vendredi 22 juin 2018

Colette et la fin de la bande à Bonnot

L'oeil de la police - 1912

Contes des mille et un matins

DANS LA FOULE...

Dimanche dernier, notre brillante collaboratrice, Mme Colette Willy, a pu suivre les péripéties de la lutte contre les bandits traqués dans leur repaire. A l'observation de la foule elle a appliqué la fine sensibilité et la divination qui donnent tant de prix à ses délicieuses études d"humanité. Par le récit d'une telle spectatrice qui évoque si intensément ses impressions originales et profondes, nos lecteurs vont pouvoir vivre à leur tour dans la saisissante atmosphère de ces heures tragiques.




Il y a quelque chose là-bas... C'est plus loin que la foule, arrêtée par un barrage d'agents et de gardes de Paris, et qui se répand en ruisseaux inégaux sur les bas-côtés de la route, qui stagne en longues flaques noires... C'est derrière la poussière siliceuse et lourde qui vole comme l'écume des vagues... Il y a quelque chose là-bas, à droite de la grande route, quelque chose que tout le monde regarde et que personne ne voit...

Je viens d'arriver. J'ai déployé tour à tour, pour me pousser au premier rang, la brutalité d'une acheteuse de grands magasins aux jours de solde et la gentillesse flagorneuse des créatures faibles : « Monsieur, laissez-moi passer... Oh! Monsieur, on m'étouffe... Monsieur, vous qui avez la chance d'être si grand... » On m'a laissé parvenir au premier rang parce qu'il n'y a presque pas de femmes dans cette foule. Je touche les épaules bleues d'un agent -un des piliers du barrage -et je prétends encore aller plus loin :

- Monsieur l'agent...

- On ne passe pas!

- Mais ceux-là qui courent, tenez, vous les laissez bien passer!

- Ceux-là, c'est ces messieurs de la presse. Et puis c'est des hommes. Même si vous seriez de la presse, tout ce qui porte une jupe doit rester ici tranquille.

- Voulez-vous mon pantalon, madame? suggère une voix faubourienne.

On rit très haut. Je me tais. Je regarde la route, barrée de tourbillons intermittents. Je vise, comme tout le monde, un point presque invisible derrière la poussière et le rideau d'arbres : une bicoque grise, l'angle de son toit posé de biais... Je piétine sur place, en proie à une agitation badaude :

- Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'on a déjà fait? Où sont-ils?

L'agent, tourné vers la route, ne me répond plus ; ma voisine, une personne en cheveux, qui abrite un bambin sous chaque bras, me toise. Je me fais très douce :

- Dites, madame, ils sont là-bas?

- Les bandits? Mais bien sûr, madame. Dans cette maison, à droite.

L'intonation signifie clairement : « D'où sortez-vous? Tout le monde sait ça! » Un gros gars tranquille, contre mon dos, me renseigne :

- Ils sont là-dedans. Alors, crainte qu'ils réchappent encore, on va les faire sauter à la dynamite...

- Les faire sauter? Ah! là là! Je paie dix qu'ils se trottent et qu'ils laissent Lépine en carafe!

Cette réplique sportive émane d'un jeune homme pâle et désabusé, qui témoigne par ailleurs d'une activité continue : il s'appuie sournoisement contre ses voisins, il me presse avec une fausse maladresse. Je gage qu'à la première occasion il va foncer tête baissée sous le bras de l'agent et filer sur la route vide...

Ils sont là-bas... On va les dynamiter... L'exécrable esprit spectateur s'empare de moi, celui qui mène les femmes aux courses de taureaux, aux combats de boxe et jusqu'au pied de la guillotine, l'esprit de curiosité qui supplée si parfaitement au réel courage... Je piétine, je ploie le front pour me garer des rafales de poussière...

- Mais, madame, si vous croyez que c'est commode d'y voir quelque chose à côté de quelqu'un qui remue autant que vous!

C'est ma sévère voisine, la mère de famille. Je grommelle et elle me reprend vertement :

- C'est vrai, ça! Ça ne serait pas la peine qu'on soye là depuis neuf heures ce matin pour que vous vous mettiez devant moi au dernier moment! Une place gardée, c'est une place gardée. D'abord quand on a un si grand chapeau, on l'ôte!

Elle défend son « fauteuil d'orchestre » avec une autorité qui cherche -et trouve -l'approbation générale. J'entends derrière moi des cris rythmés de : « Chapeau! Chapeau! » des plaisanteries qui datent des revues de l'année dernière, mais qui prennent ici une étrange saveur quand on songe à ce qui se passe là-bas...

Soudain le vent jette sur nous, avec la poussière qui craque sous les dents, l'odeur connue, l'odeur saisissante de l'incendie : là-bas, ce n'est plus de la poussière qui aveugle la route, mais l'azur gris d'une fumée violentée par le vent... Les cris, derrière moi, montent comme des flammes :

- Ils y sont! Ils y sont!... Entendez-vous? J'ai entendu le coup! La maison a sauté!... Non, c'est les coups de fusil!... Ils se sauvent, ils se sauvent!...

Personne n'a rien vu, rien entendu mais cette foule nerveuse qui me serre de tous côtés invente, inconsciemment, peut-être télépathiquement, tout ce qui se passe là-bas. Une poussée préparée, irrésistible, rompt le barrage et me porte en avant ; je cours pour n'être pas écrasée ; je cours en même temps que ma voisine et ses deux enfants agiles. Le jeune homme sportif et désabusé m'écarte d'un rude coup d'épaule, mille autres viennent derrière. Nous courons, avec un bruit de troupeau, vers le but plus que jamais invisible, là-bas...

Un arrêt brusque, puis un reflux me renversant à demi. Agenouillée, je me suspends à deux bras solides qui me secouent rageusement d'abord, puis me halent ; je n'ai pas le temps de remercier :

- Où sont-ils? Où sont-ils?...

Une ouvrière chétive, en tablier noir, halète :

- Ils se sont sauvés! Ils courent dans les champs! Le monde court après eux!

Elle ne peut pas le savoir, elle n'a rien vu. Elle crie, elle raconte tout haut ce qu'elle imagine... La cohue nous reprend toutes deux, nous soulève ; je m'abrite un instant contre un homme très grand, qui se laisse ballotter et rouler froidement, ses deux bras levés soutenant en l'air un appareil photographique qu'il fait fonctionner sans relâche, au jugé...

La poussière, la fumée suffoquent... Pendant que le vent déplace le nuage qui nous couvre, je m'aperçois que je suis tout près de la bicoque défoncée qui craque et flambe ; mais tout de suite la foule m'emporte et je lutte pour qu'elle ne m'écrase point... On crie confusément ; les voix sont rauques et enrouées comme celles des gens qui sanglotent. Une clameur se précise, s'étend et régularise le tumulte : « À mort! À mort! » Je respire, grâce à une trouée...

- À mort! À mort!

De nouveau me voici poussée, meurtrie, acculée contre l'arrière d'une automobile qu'on ouvre pour y hisser quelque chose de lourd, de long, d'inerte...

Aucun de ceux qui crient près de moi, autour de moi, ne distingue ce qui se passe ; mais ils crient par contagion, par imitation, puis-je dire par bienséance?...

- À mort! À mort!

Ce carrier blond aboie, mécaniquement, les yeux fixes ; un méridional dodu grasseye : « À mort! » sur le ton dont il dirait : « Mais parfaitement! » ou bien : Bis! au café-concert. J'admire, stupéfaite, deux midinettes, aussi gaies qu'à la foire de Neuilly, qui se tiennent par le bras, plient sous les bourrades, se laissent secouer et s'arrêtent de glapir : « À mort! À mort! » pour éclater de rire...

Entre les têtes, entre les épaules mouvantes, la masure m'apparaît, enlacée de flammes... Un homme se penche à une fenêtre éventrée et jette en bas un matelas, des draps trempés d'un sang si abondant et si rose dans le plein jour de midi qu'il me semble artificiel...

- À mort!

Comme les cris, ici, s'échauffent et s'enragent!... Je sens la voiture frémir, démarrer lentement. Il me faut derechef courir si je ne veux pas tomber sous les pieds de ceux qui la suivent... Son passage semble aimanter et entraîner la foule entière...

Enfin je puis ralentir ma course, m'arrêter. L'automobile et son escorte hurlante s'éloignent comme un noir orage. Déjà la route blanche, du côté de Paris, se couvre d'une multitude volubile, encore à demi ignorante de ce qu'elle enveloppa. Désagrégée de sa masse, je demeure un long instant devant le bouquet de flammes nourries de bois sec, magnifiques et joyeuses, variées par le vent vif. C'est là qu'ils gîtaient...

Grain de foule opprimé et aveugle tout à l'heure, je redeviens lucide. Je m'en vais à mon tour vers Paris, pour y savoir à quel drame je viens d'assister...

Colette Willy - Dans la foule... - Le Matin, 2 mai 1912

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Que dire de plus ? Si ce n'est que cet article est un petit bijou de littérature et de journalisme ! Colette n'a rien vu de l'assaut, mais elle a su trouver un angle pour son papier; le talent a fait le reste...

4 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. ça nous change de Péronnelle des Calanques qui a tout vu , mais ne trouve ni l'angle ni le reste .Évoquer ici son talent serait perdre son temps , il nous viendrait des envies de revolvériser la bande a Nono

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  3. Allons messieurs, un peu de tenue....
    Tout le monde sait que le Vrai Journalisme est pas essence Citoyen et ne peut qu'être diffusé que sur une plateforme où les pires daubes voisinent avec les cabots sans publics, les écrivains sans lecteurs, les propagandistes de tout poil, les truqueurs de toutes obédiences et les margoulins associés.

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