Voir cet hommage que lui rend Scarfenti - Jean Malaquais, Cette profonde humanité - sur Article 11.
On connait encore moins ce pamphlet de Jean Malaquais publié par la revue marseillaise Cahiers du Sud en 1939
JEAN MALAQUAIS - JULIEN BENDA ET LA JUSTICE ABSTRAITE (1939)
M. Benda ne trouve rien d'étonnant dans le fait que l’historien déforme la vérité historique pour servir des intérêts de classe; c’est, admet-il, tout à fait naturel et dans la règle du jeu. Aussi, ce qui le gêne, ce n’est point que telle investigation historique aboutisse, en dernière analyse, à la défense d’un système d’intérêts plus ou moins avouables, mais que l’historien use d’une idéologie (par exemple du patriotisme) pour y dissimuler l’objet honteux de ses travaux.
Ainsi formulé, ce grief peut s’appliquer à tout métaphysicien en général et à M. Benda en particulier. En effet, si une théorie donnée ne constitue qu’un prétexte idéologique sous le couvert de quoi le penseur passe en fraude des visées temporelles, il apparaît immédiatement que tous les prétextes relevant de la même nature doivent se valoir, leur différenciation résumant maintes variantes d’une seule tendance causale.
À l’encontre de l’homme de science dont l’attitude est caractérisée par l’absence des mobiles moraux en relation avec l’objet de ses recherches, le philosophe échafaude à partir d’une morale. La méthode expérimentale, propre à la recherche scientifique pure (physique, chimique, biologie) étant interdite à la philosophie, il est difficile de considérer celle-ci comme une science exacte. Contrôler l’histoire consiste essentiellement à interpréter le passé à la lumière de certaines conceptions particulières à chaque école, et, quelle que soit par ailleurs l’honnêteté intellectuelle de l’historien, celui-ci ne peut éviter de projeter ses réflexes émotionnels (qu’il confond avec la vérité objective) dans son interprétation de l’histoire. Il semble que, finaliste, la pensée scientifique évolue en fonction de l’objet spécifique dont elle se propose l’étude, en dehors de toute considération idéologique : prenant pour point de départ l’élément pratique, elle le soumet à une analyse causale d’où toute image symbolique est bannie. Animiste, la pensée philosophique évolue en fonction d’une ou de plusieurs valeurs préexistantes, à quoi les faits doivent se plier. Encore : alors que la « vérité » du savant est toujours concrète, spécifique, la « vérité » du philosophe est abstraite, éternelle. La recherche de la « vérité » est par lui subordonnée à une série de concepts préétablis, qu’il reconnaît implicitement comme « supérieurs » et absolus dans leur essence, et dont il se sert pour formuler des lois.
On peut affirmer que le processus de la pensée animiste n’est presque jamais conscient des mobiles qui l’inspirent. En rappelant aux clercs qu’ils défendent des intérêts de classe à l’abri d’un bouclier idéologique, M. Benda ne veut pas dire que ces penseurs soient conscients de leur démarche. Marx écrit quelque part que les hommes croient combattre pour la vérité, la liberté, le droit, alors qu’en réalité ils s’intéressent à l’infanterie, à la cavalerie, à l’artillerie ; cinquante ans plus tard, Sigmund Freud définissait sous les termes génériques de rationalisation et de substitution ce déguisement de mobiles matériels sous des motifs plus respectables. Or, la philosophie de M. Benda est, comme celle des clercs « impurs », ceinte d’une écharpe idéologique dont il est permis de se demander si elle ne masque pas les mêmes objectifs inavouables qu’il condamne par ailleurs. Si l’idée Idée, ou l’idée Patrie constituent un paravent de respectabilité derrière quoi peuvent se satisfaire des désirs ignorés ou conscients, il apparaît difficilement réfutable qu’il en soit différemment quant à l’idée Justice abstraite. Et bien que M. Benda prenne la précaution de proclamer que son éthique procède de la seule logique pure (précaution élémentaire ; nul métaphysicien ne se fait faute d’insister sur sa propre objectivité. Je noterai cependant qu’il me paraît extrêmement aventureux de bâtir logiquement sur un concept abstrait) et qu’il a horreur de se souiller d’aucune passion pour un objet terrestre, rien ne prouve que la division arbitraire de l’humanité en clercs et en laïcs, ainsi que l’imputation de tous nos maux à la laïcisation des clercs, ne soit un prétexte apparenté à tous les autres prétextes idéologiques destinés à couvrir de fleurs des entreprises malodorantes. En toute honnêteté… et, me faisant l’écho du maître, je pourrais m’écrier : « M. Benda, il est naturel que vous défendiez les intérêts de classe ; c’est dans la règle du jeu. Mais pourquoi, diable, le faites-vous sous le couvert de la justice abstraite ? »
Dès lors qu’un penseur fait intervenir une idéologie dans son interprétation du monde, l’explication qu’il en fournit est nécessairement faussée : au lieu de s’attacher à dégager la causalité des faits, il se sert de ceux-ci pour le plus grand triomphe de sa chapelle particulière. Aussi, imaginant traduire des lois transcendantes, le penseur animiste collabore à la conservation – sinon à la divinisation – de vieilles valeurs traditionnelles de classe. Mais, quelle que soit la motivation inconsciente qui l’amène à ériger en système une suite de concepts, il est évident que sa métaphysique correspond chez le penseur à la vision qu’il se fait de la réalité, cette vision fût-elle des plus abstraites. Nulle philosophie n’est suffisamment « platonique », suffisamment gratuite, pour se désintéresser de son propre objet. Il n’est, par conséquent pas d’école qui ne soit entachée de partialité ; on veut dire qui ne soit aussi l’expression des préférences intimes de son auteur, de ses convictions personnelles que, naturellement, il identifie avec l’objectivité en tant que telle. La métaphysique érigée en système d’explication du monde apparaît ainsi organiquement partisane, organiquement militante, vouée, par sa nature à défendre une série de valeurs qu’elle fait siennes, et par le truchement de quoi s’expriment, entre autres, les réflexes émotionnels du penseur.
Ce docteur qui soutient que sa philosophie se trouve être expurgée du moindre contenu émotionnel se révèle donc doublement inconscient. Au demeurant, et malgré la gloire qu’il se fait de raisonner contre tout mouvement de cœur, mettant au service de l’idée de la justice abstraite une logique étrangère à la plus élémentaire démarche sentimentale (1) au demeurant M. Benda est un des philosophes les plus affectifs que l’histoire connaisse : sa passion partisane s’étale dans chacune de ses phrases, quoi qu’il en ait. La première victime d’une philosophie étant le philosophe lui-même, la cléricature dont M. Benda s’est fait l’apôtre exigeait qu’il refoulât au plus secret de son inconscient les pulsations de son cœur. Cet homme sensible et probablement bon s’est confectionné un masque d’insensible et d’inhumain ; il s’est fait à l’image de son mythe. « J’aime, dit-il, dans les jardins, la gravité des jeunes femmes qui poussent une voiture d’enfant. J’aime ces êtres naïvement, sans orgueil de l’esprit, sans penser qu’étant clerc et libre de leurs attaches, je leur sois supérieur. Je pense parfois le contraire […] L’avouerai-je, j’éprouve au fond du cœur de l’amour pour ce monde terrestre, pour ses larmes, ses égoïsmes, ses dévouements, en ce vouloir vivre que ma métaphysique condamne. » Que sa métaphysique condamne… La cléricature s’éclaire ici d’un jour singulier comme étant le résultat d’un compromis entre l’homme en tant que tel et sa fonction sociale.
Il déborde de passions ; il est la passion faite homme. Qu’il suffise de rappeler comment ce « réfractaire » exprime sa haine très laïque lorsque, candidement, il confesse son désir d’exterminer le peuple allemand, en appuyant sur un bouton SVP. M. Benda se rend d’ailleurs si parfaitement compte de l’incompatibilité entre son enseignement idéologique et sa démarche temporelle qu’il est ravi de nous apprendre que, s’il prend partie pour une cause laïque, c’est que cette cause lui aura paru « coïncider avec celle de la justice abstraite » ; de même, s’il est de « gauche », c’est que la justice s’y trouve être (comme par hasard). On est en droit de se demander quel critérium autorise M. Benda à décréter de telles coïncidences… Mais bien que ces adhésions constituent une véritable libération psychique, il n’en demeure pas moins que c’est à l’aide d’une telle dialectique, on ne peut plus suspecte, qu’Ignace de Loyola avait coutume d’amalgamer intérêts divins et politique de bas étage. « Nous ne demandons pas au chrétien, écrit M. Benda, de ne point violer la foi chrétienne ; nous lui demandons, s’il la viole, de savoir qu’il la viole. » Il cite un mot du cardinal Lavigerie auquel on demandait ce qu’il ferait si l’on souffletait sa joue droite : « Je sais bien ce que je devrais faire, mais je ne sais pas ce que je ferais. » Et M. Benda de s’écrier : « Celui qui parle ainsi peut se livrer à toutes les violences, il maintient la morale chrétienne. » Si certains régimes exaltent l’homme tout en détruisant jusqu’au sentiment de la dignité humaine, ils peuvent le faire : ils maintiennent la morale. Dans le même ouvrage, on lit : « Grâce à eux [aux clercs incarnés : Malebranche, Érasme, Bossuet, etc.], on peut dire que, pendant deux mille ans, l’humanité faisait le mal mais honorait le bien » (2) ajoutant que c’est là le titre de gloire le plus authentique de la civilisation. Aussi, l’essentiel consistant à sauver le dogme du bien (que M. Benda considère comme valeur ad honores et non pas en tant qu’estimation relative et spécifique), le philosophe absout d’avance tous les crimes dès lors qu’une certaine norme d’idéalité et d’inviolable vertu demeure respectée. Ce qu’il reproche aux clercs, ce n’est pas leur passion partisane – puisque aussi bien il reconnaît que c’est dans la nature des choses – mais de faire croire que leur attitude est conforme à leur état de clercs ; il leur donne licence d’agir en fonction de l’objet de leur passion, mais il s’offusque qu’en ce faisant ils prétendent servir le bien ou la justice : c’est faire preuve d’impiété et d’immoralité car « les actes […] ne sont rien, le jugement des actes est tout. » Bossuet, ce modèle des clercs, se solidarisant – en les couvrant – avec les violences de Louis XIV, se gardera de faire intervenir des valeurs morales pour étayer la cause peu cléricale dont il se fait le complice. Approuvez, si tel est votre intérêt, le bombardement des villes ouvertes, l’extermination des populations civiles, les farces judiciaires de Moscou ; mais ne dites pas que vous servez la justice. Faites le mal, mais honorez le bien. Évitez, en commettant des actes de brigandage, d’invoquer la Vierge.
Il n’y aurait apparemment rien à redire à ce digne langage, sauf que cette belle rhétorique est, elle aussi, destinée à donner le change ; ce sont là, au même titre que toutes les références à des motifs honorables, les termes habituels de l’escroquerie morale (3). Bandit corse, je dirais à M. Benda : « À la bonne vôtre ! Si je devais renoncer à invoquer la Madone tout en étripant mes victimes, je perdrais ma clientèle ; autant me demander de devenir enfant de chœur. » Clerc, je dirais : « Moi, clerc japonais, j’envahis la Chine au nom de la paix en Asie orientale ; moi, clerc allemand, j’investis la Tchéquie au nom du droit des gens ; moi, clerc français, je proteste contre l’évacuation de la Rhénanie (en 1926), au nom des intérêts bien compris de la patrie, et j’approuve la remilitarisation de la Rhénanie (en 1937), toujours au nom de ces intérêts bien compris. Et cætera. Exactement comme vous, ô moraliste, qui exterminez 75 millions d’hommes au nom de la justice abstraite. Comme vous, j’agis sous le couvert d’une idéologie en vue de satisfaire – il se peut bien, après tout, puisque vous l’affirmez – des désirs sordidement matérialistes. Mais si je trahis mon état de clerc, à supposer que cet état ait jamais existé, ne craignez rien : je suis avec vous. Seul nous différencie le prétexte que chacun invoque pour sa part. Nous sommes entre compères.
Ce « mathématicien » est extraordinairement perméable à la pitié, à l’amour, à la haine, qui prétend vivre selon la seule loi de la raison. Ce logicien est extraordinairement sensible à la critique, qui aime à soutenir que nulle critique ne saurait lui faire quitter son Olympe, sauf toutefois celle qui réussirait à découvrir des contradictions dans son enseignement.
Contradiction. M. Benda en est le vivant symbole. Il reproche aux clercs de se laïciser, et lui-même est un laïc qui peut en remontrer à plus d’un quant à la virtuosité en matière de militantisme agressif (qu’il le reconnaisse ne saurait en rien changer la matérialité du fait) ; il leur fait grief de se souiller de politique, et son œuvre entière est un ensemble politique cohérent ; il s’élève contre l’exaltation de l’instinct et de l’inconscient, et il n’a pas conscience de ce que son idéologie est une carapace panthéiste dont, instinctivement, il se sert pour protéger des valeurs temporelles ; il proteste contre l’enseignement selon quoi il n’est pas d’activité non-pratique, et la sienne est pratique jusque dans ses derniers retranchements ; il réprouve le zèle que mettent à défendre les intérêts de la société ceux qui ont « la charge des intérêts de l’esprit », et le génie que lui-même déploie à cet effet est digne d’admiration ; il voue Barrès aux gémonies parce que l’auteur des Déracinés estime que « toutes les questions doivent être résolues par rapport à la France » et que « la patrie eut-elle tort, il faut lui donner raison », alors que M. Benda lui-même et sa justice abstraite se rangent infailliblement du côté de toutes les entreprises de la France dès lors que les intérêts de celle-ci, en tant que nation, sont en jeu ; « la haine de la justice a pris le masque de l’amour », dit-il, alors qu’il applique le masque de la justice aux iniquités qui lui agréent ; « Je hais le dogme de la souveraineté du but, quel qu’il soit », proclame-t-il, alors qu’il prétend tout soumettre au dogme de la justice abstraite. Et cætera.
Mais, surtout, M. Benda est passionnément nationaliste : au sens le plus péjoratif que lui-même attache à ce terme. Son idéologie animiste de la justice et de la morale immatérielles devient d’une remarquable souplesse aussitôt qu’appliquée à la France. Plus : son éthique est conçue en fonction directe des intérêts (du reste, tels qu’il les entend, lui) de celle-ci. En vérité, il est rare d’observer philosophe moins apte aux généralisations objectives, à la « gratuité ». M. Benda trouvera que toujours l’impérialisme français couche avec la justice abstraite, il découvrira toujours un biais par où identifier justice et France, morale et France ; on ne peut s’empêcher de penser que, s’il eût été japonais ou néo-zélandais, il les eût identifiées au Japon, à la Nouvelle-Zélande. L’Allemagne ne connaît point d’ennemi plus implacablement « héréditaire » que lui, et jamais il ne manque de s’en prendre à elle. « Le clerc nationaliste est essentiellement une invention allemande », proclame-t-il imprudemment, se décernant ainsi un brevet de maudite provenance. M. Benda néglige que le sentiment nationaliste s’éveille chez les peuples qui les premiers sont organisés en nation, et il est significatif que la passion partisane de ce docteur paraisse l’aveugler au point qu’il oublie ses propres déductions, fort judicieuses, lorsqu’il note que les régions où le pur spéculatif s’est maintenu le plus longtemps semblent être l’Allemagne et l’Italie, c’est-à-dire celles qui se sont le plus tard nationalisées… « En effet, le sentiment national connut en France un haut point d’exaltation dès 1792, alors que l’unification politique-nationale de l’Allemagne devait se produire près d’un siècle plus tard. C’est encore M. Benda qui remarque qu’en 1866 les catholiques allemands souhaitaient la défaite de l’Allemagne (4). Il est intéressant de citer ici une phrase de Bainville à titre de simple rapprochement et, avec la plus grande circonspection qui s’impose lorsque l’on se réfère en matière d’histoire à cet auteur – où il est question de « mouvements de patriotisme dont le peuple français est coutumier […] au siècle de Louis XIII. »
Entre l’attitude des clercs traîtres à leur état et la sienne, la différence est purement formelle : elle est dans le verbe. Alors que les premiers, dans un élan de naïveté, ou, plus rarement, d’honnêteté intellectuelle, avouent parfois qu’ils sont jusqu’au cou au service de vils intérêts, M. Benda, lui, ne se libère jamais assez pour franchir le cap de quelquesmea culpa dits sur le ton badin. On ne voit pas bien de quel droit moral ce docteur reprocherait leur zèle à un Barrès, à un Sorel, lui qui est le plus zélateur d’entre les zélateurs. « Je donne toujours raison à ma patrie, même si elle a tort… » M. Benda n’en fait pas moins ; il lui donnera raison même si elle a dix fois tort. Mais, ô horreur ! jamais phrase pareille ne sortira de sa plume : M. Benda n’aime pas qu’on le surprenne à servir, à niveler le chemin aux intérêts séculiers. Il foulera sa justice aux pieds, il salira la blancheur de son dogme, décrétera moral l’immoral, vrai le faux, gratuite la rapine, dès lors que la France sera de la partie. Ce « régulier dans le siècle » sera irrégulier jusque dans son âme, tout en appelant traîtres ses confrères dont beaucoup n’avaient jamais prétendu au sublime désintéressement ; à ce désintéressement qui est, dit-il, sa règle d’or. « Si la France eût entrepris une guerre injuste, j’eusse probablement nourri la faiblesse de souhaiter tout bas son triomphe (5) ». Souhaiter tout bas ce qu’on condamne tout haut, étayer de son autorité doctorale les pires exactions, il se peut, à la rigueur, que M. Benda le fasse sans la vue de la récompense, mais on ne peut s’empêcher de songer avec ironie à Jean-Jacques Rousseau : « Jamais on ne me verra, prévaricateur de la vérité, plier mes maximes à ma conduite. » Combien mieux nous aimons l’honnête et grosse franchise d’un Barrès.
Il serait humilié, dit M. Benda, dans sa vanité nationale, de ne point appartenir à une grande nation militaire (sans doute que la « justice » s’inculque mieux à l’aide des canons). De ces infidélités à l’état clérical, lesquelles venant de lui, ne sont plus que « pudeur », M. Benda demande pardon à son problématique élève. Celui-ci eût-il jamais existé, ne pardonnera plus. Cet élève, je l’imagine coolie chinois ! ou juif roumain, ou fellah égyptien, jeune, ardent, assoiffé de justice divine. Son bon maître lui ayant dit un jour qu’il est un cas « où l’on peut, sans trop faillir à l’état de clerc, accepter une nation ; c’est si elle est la France », il voulait s’embarquer pour cet heureux pays. Mais, n’ayant pu obtenir le visa, il mourut de chagrin.
Les hommes qui défendent leur pays pour cette simple raison que ce pays est leur, M. Benda dit qu’ils sont des patriotes irrationnels ; car seul est patriote rationnel celui qui combat au nom d’un principe moral. Mais, comme son principe moral finit toujours – par un curieux processus métaphysique dont on aimerait à connaître le cheminement – par épouser les intérêts d’un nationalisme exacerbé, la différence est d’un ordre purement quantitatif.
C’est aussi un clerc casqué ; en plus fin toutefois, en plus raffiné qu’un abbé Sertillanges, que le barde Déroulède.
Rejoignant les nationalistes intégraux, il regrette qu’en 1918 les Alliés n’eussent point effacé l’Allemagne de la carte du monde. Lors des événements de septembre-octobre 1938, M. Benda rejoignit dans leur haine du nazisme les va-t’en-guerre staliniens, prêt à souscrire des deux mains au carnage universel. Il alla jusqu’à démissionner du « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes » parce que cette organisation avait eu le front d’éditer un manifeste pacifiste. On vit M. Benda abandonner le « rationalisme » et n’obéir plus qu’à des sentiments de haine qu’il confond dans son esprit avec les intérêts de la France. Tel ce réfugié, encore frissonnant au souvenir du pillage de sa boutique, qui mélange bonneterie et morale, rancœur personnelle et justice divine.
Cet adulateur de la démocratie, laquelle, estime-t-il, laisse intacte la liberté individuelle de l’homme, eût voulu faire déférer au Conseil de guerre deux jeunes filles qu’il avait rencontrées en août 1914, allant leur raquette sous le bras jouer au tennis : parce qu’elles pensaient à autre chose qu’au salut de l’État.
Où, cette fois-ci, c’est l’État qui incarne la justice abstraite.
Parlant du fascisme : « Pour moi, je tiens que, par sa morale, la collectivité allemande moderne est une des pestes du monde », et que, « par leurs actes et plus encore leurs dogmes, certains peuples se sont mis hors de l’humanité. » Mais, « si la France venait là se donner au fascisme, je la quitterais, mais n’irais pas, comme d’autres, travailler à l’étranger contre le gouvernement de ma nation. »
Ces deux propositions sont à tel point mal sonnantes qu’on est porté à se demander si ce docteur n’est pas en train de contracter une assurance sur l’avenir. « Dites tout de suite que je suis un lâche ! », s’écria-t-il lorsque je lui avais fait cette remarque.
« Je le demande, écrivait Clémenceau, quelle est donc la nation qui jamais a prétendu faire une guerre qui ne fut pas simplement défensive ? Une nation qui veut faire la guerre est toujours en état de légitime défense. »
Depuis qu’il y a des nations et des guerres.
La paille et la poutre.
Chez lui, l’adoration du beau et du divin s’amalgame à tel point avec le fanatisme national qu’il ne le condamne que chez les autres. Avec la ténacité des fanatiques, il persiste à confondre les intérêts séculiers de la France et la morale dont il s’est fait le prophète. Mais il se scandalise que d’autres en fassent autant, chacun avec sa morale respective. Il débusque avec une rare intelligence les motifs égoïstes tapis sous l’oripeau idéologique de ses confrères, surtout si ceux-ci sont Allemands, Cosaques, Chipeways ou Niam Niams sans jamais se demander si son dogme à lui ne procède point de la même nature. Ce pourfendeur de l’inconscient est étonnamment dupe de lui-même.
L’incapacité presque organique de s’élever de la passion au jugement dont fait preuve cet apologiste de la raison est à nulle autre pareille. Elle se dévoile avec une clarté on ne peut plus désirable lorsque ce docteur avoue son désir de voir physiquement exterminés tous ceux dont la morale, pense-t-il, est contraire à la sienne. Abstraction faite que la morale qu’il croit néfaste traduit, sous une imagerie différente, des mobiles refoulés identiques à ceux qui motivent sa propre morale, il est évident – et combien significatif – que cet aveu constitue l’expression passionnelle à l’état pur d’un sentiment qui ne doit rien à un processus d’investigation rationnelle. Il tombe en effet sous le sens qu’une pensée finaliste, ou même simplement logique, s’abstiendra de condamner sur l’aspect extérieur, seul visible, seul palpable, d’une « peste » ; elle s’attaquera au noyau du mal, cherchant à déterminer sa causalité intrinsèque. Un penseur qui raisonne autrement qu’avec ses sentiments saura que telle morale, qu’il réprouve, étant engendrée par tel mécanisme de faits parfaitement décelables, il y a lieu non pas d’occire un nombre astronomique d’individus, qui ne font que subir, mais de s’en prendre aux sources du mal, malgré et contre tous les dogmes moraux ou pragmatiques. Or, précisément, l’objet naturel de la philosophie de M. Benda consiste essentiellement – et quoi qu’il en ait – à dérober aux yeux du vulgaire l’origine de ses déboires ; à lui montrer l’effet, sans toucher aux causes ; à lui faire prendre des vessies pour des lanternes ; à lui désigner l’ennemi là où il n’est pas, où il ne peut être.
Ce en quoi son enseignement est au service de ce qu’il s’imagine honnir.
Jusque et y compris dans ses contritions, ce docteur se fait l’auxiliaire des intérêts terrestres, plus précisément l’auxiliaire de ceux qui socialement les détiennent. Une quantité impressionnante d’idéologies, les unes plus ingénieuses que les autres, ont servi et servent toujours à faire accepter aux humbles des iniquités qui eussent été depuis longtemps réduites à néant, n’était la parure morale dont on les revêt. Le rôle inconscient des idéologues consiste à faire dévier la révolte des opprimés vers des objectifs illusoires ; soit à leur promettre une compensation extraterrestre ; soit à les persuader que la justice n’est pas de ce monde, et que la lutte en vue d’obtenir un minimum d’équité est d’avance vouée à l’échec. « Je me demande si l’humanité, en se rangeant aujourd’hui à ce régime, ne trouve pas sa véritable loi et n’adopte pas enfin la vraie table de valeurs qu’appelle son essence. » Se drapant dans la sainteté du « désintéressement », M. Benda se croit d’autant plus généreux à reconnaître l’incompatibilité de sa philosophie avec la vie, que la fonction spécifique (j’allais dire : mécanique) de son enseignement se résume dans cette morale : la justice est une pure spéculation de l’esprit, absolument étrangère aux choses de ce monde, c’est une valeur abstraite, en dehors et en deçà des possibilités humaines ; clerc, je me dois de la hisser au-dessus des vaines agitations terrestres ; il faut de tout dans un monde, moi je suis le prêtre d’un symbole éthéré ; aussi, vous avez tort de vouloir ramener la justice à votre échelle d’hommes : la justice n’est pas, c’est un conte des Mille et Une nuits ; votre lutte est inopérante, vos combats utopiques, on n’embroche pas une ombre sur le fil d’une épée ; du reste, vous n’en êtes pas dignes car « j’aurai inventorié au mieux que possible l’impiété de mon époque en laissant assez bien entendre qu’il n’y a guère à y faire » (6).
On voit comment M. Benda apporte sa pelletée de ciment au « violent perfectionnement des volontés réalistes ». La loi de ces « volontés réalistes » est de ne jamais se montrer à visage découvert, leur efficacité étant à ce prix. Le travestissement est leur condition d’être, leur condition sine qua non. Leur emprise est telle, leur voracité telle qu’il leur faut plus d’un faux-nez pour s’y dissimuler. Comme on découvre au fond d’une corolle un nid de parasites, il faut écarter les pétales de la rhétorique cléricale pour y reconnaître le bacille temporel.
Les critiques qui reprochent à M. Benda qu’il n’est point « dans la vie » renforcent sa thèse. Être plongé tout entier dans le bain et prétendre ne point y être, c’est la suprême tromperie.
NOTES
(1) À comparer avec cette remarque contenue dans l’Esquisse d’une Histoire des Français : « Ce ne sont point les idées qui provoquent les sentiments, mais au contraire les sentiments qui provoquent les idées. » Quoique incomplète (les sentiments sont à leur tour provoqués par les faits concrets), cette proposition, comme tant d’autres, souligne les contradictions dont déborde l’éthique de M. Benda. À rapprocher encore cette parole de Vauvenargues, que M. Benda trouve admirable : « Les passions ont appris aux hommes la raison ».
(2) La Trahison des Clercs, Grasset, 1990.
(3) « Il est remarquable qu’une philosophie prenne les mœurs des partis », note M. Benda. En effet.
(4) Ce pieux souhait ne résultait point, comme le fait entendre M. Benda, de la passion cléricale des catholiques allemands d’alors, qui, soit disant, auraient vu dans la défaite de leur pays l’accomplissement d’une justice immanente dont, en vérité, ils se souciaient fort peu. Plus prosaïquement, leur désir était de voir crouler un système de gouvernement qui, par sa structure semi-féodale, s’opposait à l’expansion d’une économie déjà hautement développée. En effet, la structure politico-juridique de l’État allemand des années 1870 était extrêmement retardataire. Représentant la grosse industrie et le commerce, les catholiques allemands, au lieu d’honorer le bien, songeaient aux barrières douanières, au parlementarisme, à l’enseignement obligatoire qui leur eût permis de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée, etc. Que la poursuite de leurs intérêts séculiers s’exprimât par le canal des passions idéalistes, à cela quoi de plus normal ? Le philosophe et le catholique donneront toujours telle interprétation métaphysique et chrétienne qu’il faudra pour extérioriser sous un jour respectable leurs mobiles dissimulés : c’est à l’historien et au psychiatre de déceler la nature profonde de leur démarche. Au reste, comme les émigrés souhaitaient la défaite de la France afin de reprendre leurs privilèges féodaux, de même, ces bons Allemands aspiraient à la défaite de l’Allemagne afin d’acquérir des privilèges nouveaux. (À remarquer que si M. Benda trouve les premiers proprement abjects, les seconds jouissent de toute sa sympathie : il est moral, il est juste de trahir l’Allemagne.)
(5) C’est moi qui souligne.
(6) Car, « quelque inégalité, dit Bossuet, qui paraisse entre les conditions des hommes, il ne peut y avoir grande différence entre de la boue et de la boue ». Remplacez boue par fèces, et vous aurez toute l’éthique L. F. Céline.
Jean Malaquais
On pourra aussi lire, toujours de Jean Malaquais, Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel.
C'est ici :
https://lavigue.blogspot.fr/2017/01/louis-aragon-un-patriote-servile.html
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