lundi 8 janvier 2018

A. REUZE - Le bal doudou de la rue Blomet



Les danseurs russes, les musiciens noirs des Etats-Unis ont pris d'assaut la butte Montmartre; les Asiatiques ont colonisé le Quartier dit Latin ; l'Arabie, malheureuse, occupe l'Arsenal et les abords du Jardin des plantes; l'Europe et l'Amérique centrales ont des comptoirs boulevard du Montparnasse. Trois fois par semaine, les Antillais de Paris se réunissent à Vaugirard, dans une salle enfumée, pour y retrouver, à défaut de l'atmosphère de leurs îles natales, un peu de ce mouvement naïf, de ce bruit enfantin qui, déjà, s'efforçaient à combattre la nostalgie dans la case de l'oncle Tom.




Cela ne date pas d'hier. Il y a bien vingt-cinq ans que, chaque dimanche, cinq ou six titanes aux madras bariolés, vêtues d'une redingote à ramages, venaient caqueter là entre deux griseries de valses lentes avant de retourner prendre, chez quelque colonel d'infanterie de marine, le torchon et le plumeau. Depuis, et surtout au cours de ces dernières années, le bal s'est organisé. De tous les quartiers de la capitale afflue, le jeudi, le samedi et le dimanche soir, une clientèle nombreuse de danseurs en veston, de danseuses aux robes voyantes, du type antillais moyen, s'exprimant souvent dans le savoureux patois créole. Chez eux, ils seraient des nègues z'habitants en soirée. Ici, ce sont des transplantés qui ne s'étreignent et ne s'enlacent aussi cordialement que pour mieux se sentir les coudes.

Une titane authentique

Aucun signe extérieur ne révèle la spécialité de la maison. Vous pourriez passer vingt fois devant ce « bistrot » et son comptoir d'étain pour chauffeurs de taxis, avant de soupçonner la nature de ses coulisses. Pour pénétrer, tout au fond, dans la salle où, dès neuf heures, on se trémousse, point n'est besoin, cependant, de montrer patte noire. Sans distinction de couleurs, tout le monde peut danser ici.

Renversé sur une chaise, devant le vestiaire, un grand nègre aux allures de pacha tombé dans la démocratie délivre au passage des tickets, des compliments et des sourires. Et tout de suite, le seuil franchi, on se trouve ailleurs, très loin, quoique rien dans la décoration de l'établissement ne contribue à lui assurer un caractère exotique.

Une salle rectangulaire peinte à l'huile, d'un vert de légumes fanés, et qui pourrait être un garage. Là-haut, pour les spectateurs, une galerie continue à balustrade de bois. comme dans les cours d'auberges espagnoles. Au fond, une estrade élève, l'orchestre. Quelques tables, des chaises de square le long des murs. Et puis, dans une brume bleue que traversent des nasillements de clarinette et un tintamarre de vaisselle cassée, sur un rythme de sabbat, quarante couples crépus qui ondulent et se tortillent.

Le joueur de vaisselle

La sobre élégance des musiciens tolère tout juste la pochette de soie éclatante retombant sur le cœur, et le soulier verni. Le pianiste et le violoniste pourraient figurer dans un casino. Aussi noir qu'eux, le clarinettiste est déjà plus nègre; son instrument passe de droite à gauche comme la trompe d'un éléphant nerveux, et son pied, parfois, frétille. Derrière lui, effacé, mais bruyant, est assis le joueur de vaisselle. Ses mains écartées tiennent une sorte de gros tube dans lequel il agite, au moment de s'en servir, de mystérieux débris qui proviennent peut-être des verres et soucoupes brisés par les consommateurs. Le plus beau, le plus adroit opère à la fois sur le tambour et la grosse caisse. Quand il allonge un coup sec aux cymbales, d'un bras qui semble se dédoubler, on dirait qu'il les rappelle à l'ordre, et son front ondulé menace le vide comme celui d'un taureau. Pour les tangos, l'orchestre noir abandonne la place à un seul accordéoniste, métropolitain celui-là, qui, étirant le langoureux caramel de son répertoire, prend des airs de visage pâle en pénitence.

Et l'on danse. Où donc sont les pittoresques biguines de Fort-de-France et de La Pointe-à-Pitre ? On danse comme à Montmartre, à la Bastille et ailleurs. Tout au plus observe-t-on un peu de fantaisie dans les pas des hommes et le déhanchement des femmes. Seulement, la souplesse noire rend plus harmonieux les sautillements importés des Etats- Unis. Des gens qui, de leur vie, n'assistèrent à un tam-tam, reprochent aux danses modernes de rappeler la bamboula. Pourquoi faut-il que les nègres expatriés dédaignent les danses de leur pays?...

Deux Tizanmies

Tout de même, à bien regarder, et surtout à mesure que l'atmosphère s'échauffe, on s'aperçoit que, l'ensemble s'animant, les détails prennent plus de caractère. Torse en arrière et regards rieurs, cette câpresse et cette quarteronne aux cheveux vainement laqués seraient très tropicales sans leurs robes de crêpe georgette et leurs 44 fin saumonés. Ce sous-officier de la coloniale, resté fidèle au dolman noir, au pantalon bleu, et qui n'a de kaki que le visage, nous ramène d'un quart de siècle en arrière, au temps où ses pareils veillaient sur Béhanzin, exilé près de Fort-de-France. Et voici enfin une titane authentique : un joli foulard de soie à rayures jaunes, aux pointes en ailes de papillon, coiffe gracieusement sa chevelure crêpelée à reflets bleus. Suivant une tradition à peu près perdue, elle a retroussé sur des bas de coton la gaule bariolée qui laisse voir, comme au siècle dernier, la dentelle d'un jupon blanc. A son cou scintille le « collier-chou » sans lequel il n'est pas de vraie titane, et, les poignets cliquetants de bracelets, les doigts chargés de bagues, elle se donne à la danse des hanches, de la nuque et des épaules, caoutchoutée, infatigable, paupières mi-closes sur son regard de velours. Arrivée par le dernier bateau, combien de temps gardera-t-elle le costume de ses aïeules ? Avant six mois, sans doute, elle portera, comme ses tizanmies parisiennes, la robe courte, les bas de soie et le chapeau très enfoncé qui peut laisser croire aux cheveu lisses. Comme celles qui l'entourent aussi, elle usera du rouge à lèvres et de cette poudre de riz qui, au lieu de blanchir, rend les joues couleur de cendre.

La titane change de cavalier


Toutes, cependant, ne donnent pas dans la même élégance. Une mulâtresse grande et sèche, type rêvé de la caissière de restaurant pour exposition coloniale, n'a rien laissé au vestiaire. En tournant, elle semble s'attacher surtout à conserver en équilibre sur sa tête, à la manière d'une amphore, le petit chapeau qui la surplombe, et les mains de son cavalier nouées derrière, sous son manteau noir, lui font une bosse un peu basse. Une autre, extasiée, dans les bras d'un poids mouche au regard de ouistiti, promène horizontalement son sac à main qui menace les couples au passage. La plus gaie, la plus endiablée est une débordante matrone vêtue insolemment de bleu électrique et sachant, faute de mieux, trépider seule.

Il y a des sourires que l'on reproduirait d'un coup de canif dans une grenade mûre, des regards coulés à l'espagnole rappelant les maisons de danse de Séville ; mais, malgré le souci de correction et une dignité de commande, la souplesse acrobatique et très « doudou » est inimitable.

Là-haut, le balcon s'est garni de spectateurs. Un artiste barbu, peintre ou sculpteur, observe sans bouger, le menton sur son poing, ce grouillement sombre où de rares danseurs blancs choquent par une pâleur qui semble maladive. Chapeau en arrière, foulard à carreaux sur les épaules, une cigarette aux lèvres, Francis Carco choisit d'un œil goguenard quelques silhouettes destinées probablement à son prochain livre. Pierre Mac Orlan a quitté les rives du Morin pour venir constater ce que sont devenus, de ce côté-ci de l'Atlantique, les descendants des sangs-mêlés chez qui ripaillaient, entre deux affaires, les pirates qu'il connaît bien. Quelques beautés blondes emperlées considèrent cette scène exceptionnelle du même regard un peu craintif qu'elles accorderaient aux fauves d'une baraque de toile peinte, à Neuilly. Çà et là, deux ou trois smokings derrière des monocles et des cigares... On commence à venir au bal nègre en sortant du théâtre. La titane en costume danse toujours. Pourvu que la direction n'ait pas l'idée de déguiser en jolies filles de La Martinique deux ou trois Sénégalaises de Montmartre, histoire de corser ses prix!

André REUZE. Croquis d'après nature par RED (Excelsior - 28 juillet 1928)

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