maintien de l’ordre que toute personne encore déterminée à prendre la rue dans ce pays doit considérer comme insupportable.

Source : lundi.am

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