dimanche 26 mars 2023

La légende de Hugo van der Goes - Henri Roujon (1910)

 Il fut un temps lointain où l'histoire de l'art pouvait occuper la une d'un quotidien national.


La légende de Hugo van der Goes - Henri Roujon (Le Figaro 25 juillet 1910)


Hugo van der Goes, L'adoration des mages, dite Monforte-Altar, vers 1470/75,
© Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie 



A propos de cette Adoration des Mages, de Hugo van der Goes, découverte dans un couvent de Galice, la question du protectionnisme artistique se pose une fois de plus. Un bruit de millions se faisait déjà autour du tableau du peintre gantois. Cependant le gouvernement espagnol arrêtait brusquement les convoitises. Le ministre de l’instruction publique, M. Burell l’a déclaré hier, au correspondant du Figaro, “Ma décision est prise et bien prise : ce chef-d’oeuvre ne sortira pas d’Espagne.” (1) Posséder un tableau authentique de Van der Goes, c'est un rêve que tout musée doit caresser. Défendre jalousement un pareil trésor, c’est, pour un ministre, le devoir même. Plus d’un de nous s’abandonnait déjà au désir, peut-être coupable, de voir notre Louvre s’enrichir. Puisque l’Adoration des Mages demeure en Espagne, eh bien ! nous irons l’admirer dévotement; à Montforte, dans la chapelle du couvent des Escolapios. Je sais quelqu’un qui consent de bon cœur à ce déplacement.


L’ancienne critique aimait à classer les admirations et donnait volontiers aux morts illustres des numéros d’ordre. Il y avait, naguère encore, une cote officielle de la Beauté. Si démodée que soit cette manière, chacun de nous garde au fond du coeur le secret d'une prédilection. Pourquoi, apprenant qu’un nouveau chef-d’oeuvre de Hugo Van der Boes était signalé, ai-je senti une de ces émotions qu’inspire la piété particulière ? Vais-je prétendre que le maître flamand l’emporte sur tous ses rivaux d’immortalité ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que je l’aime plus que tous les autres, ce génie enveloppé de mystère. C’est mieux, me semble-t-il, qu’une joie spirituelle, c’est un bonheur, un intime bonheur, qu’il subsiste une épave de cette magnifique pensée naufragée.


Hugo van der Goes, Triptyque Portinari - vers 1475
Musée des Offices - Florence


Le compte est vite établi, hélas ! des œuvres de maître Hugo. Il y a vingt ans, une seule, la Nativité de Florence, attestait indiscutablement de son génie. (2) Qu’il était délicieux alors, le pèlerinage de l’hôpital de Santa Maria Nuova !. Vous traversiez la piazza déserte, vous sonniez timidement à la grille rouillée; lentement, solennellement, un vieux custode, chétif et doux, vous accueillait d’un grognement sympathique. Il tirait de sa houppelande un trousseau de clefs. Les portes de l’hôpital s’ouvraient, une à une, avec un joli bruit d’initiation. Enfin, dans une vaste salle, apparaissait l’incomparable chose, ce radieux, ce douloureux, ce tendre Noël, le plus beau mystère qu’un peintre ait jamais raconté. Le gardien de la merveille se tenait humblement auprès du cadre; il semblait, ce bon gnome, un adorant de plus. C’était pour le visiteur interdit une heure inoubliable. Ce jour-là, il semblait impossible, même dans l’ensorceleuse Florence, de changer d’admiration. Les yeux étaient trop remplis de la vision sainte pour rien contempler d’autre, et aller s’extasier ailleurs eût paru de l’infidélité.


Ce triptyque de la nativité aurait dû demeurer toujours, loin des foules, en ce lieu de charité et de prière. C’était un don du banquier Portinari à l’hospice fondé jadis par son aïeul, le père de Béatrice de Dante. Le chef-d’oeuvre de Van der Goes s’épanouissait alors dans son atmosphère naturelle. Le musée de Florence a réclamé ses droits seigneuriaux : le Triptyque de Portinari illustre maintenant une des salles des Offices. D’accueillants fauteuils permettent aux touristes des deux mondes de s’enthousiasmer confortablement. Tous est pour le mieux, mais qu’est devenu le vieux custode qui savait se taire ? A sa place, une casquette galonnée vous raconte que si ce tableau passait en vente il ferait un million. Et cet honorable fonctionnaire est prêt, moyennant une rétribution modique, de psalmodier la vie de Van der Goes.


Hugo van der Goes, Mort de Marie, vers 1480
Bruges, Groeningemuseum (après sa restauration en 2022)

Il n’en sait rien. Nous n’en savons guère plus. De savants chercheurs, M. Alphonse Wauters, M. Camille Benoît, M. Fiérens-Wauters ont, dans ces dernières années, fouillé l’énigme. Nous leur devons de retrouver les traces de maître Hugo dans quelques oeuvres dispersées; la Descente de croix et la Tentation de Vienne; l’adorable Madone de Bruxelles, qu’adore un novice franciscain attendri; le Roi du château d’Holyrood, ou encore, cette Mort de la Vierge du musée de Bruges, qu’une sotte attribution donnait à Schorel, magnifique ruine, outragée par les restaurateurs (3), où se devine le récit de l'agonie bienheureuse chanté par un poète agenouillé. Et voici qu’un couvent d’Espagne prétend garder, au fond des montagnes, cette Adoration des Mages, où les plus qualifiés admirateurs de Van der Goes n’hésitent point à la retrouver tout entier. Peu à peu, le génie du plus pur artiste de la seconde génération flamande reprend ses droits à la gloire. Et c’est toujours la même maîtrise que se révèle, avec le don suprême du pathétique simple, et cette tendre préférence pour les faibles qu’a avouée le peintre, lorsqu’il a mis sur les visages des trois bergers, guidés par l’étoile, l’allégresse infinie des déshérités. Mais de l’homme même qui a su parler ainsi le langage secret de la misère consolée, du drame secret de cette expérience visionnaire, il faut bien l’avouer nous ignorons tout.


Hugo van der Goes - Diptyque (Le péché originel, la déploration du Christ), vers 1475
Kunsthistorisches Museum, Vienne



Que nous reste-t-il ? Quelques lignes de Vasari, la brève notice du bon Van Mander, de vagues traditions recueillies par d’honnêtes annalistes, routiniers et crédules. Nous savons ainsi que Van der Goes peignit des “entremetz” au mariage de Charles le Téméraire et qu’il fut doyen de sa Gilde. “ Cet ancien, dit Van Mander, excellait à donner aux saint personnages une pieuse dignité.” Les documents témoignent que le maître de gantois fut célèbre et admiré de son vivant; l’histoire se déclare ensuite impuissante. Heureusement, la légende reste. Elle est si belle qu’on se prend à souhaiter qu’elle échappe aux reprises de la vérité. Que l’érudition daigne nous laisser ce précieux mensonge, en toute sa naïveté cruelle.



Il n’est démontré nulle part, mais au moins est-il permis d’imaginer que le peintre par excellence de la miséricorde fut un torturé de l’amour. Hugo Van der Goes, dans sa jeunesse, devint le commensal d’un riche seigneur de Gand, Jacques de Weytens, qui le chargea de décorer sa maison. L’humble imagier et la fille de Weytens, Isabelle, s’aimèrent dès leur première rencontre. Ce fut avec la beauté d’Isabelle dans l’âme que le jeune peintre peignit, au-dessus de la cheminée de Weytens, l’histoire d’Abigaïl. Comme il est écrit au livre de Samuel, l’épouse d’Abigaïl, avare et jaloux, refusa ses brebis aux bandes de David. Alors, la femme au coeur charitable eut honte de son mari; elle alla, avec des présents dans les mains, trouver le beau fugitif en son campement du Carmel. L’Eternel fit mourir opportunément l’homme sans pitié et David épousa la veuve du méchant. Tandis qu’il peignait cette histoire, conseillère d’espérance, Van der Goes donnait à la douce Abigaïl les traits de la fille de Weytens. Mais le rude seigneur flamand, semblable à Nabal, écouta les conseils de l’avarice : il chassa de son logis le pauvre artisan coupable du crime d’amour. Isabelle prit le voile aux Dames Blanches de Bruxelles.


Il est certain que Van der Goes termina ses jours au Rouge-Cloître de la forêt de Soignes, sous la bure d’augustin. M. Alphonse Wauters a retrouvé une relation écrite par un des religieux de ce monastère, Gaspard Ofhuys, de Tournay. Voici ce que raconte le chroniqueur : “quelques années après sa profession, au bout de cinq ou six ans, notre frère convers se rendit à Cologne. Pendant que Hugues revenait de ce voyage, il fut frappé d’une maladie mentale. Il ne cessait de se dire damné et voué à la damnation éternelle et aurait voulu se nuire corporellement et très cruellement, s’il n’en avait été empêché de force. On parvint, toutefois, à atteindre Bruxelles, où le prieur fut immédiatement appelé. Celui-ci soupçonna Hugues d’être frappé de l’affection qui avait tourmenté le roi Saül, et, se rappelant comme il s’apaisait lorsque David jouait de la cithare, il permit de faire de la musique en présence du frère Hugues et d’y joindre d’autres récréations de nature à dominer le trouble mental du peintre.”


Un commentateur italien accepte complaisamment que le mystère de la folie de Van der Goes s’explique ainsi : per dispiaceri avuti in amore. Frère Gaspard Ofhuys se défend de cette pensée profane. “On était, dit-il, rarement d’accord sur l’origine de la maladie de notre frère convers. D’après les uns, c’était une espèce de frénésie. A en croire les autres, il était possédé du démon. Il se révélait chez lui des symptômes de l’une et l’autre de ces affections. Toutefois, comme on me l’a fréquemment répété, il ne voulut jamais nuire à personne qu’à lui, pendant le cours de sa maladie. Aussi, à mon avis, Dieu seul sait ce qui en était.


C’est la parole du saint, c’est aussi celle du sage. Frère Gaspard en savait-il plus long qu’il n’a voulu dire ? Il ajoute : “pour ce qui est des passions de l’âme, je sais de source certaine que notre frère convers y était fortement livré.”


Livré aux passions de l’âme ! Qu’il s’agisse des témoignages de l’histoire ou d’un lointain murmure de légende, n’est-ce point là ce qui définit le voyant qui ajoutait aux tragédies sacrées de la piété nouvelle ? Sans doute, un tourment d’amour donne à ce malade sublime une noblesse de plus. Mais le mal était peut-être plus noble encore qui tua cette raison téméraire. “L’affection dont souffrait le roi Saül”, c’est l’orgueil de s’élever au delà du pouvoir humain. Quels songes éperdus de gloire et de génie a osés le possédé du Rouge-Cloître tandis que des harpistes augustins berçaient son délire ? A quels poèmes irréalisés pensait-il où se serait exprimé l’inexprimable ? Répétons, avec Gaspard Ofhuys, Dieu seul le sait. Celui de tous les interprètes de l’Ecriture qui a pu le plus saintement revivre le Noël du pardon, le confesseur de pèlerins aux mains calleuses, le peintre ami des pauvres est peut-être mort d’une débauche de rêves. Un poète l’a dit : il y a “le vertige du gouffre d’en haut".

Henry Roujon - Le Figaro, 25 juillet 1910


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(1) - La Gemäldegalerie de Berlin acheta ce tableau en 1913. Il est mutilé dans sa partie supérieure où l'on ne devine plus que les pieds des anges.

L'adoration des mages de Jan Mabuse donne une idée de ce qu'aurait pu être la composition du haut du tableau.



(2) - Un florentin qui achète de l'art flamand vers 1480 ! C'est que Portinari vécut plus de 40 ans à Bruges où il dirigea la filiale bancaire des Médicis. Exécutés à Gand, les trois panneaux sont acheminés à Pise sur un bateau de commerce, via la Sicile ; ils sont ensuite transportés en barque, sur l'Arno, dans la capitale toscane, puis ils sont portés par 16 hommes, le , dans l'église San Egidio où ils sont placés au-dessus du maître-autel.

(3) A propos de ruine outragée, Henry Roujon ignorait l'existence de cette Vierge à l'enfant attribuée à van der Goes par Christie's et vendue près de 9 millions de dollars en avril 2017. (notice ici)


Hugo van der Goes - Sainte Geneviève
(Revers du panneau de gauche du diptyque)
Kunsthistorisches Museum, Vienne




1 commentaire:

  1. Ahhh la malédiction des Offices ...Plus aucun souvenir du triptyque... En revanche je me souviens très bien( 50ans plus tard) de la déception au Palais Pitti devant le clinquant des Raphaël restaurés.
    Attention = > l'époux et non l'épouse d’Abigaïl,
    ...............
    Merci pour cet assez fabuleux article

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