dimanche 29 janvier 2017

Paul ÉLUARD - Le déshonneur d'un poète

"J'ai suffisamment à faire avec les coupables qui n'ont pas avoué." Ainsi le poète bénit-il les meurtriers qui tabassaient leurs prisonniers, leur cassaient la mâchoire, les envoyaient sous les douches glacées dans les cachots de ciment ... Ne me sortez pas vos salades sur l'âme fragile de Paul Éluard. Son âme, roulée dans les excréments de la lâcheté, émet de l'ambre jusque dans l'au-delà ...
Jan Zábrana - Toute une vie





Pour être exact, Paul Éluard a écrit,  J'ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m'occuper des coupables qui clament leur culpabilité, en réponse à André Breton qui lui demandait d'intervenir en faveur de Zavis Kalandra, condamné à mort lors d'un procès-spectacle à Prague.


Lettre ouverte à Paul Eluard

Paris, le 13 juin 1950.
Il y a quinze ans, sur l'invitation de nos amis les Surréalistes tchèques, toi et moi nous nous sommes rendus à Prague. Nous y avons donné des conférences, des interviews. Plus récemment, je sais que tu as été très fêté mais c'était de manière plus convenue, plus officielle. Tu ne dois pas avoir oublié l'accueil de Prague.
Rien ne nous séparait alors : du point de vue politique nous étions loin de prétendre à l'orthodoxie. Nous n'étions forts que de ce qu'à quelques-uns, en commun, nous pensions par nous-mêmes. Ce que nous pensions était à nos yeux rigoureusement conditionné par l'activité poétique qui, entre toutes, nous avait d'abord concernés. Si, en chemin, nous nous étions ouverts à la revendication sociale, si nous voulions la concevoir uniquement sous la forme ardente que lui avait prêtée la révolution bolchevik, si tout notre effort tendait à réduire, entre telles vues “ culturelles ” du Parti Communiste et les nôtres, les divergences qui subsistaient, nous n'en croyions pas moins nécessaire de défendre nos positions lorsqu'elles procédaient de certitudes acquises dans le domaine de notre exploration particulière. Il y allait de l'authenticité de notre témoignage sur les deux plans : le moindre compromis dans un sens ou dans l'autre nous eût paru de nature à fausser radicalement ce témoignage, nous eût perdus à nos yeux.
C'est dans ces dispositions que nous sommes arrivés à Prague, anxieux malgré tout de la réception qui serait réservée à notre message. Une chose est d'affronter un public étranger lorsqu'on est décidé, quoi qu'il advienne, à faire état de ses seules convictions ; une autre est de venir à lui comme porte-parole dûment mandaté d'organisations puissantes, sans plus rien avoir à tirer de son propre fonds. Je le répète, nous n'étions, toi et moi, que nous-mêmes. Dans l'agitation un peu fébrile de ces premiers jours, il y a, si tu te rappelles, un homme qui passe, qui s'asseoit aussi souvent que possible avec nous, qui s'efforce de nous comprendre, un homme ouvert. Cet homme n'est pas un poète mais il nous écoute comme nous l'écoutons : ce que nous disons ne lui semble nullement irrecevable ; ce qu'il objecte parfois nous éclaire, voire nous convainc. C'est lui qui, dans la presse communiste, donne les plus pénétrantes analyses de nos livres, les comptes rendus les plus valables de nos conférences. Il n'a de cesse tant qu'il n'a pas disposé tout en notre faveur les grands auditoires où se mêlent intellectuels et ouvriers.
Sur le plan humain, cette assistance, cette générosité furent alors, pour nous, d'un immense prix. Le “ Bulletin ” publié à Prague, le 9 avril 1935, en tchèque et en français, signé de toi et de moi, l'atteste expressément.
Je pense que tu as retenu le nom de cet homme : il s'appelle - ou s'appelait - Závis Kalandra. Je n'ose décider du temps du verbe puisque les journaux nous annoncent qu'il a été condamné à mort jeudi dernier par le tribunal de Prague. Après les “ aveux ” en règle, bien entendu. Jadis tu savais comme moi que penser de ces aveux. Kalandra le savait aussi lorsqu'en 1936 il fut exclu du P.C. à la suite des commentaires que lui avait inspirés le “ procès des 16 ” à Moscou. Je sais bien qu'alors il est devenu l'un des dirigeants du Parti Communiste Internationaliste (section tchèque de la IVe Internationale) mais comment pour cela lui jetterais-tu la pierre, toi qui, peu de mois auparavant, signais un texte intitulé : “ Du temps que les Surréalistes avaient raison ”, concluant à notre défiance formelle à l'égard du régime stalinien - texte que chacun peut relire aujourd'hui ?
La guerre et l'occupation auraient-elles établi un tel partage entre les hommes que Kalandra soit passé manifestement du mauvais côté ? Serait-il coupable devant la Résistance ? Mais non, puisque ce sont ses articles de 1939 - où, en pleine occupation nazie, il ne craignit pas de tourner en dérision la propagande hitlérienne - qui lui valurent six années d'incarcération dans les camps (de Ravensbruck et de Sachsenhausen notamment).
A d'autres ! Ce n'est pas de ce bois-là qu'on fait les traîtres. Toi à qui je connus longtemps ce respect et ce sens sacré de la voix humaine jusque dans l'intonation, retrouves-tu la voix de Kalandra sous ces défroques de propagande sordide : “ Mon but était d'obtenir le raidissement du blocus discriminatoire tel qu'il est imposé par les impérialismes occidentaux à la Tchécoslovaquie, afin d'attenter à sa prospérité économique et de l'acheminer vers la marshallisation ” ?
Comment, en ton for intérieur, peux-tu supporter pareille dégradation de l'homme en la personne de celui qui se montra ton ami ?


André Breton.

Kalandra fut pendu le 27 juin 1950... au grand soulagement d'Éluard qui n'allait plus être importuné par Breton pour de telles vétilles !




2 commentaires:

  1. Merci pour ce texte que je ne peux lire sans trembler.
    ....
    Il se trouve que j'ai connu d'assez près un adolescent inculte qui avait à l'époque des tendresses pour Eluard....
    Il en rougit encore.

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    1. J'ai de la tendresse pour Eluard et même pour Aragon, pour certains textes qu'ils ont écrit, mais pas pour leur zèle stalinien. J'ai de la tendresse pour Malet pour ses poèmes surréalistes et la période où résistant il a été aux prises avec l'intolérance d'Eluard. Parfois j'ai de la tendresse pour Breton, même si je ne supporte ni son autoritarisme ni son homophobie.
      Au fond ça va beaucoup mieux depuis que j'ai mis de côté les conceptions manichéennes.

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