samedi 4 mars 2017

Dis grand-père, c'était quoi la gauche ?

Si tu avais appris à lire, tu pourrais lire ça !


Dionys MASCOLO – Sur le sens et l’usage du mot « gauche »
Ce qui empêche l'homme qui se dit de gauche d'être un révolutionnaire, c'est précisément qu'il ait de l'homme une idée préconçue (...)






Dionys MASCOLO – Sur le sens et l’usage du mot « gauche » (Les Temps Modernes – 1955)
Même au sens strict, le mot n'est pas si clair. À l'origine, en tout cas, il est péjoratif. Gauche signifie d'abord dévié, tordu, mal fait, d'où maladroit, et de là viendrait que le côté du corps où se trouve le bras le plus faible, dit-on (et le cœur, a-t-on soin d'ajouter, pour tenir compte du cas des gauchers), ait été désigné par ce mot. C'est là du moins ce que les dictionnaires ont trouvé pour définir le côté gauche. Comme on voit, cette définition ne correspond pas à l'usage réel du mot, qui sert à nommer une orientation de l'espace que l'on occupe, sans plus.
L'emploi politique du mot, lui, est d'origine nettement accidentelle. La gauche a été ainsi appelée, en France tout d'abord, parce qu'elle (c'est-à-dire les partis de l'opposition) était placée à la gauche du président de l'assemblée (dès la Constituante, semble-t-il). Dans d'autres assemblées, bien entendu, c'était l'inverse. Mais, autre curiosité, la gauche politique ne se laisse guère mieux définir que le côté gauche, qui a servi fortuitement à la désigner. L'emploi du mot est cependant courant, et gauche et droite, en politique, passent pour vouloir dire quelque chose d'aussi précis que ce que veulent dire gauche et droite lorsqu'il s'agit de s'orienter concrètement dans l'espace. Cela est immédiatement compris, sans examen. S'agissant des hommes pris en particulier, par exemple, le mot fait partie des caractères pour ainsi dire anthropométriques de chacun, à quoi nous sommes tous tenus de fournir une réponse.
Cet accord sur le mot recouvre tous les désaccords possibles. On croit s'entendre à demi-mot quand on a dit de gauche. Mais si gauche est un demi-mot en effet, et non un mot entier, il joue pourtant le rôle d'un vrai mot. D'où les malentendus, la confusion, dans un ordre de choses où la confusion ne par- donne pas. Est-il de gauche, est-il de droite, cela sous-entend trop souvent : est-il bon, est-il méchant. Et l'on se fait trop d'illusions, ou l'on a trop envie de ne pas passer pour méchant. Trop nombreux sont par suite ceux qui se croient « irréprochablement », résolument de gauche, et ne le sont nullement avec le minimum de netteté (le moindre élan du cœur leur en paraît une preuve irrécusable), mais ne comprennent pas pourquoi ils ne le seraient pas, et se demandent ce qu'il faudrait bien faire pour l'être vraiment. Et d'autre part trop nombreux ceux qui sont de gauche comme ils respirent, et ne le savent pas, ou n'oseraient jamais penser que c'est cela « être de gauche», et en viennent à se soupçonner d'être mauvais, et se laissent aller à la honte.
Sont également de gauche en effet -peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n'ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris... Ils ont cependant en commun d'être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit« déchirée ».Il est dans la nature de la gauche d'être déchirée. Cela n'est nullement vrai de la droite, malgré ce qu'une logique trop naïve donnerait à penser. C'est que la droite est faite d'acceptation, et que l'acceptation est toujours l'acceptation de ce qui est, l'état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d'un certain type d'homme, le penseur, pour peu qu'il soit favorisé de la fatigue): l'évidence et la fermeté de ce qui est. Ce ne sont presque jamais exactement les mêmes choses qu'on refuse (il faudrait pouvoir tout refuser, pour être sûr, donc ne pas vivre). On essayera de préciser ce que c'est qui est constamment refusé dans tout refus« de gauche».
Et d'abord, il n'est pas question de condamner l'emploi de ce mot incertain. Son incertitude même est riche. C'est Alain qui disait: « Lorsque je m'entends demander : qu'est-ce que gauche ou droite? je comprends aussitôt que j'ai affaire à un homme de droite». Voilà la sensibilité de gauche. Alain était de gauche assurément. Même, radical-socialiste. Et tout est clair à ce niveau, en effet.
Tout est clair à ce niveau. Mais quel est au juste ce niveau où tout est clair? Nul autre que celui du libéralisme bourgeois. À la réflexion, l'auteur de ce mot, qui exprime si bien la sensibilité de gauche, n'était-il pas plutôt de droite ? Il paraît établi qu'il fut toujours réactionnaire. L'emploi correct du mot gauche ne serait donc possible qu'à un niveau d'appartenance certaine à la bourgeoisie. On peut être un bourgeois de gauche ou de droite, plus à gauche ou plus à droite, plus ou moins réactionnaire. Le mot de gauche, en tout cas, n'a de contenu qu'appliqué à une certaine manière d'être bourgeois. Cela revient à dire que ce qui distingue droite et gauche est toujours superficiel, arbitraire, hasardeux: de l'ordre de l'opinion. Entre tant d'opinions contraires, et si fondamentalement complices entre elles, il est tout à fait impossible de choisir. Aucune n'a de sens, ou chacune si peu de sens que celui qui accepte d'entrer dans le jeu de pareilles disputes risque constamment de se trouver entraîné à soutenir plutôt l'opinion de droite que l'autre, bien contre son gré, et sans nulle vérité : on est alors dans la triste horreur d'une de ces profondes nuits où toutes les vaches sont grises. Ce serait beaucoup trop peu de dire que les questions sont mal posées lorsqu'elles le sont en termes de gauche et de droite. Dans ces termes, elles ne sont pas réellement posées. S'il est permis de dire que toute véritable exigence intellectuelle doit mener en principe à une position de gauche, comme on croit, l'exigence intellectuelle qui ne fait que s'appliquer à un problème particulier peut bien conduire à une position de gauche en face de ce problème particulier en effet, mais il lui est impossible d'en rester là, de se contenter d'être cela : position de gauche en face de ce problème, sans cesser précisément d'être une exigence intellectuelle et devenir une opinion, et rien de plus. Or chacun sait que de telles opinions de gauche peuvent indéfiniment s'accumuler dans les esprits sans jamais y provoquer de véritable révision. L'extrême saturation permet tout juste de devenir le « sympathisant » des révolutionnaires - car c'est de révolution qu'il s'agit: c'est par rapport au projet révolutionnaire que la gauche laisse voir son sens, et non par rapport à la droite - posture où l'on peut se fixer, comme au bord d'un vide où l'on sait bien qu'on ne se jettera pas, quand même ou s'obstinerait à en savourer l'attirance sa vie durant. Ce n'est pas la quantité des positions de gauche successivement prises qui permet d'accéder finalement à la position révolutionnaire, comme si celle-ci devait n'être que leur somme. Passer de la saturation de gauche à la position révolutionnaire exige encore un acte qualitatif, véritable conversion aux yeux même d'hommes de gauche saturés, autant qu'il est possible, mais qu'un tel acte effraie. En ce sens, il importe peu de voir accumuler les positions de gauche, si le principe commun à chacune de ces positions reste inaperçu, ou n'est pas reconnu, puisque c'est en cette reconnaissance que consiste justement l'acte de conscience que l'extrême saturation ne permettra jamais elle-même d'accomplir. En deçà de cet acte, il y a finalement, entre la gauche qui s'entretient comme gauche et la révolution, une opposition plus radicale qu'entre la moyenne des opinions qui constituent la gauche et celles qui constituent la droite. Jamais par exemple un révolutionnaire ne s'avisera de dire qu'il est de gauche. Si l'emploi du mot marque une frontière, c'est la frontière entre ce qui est consciemment révolutionnaire et ce qui ne l'est pas, bien plus que la frontière entre ce qui est de gauche et ce qui est de droite. Cette dernière frontière est mouvante, ne se laisse pas dessiner. Et quel révolutionnaire parlera de Gauche française, pour dire le rassemblement idéal des révolutionnaires (appelés alors« l'extrême gauche») avec les non-révolutionnaires, ou bourgeois, qui sont de gauche ? Quitte à nuancer cela plus loin, on dira : de même qu'Alain voyait immédiatement en celui qui cherche à nier le sens de la distinction gauche-droite un homme de droite, de même le révolutionnaire reconnaît immédiatement en ceux qui pensent en termes de gauche et de droite des hommes qui ne sont pas des révolutionnaires, des bourgeois, fussent-ils de gauche. Après tout, ces disputes sont les leurs, non les siennes. La distinction gauche droite a donc un seul sens sûr. Elle sert à distinguer entre eux des bourgeois. Le mot de gauche a donc un contenu certain. Mais ce contenu signifie d'abord non-révolutionnaire. Il faut le dire, il peut aller jusqu'à signifier (non pas du tout par astuce ou jeu sur les mots, mais bien réellement) réactionnaire d'un certain genre - bref : de droite. Cela est de fait. Simplement, il reste entendu que le réactionnaire de gauche sera moins réactionnaire que le réactionnaire de droite. L'emploi de ce vocabulaire rend nécessaires en effet des nuances de cette taille. Il ne faudrait pas en inférer que ce vocabulaire ne correspond pas à une réalité. Il y correspond. Il y a une gauche partout. Il y eut une gauche du parti nazi, sans nulle comédie. Cette gauche était une gauche, et nazie. Le négliger serait commode, si ce n'était se résigner à ne plus rien comprendre. Mais les choses sont plus mêlées encore : il y a de la gauche partout.

Tout ce qui est désigné par de gauche est déjà équivoque. Mais bien plus encore ce qui est désigné par« la gauche». De tout ce qui n'ose pas être franchement, absolument de droite, ou réactionnaire (ou fasciste) à tout ce qui n'ose pas être franchement révolutionnaire, c'est le règne de la gauche, douteuse, instable, composite, inconséquente, en proie à toutes les contradictions, empêchée d'être elle-même par le nombre indéfini des manières d'être unie qui se proposent à elle, encore une fois déchirée, comme on dit, et jamais déchirée par malchance, malveillance ou maladresse, mais par nature.
La définition de tout à l'heure peut être maintenant précisée. Est de gauche, on l'a vu, tout refus, même partiel, de ce qui est. Tout jugement, tout acte qui peut être dit de gauche a ce sens : c'est refuser un certain aspect de ce qui est. Il est une contestation, timide ou radicale, fortuite ou systématique, de ce qui se présente comme établi. Il nie quelque chose de ce qui tente de s'imposer comme non dépassable, comme impossible, comme interdit. Tout acte de gauche a ce sens : il est le refus d'une limite établie. Toute réflexion de gauche a ce sens: elle est la négation d'une limite théorique. Toute sensibilité de gauche a ce sens: le dégoût des limites, théoriques ou pratiques. Toute exigence de gauche est l'exigence, même insensée, de dépasser une limite reconnue comme limite. On reverra plus loin quelle distance sépare la décision révolutionnaire de l'acte de gauche. Qu'il suffise de noter pour l'instant que le refus opposé à la réalité révolutionnaire, refus qui devient possible, et même attirant, dès qu'existe une entreprise révolutionnaire effective, ce refus peut lui-même être dit de gauche, et même passer pour exemplaire. Opposer un tel refus à la réalité révolutionnaire, et ne plus cesser de le motiver ensuite, c'est le seul acte« de gauche» qu'aient jamais accompli certains hommes universellement reconnus comme d'éminents représentants de la gauche. Il est à remarquer aussi que la vocation de l'artiste, de l'écrivain, du poète, est immédiatement« de gauche ». C'est au monde extérieur, à la forteresse insupportable et prétentieuse des apparences qu'il est bien obligé de commencer à s'attaquer, aussitôt qu'il commence à faire œuvre. En ce sens il est vrai de dire qu'il n'y a pas de grande œuvre de droite. Proust, qui n'avait rien d'un négateur, n'a rien reçu tel quel dans son œuvre. Le regard neuf de l'artiste sur le monde extérieur est en soi l'équivalent de la révolte (politique) devant l'état de choses.
On voit tout de suite l'infinie diversité possible des attitudes qui peuvent être dites également de gauche. Il faudrait pouvoir nier tout le réel. Le refus indéfini toutes les limites serait l'attitude de la révolte idéale. Mais de lui-même le refus se limite à son tour. L'élan de contestation le plus grandiose bute lui-même un jour à l'objet qui lui semble digne d'amour ou de respect, et qui le laisse interdit. Et heureusement qu'il en est ainsi, peut-être, mais il faut voir aussi que c'est là l'éternel avantage du réel, du monde extérieur, des apparences, de l'état de choses, de l'ordre établi, et qui ressemble fort à l'éternel avantage du mal que Péguy constatait: beaucoup de bien ne modifie pas l'état du mal, qui l'absorbe aussitôt, un atome de mal suffit à corrompre une grande masse de bien. Le réel semble devoir finir toujours par triompher (du moins chez les individus séparés, car il en est tout autrement des collectivités). L'inégalité est trop grande, de ce qui est, au refus qu'on tente d'y opposer. Les choses sont réactionnaires. Il faudrait donc être d'une méfiance infinie, et tenir cependant pour certain qu'elle viendra d'elle-même à s'assoupir, et toujours assez tôt. Mais c'est aussi pourquoi la gauche ne peut qu'être inconséquente. Elle est partout- ou il y a quelque chose d'elle partout- où se déclare le refus d'une limite, c'est-à-dire une révolte contre ce qui est. Mais ce qui est, c'est tantôt la famille, tantôt la religion, ou le régime social, la division des hommes en classe, leur séparation en espèces différentes, l'exploitation capitaliste, ou le colonialisme, ou l'académisme, voire la révolution elle-même (depuis 1917). Vous pouvez toujours louablement opérer votre révolte dans tel ou tel secteur du réel, repousser l'un des mondes auxquels vous avez appartenu jusque là, c'est-à-dire qui vous limitait, vous diminuait, vous mutilait, sans avoir peur ni honte à continuer de faire partie de tel autre de ces mondes, l'endossant au contraire sans même y penser. Ce refus partiel, refus opposé à l'un ou l'autre des mondes qui vous retiennent prisonnier, c'est cet acte qui mérite vraiment d'être appelé de gauche.
Encore une fois, il ne suffit pas, pour passer à la détermination révolutionnaire, de multiplier les refus de ce genre. Et d'abord il faut remarquer que la question même de refuser ou de ne pas refuser ne se pose qu'à celui qui n'est pas dans l'état de la dépossession (dépossession pratique ou théorique). Celui à qui tout est déjà refusé n'a certes pas tellement d'efforts à fournir pour refuser quelque chose, pas tellement à faire pour repousser des tentations inexistantes, ni tant à se féliciter des mérites que se reconnaissent quelquefois à être de gauche ceux qui auraient pu demeurer dans les illusions où les enferme leur classe, en même temps qu'elle leur dispense ses privilèges. C'est pourquoi celui à qui tout est déjà refusé naturellement ne songera pas à se dire de gauche. Il est, en puissance du moins, le révolutionnaire-né, l'homme de besoin, ou prolétaire, celui-là même auprès de qui les hommes de gauche se sentent toujours si désespérément, si comiquement roturiers, comme si le sort, dès leur naissance, avait écarté d'eux pour leur malheur ce titre de noblesse, quand il dépend d'une disposition de l'esprit tout à fait naturelle et d'ailleurs fréquente de partager cette noblesse avec tous.
La question même de refuser ceci ou cela peut n'être encore que bourgeoise. L'esprit de simplicité, tout aussi bien et même mieux que la naissance à l'extérieur des classes dominantes, en fait voir l'inconsistance. Le refus « de gauche >> est encore un luxe. On ne prête qu'aux riches, dit-on, et de même il faut encore être riche pour se trouver de gauche. Faire l'abandon de quelque chose du patrimoine que représente l'appartenance à une classe privilégiée, fût-ce un abandon de pensée -une négation- voilà qui suffit d'habitude pour être dit et se sentir de gauche. C'est l'éternel côté franciscain des riches, complément nécessaire, luxe supplémentaire, grâce auquel il devient possible de jouir librement des richesses conservées. Il y eut un temps où le riche franciscain eut un sens. Et il n'y a pas si longtemps que l'homme de gauche pouvait encore s'en trouver un. Devant l'existence d'un mouvement révolutionnaire dont la nature révolutionnaire, en dépit de toutes les mélancolies que peut nourrir à son endroit l'esprit de perfection, est parfaitement claire, l'homme de gauche n'a plus aucun sens certain. Il sombre dans le vague, il peut être soupçonné de toutes les hypocrisies, de toutes les faiblesses, de toutes les habiletés, il est capable de céder à tous les caprices, de subir toutes les intimidations, d'être l'auteur de toutes les fausses démarches, de tous les retournements, revirements, conversions, reniements possibles. L'homme de gauche n'a pas de figure. Il n'a pas d'identité, parce que la gauche n'a pas de concept.
Qu'est-ce donc qui serait si nécessaire pour devenir révolutionnaire, et qui manque aux hommes de gauche ? Pour en rester aux « riches » - et remarquons que tout intellectuel est par définition un riche - et pour employer la seule terminologie adéquate ici, il leur manque d'abord le simple esprit de pauvreté ou, de nouveau, de simplicité, qui aurait pu tout naturellement leur donner au moins l'envie de céder à la contagion du refus, d'étendre à tous les mondes qui les tiennent prisonniers l'acte de rébellion qui les en rendrait libres. Parvenus là, il leur resterait encore à découvrir le critère révolutionnaire capable de donner à tous ces actes de refus bourgeois, ou de gauche, un sens commun, et qui les forcerait en effet à les accomplir tous par cohérence. C'est alors qu'ils pourraient se retrouver - enfin ! -les égaux du révolutionnaire-né, de celui du moins qui leur semble né tout armé de ce critère avec l'état de besoin qui fut toujours le sien, ce qui est inexact, car il faut encore que le révolutionnaire-né se laisse persuader par théorie que son état de dépossession est justement l'état révolutionnaire fondamental, pour devenir lui-même un révolutionnaire. Mais enfin, par leurs voies, ils seraient au moins parvenus à cet état de dépossession qui permet seul, et même s'il est purement théorique, de concevoir l'acte révolutionnaire.
Est de gauche l'acte de refus limité lui-même à la négation d'un des mondes qui empêchent un homme d'être un homme. Refuser d'admettre comme homes légitimes celles du cloître mental qu'est la religion, par exemple, cela donne lieu, en politique, au laïcisme. Dans le parti appelé R.G.R., G signifie gauche, et gauche ici signifie seulement laïcisme, et laïcisme est le seul trait qui soit commun à tous les hommes de ce parti. Il y a cependant des catholiques appelés chrétiens progressistes qui ne sont nullement laïques, et qui se situent fort à gauche des premiers, puisqu'ils rejettent avec une vigueur toute communiste le régime social dont s'accommodent très bien les hommes de gauche du R.G.R., prisonniers du cloître mental qu'est la bourgeoisie. A la limite de l'ambiguïté, on peut encore trouver d'autres sortes d'évasion. Aux yeux des républicains réactionnaires sages, le royalisme de Maurras passa toujours pour jacobin. La tristesse, la désolation sont si grandes, il faut croire, dans les jeunes générations bourgeoises, qu'une sorte assez fréquente de révolte, aujourd'hui encore, mène à l'adhésion royaliste.
Pris individuellement, chacun présentera donc quelque trait de gauche, et il est impossible de trouver un homme, même très original, très « anormal », ou très anormalement sain, et qui serait resté indemne, préservé de toute atteinte de ce mal :la gauche, qui serait donc purement de droite. Tout le monde est contaminé plus ou moins, il y a de la gauche partout, et par suite il n'y a pas plus de droite pure que de gauche absolue. Au hasard des rencontres individuelles, des expériences et des lectures, des amitiés et des connaissances acquises, les traits de gauche se trouvent distribués inégalement dans toute vie, et chacun peut toujours être considéré comme une petite nébuleuse de gauche dans son genre. Le professeur Massignon connaît trop bien la culture arabe pour n'être pas révolté par la politique française en Afrique du Nord. Le sort des ouvriers français ne l'a pas spontanément mobilisé de même, et les limites qu'impose à la pensée la religion chrétienne- et la musulmane- ne l'ont jamais indigné. Ainsi de suite...

De tels complexes peuvent se retrouver même à l'échelle d'une nation, un tel schéma s'appliquer même à l'attitude politique d'un peuple, considéré dans son ensemble, à un moment donné de son histoire. L'Amérique dans son ensemble est de gauche. Quiconque a vu vivre les soldats américains de 1944-45 n'en peut douter. Et les Européens qui ont vécu en Amérique ont tous été frappés du ton démocratique qui règne dans les mœurs. Pourquoi donc l'Américain le plus démocrate a-t-il l'air en Europe d'un patron ? L'Amérique en effet se conduit depuis la guerre comme l'homme riche du globe. Elle ne connaissait rien du monde, ne s'y intéressait pas, s'en isolait même volontairement, semblable en cela au jeune bourgeois libéral, tolérant, qui cherche en lui-même sa propre liberté, ne s'occupe pas des autres, et entend que les autres aussi le laissent en paix. Vint la guerre, où elle fut mise en demeure d'intervenir ou d'abdiquer absolument. Elle découvrit alors que le reste du monde était pauvre. Elle en fut effrayée, même elle en tomba malade, et n'en est pas remise. Tout ce qui s'en est suivi ressemble aux réactions du riche qui a peur. De l'isolationnisme, elle est ainsi passée à la solitude. A la solitude du maître, cet incompris, qui en effet ne comprend pas que c'est sa puissance même qui l'empêche d'être compris, et qui, incompris, prend peur. La bourgeoisie libérale du monde entier a suivi une évolution semblable. Le libéralisme est mort en même temps que le riche a pris peur, et il a pris peur en même temps qu'il découvrait sa solitude. Jusque-là, il pouvait se croire démocrate, homme de gauche, homme parmi les hommes de la société stable du libéralisme. Il ne le peut plus tout à fait, découvre qu'il est de droite, et que la droite est solitude, et par surcroît, que cette solitude est la mauvaise solitude. Le refus des limites, la levée des interdits, seuls, font entre- voir une communauté possible : la vérité sera l'œuvre et le privilège de tous, ou de personne. Il n'y a pas de raison de n'être pas de droite si l'on n'a pas horreur de la solitude- disons de cette solitude qui ne vient pas de ce que l'acte solitaire par excellence, et promis à chacun, soit la mort. Mais il ne devrait être possible d'être ainsi de droite que seul. Tandis que les solitaires s'assemblent, comme s'associent les héros de Sade (avant de se supplicier les uns les autres) parce qu'ils ont en commun de croire qu'il n'existe aucune possibilité de briser la solitude, qui est pour eux absolue. Il y a donc une droite, mais cette droite n'est pas moins inconséquente ni moins impure que la gauche. Simplement, de nouveau, et sans même le savoir, la droite a pour elle la force des choses, ou plutôt leur poids, la force d'inertie de l'état de choses, la simple pesanteur. C'est le poids des choses qui se charge toujours de remettre de la cohérence là où elle commencerait à manquer. Dans la forteresse des limites reçues, on peut jouer tout à loisir à contester quelque chose de ce qui est, s'offrir le luxe d'un désordre, d'un rire, d'un caprice, d'une heure d'ivresse, d'un accès de générosité, d'un acte d'imagination, comme faisaient les princes partis se promener incognito dans la foule de leurs sujets. Le gigantesque agencement des limites n'en est pas ébranlé, l'édifice du monde extérieur demeure intact. Un trait de gauche chez un homme de droite n'est pas une inconséquence réelle. La droite semble donc toujours cohérente, et une. Encore une fois, cette cohérence est celle de ce qui est, cette unité l'unité de l'état de fait. L'inconséquence n'est que dans les hommes, et les hommes, à ce niveau, ne peuvent même plus se tromper, pour ainsi dire. Qu'ils acceptent le système en bloc, et à partir de là ils auront beau multiplier les actes de gauche, ils sont de droite, et le restent.
Cherchant toujours à préciser le sens du mot de gauche et l'usage qu'il est possible d'en faire, il est de la plus grande importance de remarquer maintenant qu'un homme politique révolutionnaire -c'est-à-dire le seul type d'homme en qui le penseur et l'homme d'action coïncident en principe- a le devoir, et d'ailleurs se trouve dans la nécessité de compter avec les traits de gauche ainsi semés dans l'éventail des formations politiques et des idéologies, des groupes divers, et même des attitudes individuelles. Ces contradictions, comme il dit, qu'il surveille sans cesse, et auxquelles il tente toujours d'accrocher l'action révolutionnaire- et l'action révolutionnaire a effectivement ce sens: elle est l'effort logique qui se greffe aux choses, qui s'en prend à elles (on est tenté de dire qui les interpelle, par analogie avec le dialogue) pour tâcher de leur faire développer leurs propres conséquences - ces contradictions, considérées ici comme l'inconséquence de la gauche, appelées ailleurs le déchirement de la gauche (si l'on prend la gauche comme un tout), le révolutionnaire voit en elles une autre expression, l'expression idéologique, des contradictions capitalistes. Aux contradictions capitalistes correspond l'inconséquence idéaliste. Inconséquence, précisément parce qu'il n'y a pas d'idéalisme qui ne comporte des traits de gauche.
Selon les événements, il pourra donc passer alliance avec tel colonialiste laïque plutôt qu'avec tel socialiste, avec tel papiste « social » plutôt que tel radical, tel philosophe idéaliste plutôt que tel théoricien marxiste « gauchiste ». Impossible pour lui d'agir autrement. Chez tout bourgeois, ou petit bourgeois, ou dans toute conscience pré-révolutionnaire, les traits de gauche et ceux de droite, les refus et les acceptations des limites, les répugnances et les soumissions sont mêlés dans des proportions variables, selon un nombre d'arrangements infinis, comme les électrons dans les atomes. Les isotopes de la gauche sont innombrables.
Pour l'homme d'action révolutionnaire, la gauche, quoique équivoque et incertaine toujours, est donc une réalité qui ne peut être négligée. Elle est une réalité pour lui. Il ne peut la négliger. Et pourtant, quelle étrange réalité est-ce là, même pour lui, qui ne peut jamais la saisir. Au vrai, à ses yeux même, la gauche n'est qu'un projet. La gauche -la Gauche sur laquelle les journaux publient tous les jours des informations- est la réunion idéale de tous les refus séparés, l'unité jamais réalisée de tous les traits de gauche semés dans la variété sans bornes des attitudes individuelles, le groupement théorique des actes de contestation du réel accomplis dans les différentes sphères du réel. Le jeu des alliances, sous la pression de certains événements graves et très exceptionnels (mais si graves qu'ils font devenir sérieux et obligent tout le monde à être conséquent pour quelques mois, les événements eux-mêmes jouant ici le rôle d'accoucheuse logique réservé d'habitude à l'action révolutionnaire), peut donner lieu à des phénomènes comme les fronts populaires, où la gauche est tout près d'avoir une réalité. Vrais paradis de la conscience de gauche, éphémères, inoubliables, ils sont bientôt l'objet de grandes nostalgies, et ces nostalgies mêmes ne tardent pas à se changer en hargne accusatrice, lorsque les choses ont repris leur morne cours, et qu'elles obligeraient à trop d'efforts supplémentaires ceux qui rêvent de retrouver l'ancienne unité, tombée du ciel en des temps de facilité bienheureuse.
Autant elle est une réalité non négligeable pour l'homme d'action, autant, au regard de la réflexion théorique, la gauche ainsi définie n'est d'aucun emploi. Celui qui n'est pas un homme d'action, mais qui essaie simplement de penser l'entreprise révolutionnaire et ses raisons, et qui finit par leur donner son assentiment, et par leur promettre à l'occasion son appui, ne peut prétendre qu'il y ait une pensée de gauche, ou il est incapable de la définir. Encore une fois, la gauche n'a pas de concept. Toute négation des limites, en soi, est de gauche. L'homme d'action peut encore savoir, à tel moment, dans telle situation, ce que veut dire gauche, approximativement. L'homme de réflexion ne peut pas le prétendre. Si l'on parle de gauche, il est par suite indispensable de distinguer ce qu'il est admis d'appeler la gauche politique, dont la réalité est incontestable et n'a pas besoin d'être justifiée, et ce qu'on appelle la gauche intellectuelle -les intellectuels de gauche - dont l'existence n'est pas niable, qui peut être étudiée par exemple sociologiquement, mais dont l'identité spirituelle est douteuse - ce qui signifie qu'il n'est pas du tout facile, elle, de la justifier, quelque envie qu'on en ait.
Ce qui précède avait pour but de faire admettre ceci de très simple : si gauche a un sens au niveau de l'action politique, au niveau de la réflexion ou de la recherche de la vérité, gauche ne peut qu'être opposé à révolutionnaire.
Cela est simple, et il peut même sembler facile de le faire admettre. En fait, au contraire, cela est presque toujours nié sourdement, et c'est dans la marge de cette négation sourde que se développent les haines inexpiables, entre ceux qui se nomment eux-mêmes des «frères ennemis », qui ne savent pas bien ce qui les sépare, et s'étonnent de se voir si proches et d'être forcés de se haïr tellement. Par suite, il est de la plus grande importance de savoir si l'on admet ou non une telle opposition, et pourquoi. Que reprochent les hommes de gauche aux révolutionnaires, au fond ? De n'être pas de gauche, sans doute, mais ils entendent par là : de ne pas être vraiment révolutionnaires. Et que reprochent les révolutionnaires aux hommes de gauche ? De n'être pas révolutionnaires, oui, mais surtout, de n'être pas vraiment de gauche. Or il est vrai qu'être de gauche n'a pas grand sens pour le révolutionnaire : lui par exemple ne se sent pas de gauche. Et celui qui est de gauche a de la peine à imaginer qu'être révolutionnaire, ce n'est pas simplement être un peu plus« de gauche », La négligence de cette opposition réelle, l'ignorance, entretenue de part et d'autre, de cette différence de nature, engendre les ressentiments les plus ténébreux. Du prétendu« malheur de la gauche », la nature profonde en étant méconnue, on fait le crime des uns ou des autres, comme dans les mauvais couples. A force de ménager tant les chances de s'entendre, feignant toujours d'être les mêmes, dissimulant les différences, on en arrive au règne de l'accusation permanente.
Peu de mots suffisent maintenant pour préciser cette opposition. La développer complètement, ce serait exposer la théorie révolutionnaire au complet. Cela mènerait trop loin. Et d'abord il faut dire, pour peu réaliste que cela semble, que les disputes sur le parti communiste français actuel, le stalinisme, la possibilité d'y adhérer, n'ont rien à faire ici. Cela est d'un autre ordre. Beaucoup sont empêchés d'adhérer au mouvement révolutionnaire parce qu'il se trouve accaparé par ce parti communiste- quand ils n'auraient jamais adhéré à aucun mouvement révolutionnaire, simplement parce qu'ils sont vraiment des hommes de gauche, c'est-à-dire opposés par théorie à la théorie révolutionnaire.
Revenons-en à l'illusion tout à fait caractéristique déjà signalée tout à l'heure : c'est l'illusion que les comportements de gauche mènent insensible- ment à l'attitude révolutionnaire, que la gauche est déjà révolutionnaire. Cette illusion, à la vérité assez superficielle, est grave aussi, et d'une grande importance de fait. Elle doit normalement, rigoureusement conduire celui qui l'entre- tient à l'attitude contre-révolutionnaire. Il n'y a là aucun paradoxe, et nulle mauvaise foi de la part de ceux qui suivent ce chemin. Les choses se passent ainsi. A chaque instant, l'entreprise révolutionnaire réelle se présente elle-même comme un ensemble de limites. Des adhésions individuelles au communisme ont même ce sens : ce sont des limites nouvelles, la sécurité de nouveaux inter- dits qu'on épouse en lui, tout comme on pourrait faire d'une religion par exemple. Cependant, il est trop certain que la lutte révolutionnaire n'aurait aucune espèce d'existence possible si elle ne s'imposait pas de se livrer seule- ment dans certaines limites, et même d'une étroitesse extrême. Le refus théorique de toutes les limites, qui est l'âme du mouvement révolutionnaire, conduit donc à l'acceptation des limites de la lutte révolutionnaire, de la discipline, de la « ligne », etc. Pareille nécessité peut gêner grandement, surtout pendant les périodes qui ne sont pas révolutionnaires, où il semble ne subsister rien que le seul interdit. C'est aussi pourquoi un homme de gauche peut toujours paraître plus à gauche que n'importe quel révolutionnaire (sauf en période révolutionnaire, de nouveau, où tout s'éclaire). Il semble en particulier aux intellectuels de gauche que l'honnêteté les oblige à refuser les limites de l'action révolutionnaire comme ils ont refusé les autres limites. C'est aller jusqu'au bout de l'attitude de gauche, être de gauche« jusqu'à la gauche », si l'on ose dire, et cela signifie: jusqu'à l'attitude contre-révolutionnaire inclusivement. Cette chute dans l'abstraction ne cesse pas d'être attrayante. Mais on voit bien que la simple attitude du refus indéfini, qui est l'acte de gauche essentiel, est loin de conduire fatalement à la décision révolutionnaire : elle ferait plutôt passer par-dessus.
Il n'est pas trop difficile de voir maintenant ce qui fait défaut aux actes de refus« de gauche», pour qu'ils soient des actes de refus révolutionnaires. C'est le critère matérialiste.

Le seul critère qui puisse unifier tous les refus de gauche dans l'acte simple du refus révolutionnaire, c'est la définition matérialiste de l'homme comme homme de besoin. On peut tourner et retourner cela comme on voudra : tout refus, toute révolte de gauche sont par nature idéalistes. Seul peut se dire de gauche l'humaniste non-révolutionnaire. La gauche coïncide alors avec les bons sentiments ; on est de gauche parce qu'on n'est pas méchant, parce qu'on se fait une certaine idée de l'homme, et qu'il est trop visible que des forces réelles empêchent l'homme de réaliser cet idéal. Tout intellectuel qui accepte de s'appeler de gauche obéit à un humanisme, qu'il le sache et le veuille ou non, c'est-à-dire à un système de pensée qui prétend savoir déjà ce que doit être l'homme. Autrement dit, il donne de l'homme une définition positive. Il serait vain de chercher pareille prétention dans la théorie révolutionnaire matérialiste. C'est pourquoi il est impossible de constituer un humanisme des besoins. Un humanisme des besoins se résoudrait aussitôt en action révolutionnaire. L'homme en proie au besoin n'est pas un homme - ou il ne l'est que d'autre part, précisément en tant que la révolution n'a déjà plus aucun intérêt pour lui et n'en a jamais eu: en tant qu'il n'est pas en proie au besoin en même temps, c'est-à-dire en tant qu'il oublie le besoin, et donc en tant qu'il est déjà un homme : cet être oublieux justement, distrait, désintéressé, curieux, jouisseur, rieur, joueur, buveur, rêveur : par-dessus tout rêveur. L'homme en proie au besoin, lorsqu'il exige que ce besoin soit satisfait, c'est toujours son besoin d'être un homme qu'il exprime. Et il n'est nullement nécessaire pour cela, comme le croient les humanistes, qu'il sache déjà ce que c'est qu'un homme. Il suffit qu'il éprouve la nécessité de supprimer ce qui l'empêche d'être un homme. En ce sens, tout homme est en proie au besoin, y compris le bourgeois qui se meurt des privations qu'il doit endurer pour rester de sa classe. La recherche de la vérité la moins ambitieuse, celle d'un critère d'universalité, oblige à nier toute définition de l'homme qui exclurait un homme de l'humanité. Il faut alors définir l'homme par son manque, ou besoin. C'est le définir négativement, et par suite renvoyer tout humanisme sine die. Le besoin, qui n'est pas une valeur, est la seule valeur qui ne puisse être niée. Aligner tous les besoins sur le besoin matériel des hommes, c'est mettre l'accent sur la portée politique d'une telle définition. Ce n'est que cela, et l'on voit bien que la définition a une portée plus générale. L'état de besoin, plus l'exigence que ce besoin soit satisfait, est ainsi l'exemple parfait de la négation de la négation. Il est positif seulement en ce sens, mais ce positif est l'inconnu, ce qui n'est pas encore, ou ce qui est en train de se faire. C'est ce qu'exprime on ne peut mieux le texte suivant, d'Alexandre Kojève: «Dans l'interprétation dialectique de l'Homme, c'est-à-dire de la Liberté ou de l'Action, les termes "négation" et "création" doivent, d'ailleurs, être pris au sens fort. Il s'agit non pas de remplacer un donné par un autre donné, mais de supprimer le donné au profit de ce qui n'est pas (encore), en réalisant ainsi ce qui n'a jamais été donné. C'est dire que l'Homme ne se change pas lui-même et ne transforme pas le Monde afin de réaliser une conformité avec un "idéal" donné à lui (imposé par Dieu, ou simplement "inné"). Il crée et se crée parce qu'il nie et se nie "sans idée préconçue": il devient autre simplement parce qu'il ne veut plus être le même. Et c'est uniquement parce qu'il ne veut plus être ce qu'il est que ce qu'il sera ou pourra être est pour lui un "idéal" qui "justifie" son action négatrice ou créatrice, c'est-à-dire son changement, en leur conférant un "sens". D'une manière générale, la Négation, la Liberté et l'Action ne naissent pas de la pensée, ni de la conscience de soi et de l'extérieur; ce sont ces dernières au contraire qui naissent de la Négativité se réalisant et se "révélant" (par la pensée dans la Conscience) en tant qu'action libre effective1• »
Ce qui empêche l'homme qui se dit de gauche d'être un révolutionnaire, c'est précisément qu'il ait de l'homme une idée préconçue, un idéal que rien ne justifie. Il n'y a rien de tel chez le révolutionnaire conscient. S'il arrive que l'homme de gauche s'entende avec le révolutionnaire, c'est donc toujours à la faveur d'un malentendu. Le refus idéaliste d'une limite donnée peut toujours coïncider avec un épisode de l'action révolutionnaire négatrice. Il ne faut pas pour autant que l'homme de gauche se prenne pour un révolutionnaire, quant au révolutionnaire, il ne risque pas pour autant de se prendre pour un homme de gauche. Il importe certainement de savoir que l'on est de gauche, et non de droite. Mais il importe aussi de savoir, tout à gauche qu'on soit, si l'on est idéaliste, ou matérialiste, et d'en connaître les conséquences. Notamment, il importe de voir qu'au niveau de la réflexion il n'y a pas de gauche, pas de pensée de gauche, ou que ce qui se nomme ainsi n'est pas plus justifiable que ce qui est de droite. La générosité à part, un idéalisme « de gauche » vaut strictement un idéalisme « de droite», Que le communisme, dans la conjoncture présente, ait ou n'ait pas d'attraits, c'est une autre affaire. Il faut admettre au moins, pour éviter de graves erreurs, et des désaccords plus graves encore, laissant d'autre part chacun choisir selon ses moyens, ses dispositions, sa fatigue, ses humeurs même, qu'aucune exigence intellectuelle« de gauche» n'est justifiable (elle risque toujours de se changer en son contraire) si elle ne va pas de pair avec l'universelle exigence communiste, si elle n'est pas portée par elle et prise en elle. S'il n'en est pas ainsi, cette prétendue exigence redevient l'exaltation d'une nouvelle valeur entre toutes les autres, le prêche d'un nouvel humanisme entre les innombrables autres humanismes, ses rivaux et semblables (à quelque différence près), la poursuite de la vaine querelle de sourds à travers les siècles. Chacun peut avoir ses raisons de rester à l'écart de l'entreprise communiste. Mais en théorie, si l'on excepte les théologies, il n'y a pas de pensée non communiste possible. Que les idéalistes de gauche cessent donc d'accuser les révolutionnaires de n'être pas de gauche: ils ne font ainsi que leur reprocher de n'être pas idéalistes. Qu'ils comprennent que les révolutionnaires peuvent bien préférer un idéalisme de gauche à un idéalisme de droite dans l'action politique, mais qu'en théorie, pour eux, l'un et l'autre se valent. Et qu'ils comprennent en outre qu'un peu moins de rigueur suffirait à faire disparaître en peu de temps tout semblant d'action révolutionnaire. Qu'ils sachent enfin pourquoi ils peuvent s'allier aux révolutionnaires et dans quelle mesure, au lieu de ne s'allier jamais à eux que par malentendu.
C'est à réduire de tels malentendus que tendaient les réflexions qui précèdent.











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