La preuve que deux femmes peuvent discuter d'autres choses que des défauts des copines absentes !
Portrait vénitien de Roxelane |
Fontenelle - Dialogues des morts modernes - 1683
Agnès Sorel, Roxelane. Sur le pouvoir des femmes.
Agnès Sorel, Roxelane. Sur le pouvoir des femmes.
Agnès Sorel - A vous dire le vrai, je ne comprends point
votre galanterie turque. Les belles du sérail ont un amant qui n’a qu’à dire : je le veux; elle ne goûtent jamais le
plaisir de la résistance, et elles ne lui fournissent jamais le plaisir de la victoire;
c’est-à-dire que tous les agréments de l’amour sont perdus pour les sultans et
pour les sultanes.
Roxelane – Que voulez-vous ? Les empereurs
turcs, qui sont extrêmement jaloux de leur autorité, ont négligé, par des
raisons de politique, ces douceurs de l’amour si raffinées. Ils ont craint que
les belles qui ne dépendraient pas absolument d’eux, n’usurpassent trop de
pouvoir sur leur esprit, et ne se mêlassent trop des affaires.
Portrait présumé d'Agnès Sorel (Musée d'Angers) |
Agnès Sorel – Hé bien, que savent-ils si ce
serait un malheur ? L’amour est quelquefois bon à bien des choses; et moi qui
vous parle, si je n’avais été maîtresse d’un roi de France, et si je n’avais eu
beaucoup d’empire sur lui, je ne sais où en serait la France à l’heure qu’il
est. Avez-vous ouï dire combien nos affaires étaient désespérées sous Charles
VII, et en quel état se trouvait réduit tout le royaume, dont les Anglais
étaient presque entièrement les maîtres.
Roxelane – Oui; comme cette histoire a fait
grand bruit, je sais qu’une certaine pucelle sauva la France. C’est vous qui
étiez cette pucelle là? Et comment étiez-vous en même temps maîtresse du roi ?
Agnès Sorel – Vous vous trompez : je n’ai
rien de commun avec la pucelle dont on vous a parlé. Le roi, dont j’étais
aimée, voulait abandonner son royaume aux usurpateurs étrangers, et s’aller
cacher dans un pays de montagnes, où je n’eusse pas été trop à l’aise de le
suivre. Je m’avisais d’un stratagème pour le détourner de ce dessein. Je fis
venir un astrologue, avec qui je m’entendais secrètement; et après qu’il eût
fait semblant de bien étudier ma nativité, il me dit un jour, en présence de
Charles VII, que tous les astres étaient trompeurs, ou que j’inspirais une
longue passion à un grand roi. Aussitôt je dis à Charles : “Vous ne trouvez
donc pas mauvais, Sire, que je passe à la cour d’Angleterre : car vous ne
voulez plus être roi; et il n’y a pas assez de temps que vous m’aimez pour
avoir rempli ma destinée.” La crainte qu’il eut de me perdre lui fit prendre la
résolution d’être roi de France, et il commença dès lors à se rétablir. Voyez
combien la France est obligée à l’amour, et combien ce royaume doit être galant,
quand ce ne serait que par reconnaissance.
Roxelane – Il est vrai; mais j’en reviens à
ma pucelle. Qu’a-t-elle donc fait ? L’histoire se serait-elle trompée, pour
attribuer à une paysanne, pucelle, ce qui appartient à une dame de la cour,
maîtresse du roi ?
Agnès Sorel – Quand l’histoire se serait
trompée jusqu’à ce point, ce ne serait pas une si grande merveille. Cependant
il est sûr que la pucelle anima beaucoup de soldats : mais moi, j’avais
auparavant animé le roi. Elle fut d’un grand secour à ce prince, qu’elle trouva
ayant les armes à la main contre les Anglais; mais sans moi elle ne l’eût pas
trouvé en cet état. Enfin vous ne douterez plus de la part que j’ai dans cette
affaire, quand vous saurez le témoignage qu’un des successeurs (François 1er)
de Charles VII a rendu en ma faveur dans ce quatrain :
Gentile Agnès, plus d’honneur en mérite,
La cause étant de France recouvrer,
Que ce que peut dedans un cloître ouvrer,
Close nonain, ou bien dévot ermite.
Qu’en dites-vous, Roxelane ? Vous
m’avouerez que si j’eusse été sultane comme vous, et que je n’eusse pas eu le
droit de faire à Charles VII la menace que je lui fis, il était perdu.
Roxelane – J’admire la vanité que vous
tirez de cette petite action. Vous n’aviez nulle peine à acquérir beaucoup de
pouvoir sur l’esprit d’un amant, vous qui étiez libre et maîtresse de
vous-même; mais moi, toute esclave que j’étais, je ne laissai pas de m’asservir
le sultan. Vous avez fait Charles VII roi Presque malgré lui; et moi, de
Soliman j’en fis mon époux, malgré qu’il en eût.
Agnès Sorel – Hé quoi ! On dit que les
sultans n’épousent jamais ?
Roxelane – J’en conviens; cependant je me
mis en tête d’épouser Soliman, quoique je ne pusse l’amener au mariage par
l’espérance d’un bonheur qu’il n’eût pas encore obtenu. Vous allez entendre un
stratagème plus fin que le vôtre. Je commençai à bâtir des temples et à faire
beaucoup d’autres actions pieuses; après quoi je fis paraître une mélancolie
profonde. Le sultan m’en demanda la cause mille et mille fois; et quand j’eus
fait toutes les façons nécessaires, je lui dis que le sujet de mon chagrin
était que toutes mes bonnes actions, à ce que m’avaient dit les docteurs, ne me
servaient de rien, et que comme j’étais esclave, je ne travaillais que pour
Soliman mon seigneur. Aussitôt Soliman m’affranchit, afin que le mérite de mes
bonnes actions tombât sur moi-même : mais quand il voulut vivre avec moi comme
à l’ordinaire, et me traiter en sultane du serial, je lui marquai beaucoup de
surprise, et lui représentait, avec un grand sérieux, qu’il n’avait nul droit
sur la personne d’une femme libre. Soliman avait la conscience délicate; il
alla consulter ce cas à un docteur de la loi, avec qui j’avais intelligence. Sa
réponse fut, que le Sultan se gardât bien de prendre rien sur moi, qui n’était
plus son esclave, et que s’il ne m’épousait, je ne pouvais être à lui. Alors le
voilà plus amoureux que jamais. Il n’avait qu’un seul parti à prendre, mais un
parti fort extraordinaire et même dangereux, à cause de la nouveauté, cependant
le prit, et m’épousa.
Agnès Sorel – J’avoue qu’il est beau
d’assujettir ceux qui se précautionnent tant contre notre pouvoir.
Roxelane – Les hommes ont beau faire, quand
on les prend par les passions, on les mène où l’on veut. Qu’on me fasse
revivre, et qu’on me donne l’homme du monde le plus impérieux, je ferai de lui
tout ce qu’il me plaira, pourvu que j’aie beaucoup d’esprit, assez de beauté,
et peu d’amour.
Le Titien - Portrait de Roxelane |
Gisant d'Agnès Sorel (Collégiale saint Ours de Loches) |
J'ai parlé d'Agnes Sorel sur Maisdisons dans un article intitulé Fatal Metal
RépondreSupprimerUne autre voisine Diane de Poitiers connut un destin comparable.
J'ai vu ce gisant d’Agnès à Loches: une merveille.
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