(articles publiés dans Combat 2-9 octobre 1952)
I - C'est le tortionnaire qui donne mauvaise conscience à la société, Combat - 2 Octobre 1953
Il n'est peut-être pas de question plus gênante, plus quotidienne et plus mal connue que celle des conditions de l'aveu dans le monde moderne. Il semble que plus le problème s'insère dans la trame des jours et dans la conscience de l'homme moyen, plus on s'efforce de perpétuer l'imprécision et le malentendu. On répugne à une analyse rationnelle ; on se réfugie dans une sorte de naïveté volontaire bien proche de la mauvaise conscience.
Car on craint, 
                  du moins inconsciemment, de contester des structures morales 
                  communément qualifiées de normales. Ce n'est pas 
                  tellement la révélation de tortures policières 
                  - révélations toutes matérielles, en quelque 
                  sorte, et sans portée tragique, même si nous sommes 
                  compromis - qui nous inquiète : c'est un ébranlement 
                  de l'humanisme occidental. Il semble qu'on ait peur de la terrible 
                  fragilité de la personne, du dérisoire de convictions 
                  trop vite anéanties, de l'humiliation de techniques plus 
                  fortes que notre dignité. Au moment même où 
                  la civilisation libérale proclame ses principes et ses 
                  conquêtes passées avec un acharnement désespéré, 
                  une honte secrète se joint à ses certitudes, celle 
                  de la victime devant le bourreau qui la met à nu. Les 
                  méthodes de ravalement de la personne ne posent-elles 
                  pas le problème de notre condition avec une sincérité 
                  sans refuge? Est-il possible de passer sous silence ce qu'elles 
                  nous apprennent de nous-mêmes? Si barbare que soit l'instrument 
                  qui nous contraint au regard, nous n'échappons pas à 
                  une lucidité impitoyable à son tour. 
                
Les conditions 
                  de l'aveu entraînent la pensée à une sorte 
                  de masochisme où les principes ne sont plus rien que 
                  des panneaux protecteurs. L'observateur, déchiré 
                  entre des vérités soudain gratuites et le pessimisme 
                  où le plongent des armes sauvages, mais révélatrices, 
                  essaie de se soustraire à la question qui se retourne 
                  aussi contre la victime forcée au secret de sa démission. 
                  Très vite, le problème des fondements de notre 
                  vie intérieure devient trop urgent et le débat 
                  se déplace - c'est, paradoxalement, le tortionnaire qui 
                  donne mauvaise conscience à la société. 
                
Les pouvoirs 
                    de la conscience collective
                
Une autre 
                  raison de la répugnance à étudier les conditions 
                  de l'aveu découle de l'impossibilité de le faire 
                  par référence à une doctrine politique. 
                  La question touche aux arcanes de l'organisation psychique des 
                  collectivités ; elle se ramifie donc dans la sociologie 
                  ; elle met en cause des réflexes de la vie morale ; elle 
                  oblige à se pencher sur les composantes de la personnalité, 
                  sur sa capacité de résistance au milieu ; elle 
                  montre les pouvoirs de la conscience collective des masses ; 
                  elle révèle le degré d'autonomie spirituelle 
                  de l'individu : autant de gages d'universalité qui nous 
                  poussent précisément à tenter sans réticences 
                  cette étude. D'autant plus que le moment serait mal choisi 
                  pour la réticence et ce qu'elle implique de tacite adhésion. 
                  En 1936, les grandes épurations en Russie pouvaient encore 
                  passer pour un phénomène isolé. Mais en 
                  Europe, la guerre, puis l'occupation, ont également fait 
                  de l'aveu une préoccupation quotidienne. Enfin, certains 
                  procès de l'Épuration ont singulièrement 
                  ressemblé, par l'attitude que prenaient les accusés, 
                  à ces démonstrations de culpabilité qui, 
                  de loin, nous paraissaient incompréhensibles. Le problème 
                  de l'aveu est donc au carrefour des justifications de notre 
                  Occident. Par les conditions dans lesquelles il se pose, il 
                  constitue un leitmotiv de la conscience moderne. C'est sans 
                  tenir compte des régimes ni des nations qu'il convient 
                  d'y entrer. 
                
D'abord 
                    une question de mots
                
Les mots sont 
                  porteurs d'absolu ; ils sont inconditionnels par nature et rendent 
                  la vie difficile aux sociétés. Il est aussi impossible 
                  de les accepter avec toutes leurs prétentions que de 
                  les repousser. Ainsi en est-il des mots «vol» ou  
                  «assassinat» chargés de tout le poids des 
                  Tables de la Loi. Toute société commence donc 
                  par limiter la portée des mots ou par les supprimer ; 
                  c'est sa manière d'imposer le relatif. Le mot «torture» 
                  n'est plus dans le Code ; cela rend plus difficile l'abolition 
                  de la torture : il faut à nouveau créer la question 
                  de la torture en allant repêcher le mot. De même 
                  une société ne proclamera jamais que l'assassinat 
                  ou le vol sont désormais légaux ; elle «réprimera 
                  les menées anti-nationales», elle «procédera 
                  à l'élimination systématique des ennemis 
                  de la classe ouvrière», elle «luttera contre 
                  les traîtres, les fascistes ou les impérialistes», 
                  elle «préservera ses idéaux». 
                
Les mots inattendus 
                  qui pullulent soudain dans les époques troublées 
                  ne sont d'ailleurs que des fractionnements de mots anciens. 
                  Du reste, par temps calme, les mots sont également fractionnés, 
                  mais dans une moindre mesure : si vous supprimez votre crémière, 
                  c'est un meurtre ; si la société vous supprime 
                  en retour, c'est un verdict. 
                
Les mots anciens 
                  sont tous atteints d'un virus dangereux, ils sont universels. 
                  Les mots nouveaux, par contre, sont tous contingents à 
                  l'Histoire, à la Révolution, à la Nation, 
                  à la Démocratie ou à la Tyrannie. C'est 
                  pourquoi on les arme de majuscules, cela leur donne de l'importance. 
                
Le renversement 
                    des évidences
                
Les mots nouveaux 
                  coupent et taillent si allègrement dans le vif des mots 
                  anciens qu' ils parviennent quelquefois à les supprimer. 
                  On revient alors aux mots anciens, mais ceux-ci ne contenant 
                  plus rien d'éternel ne présentent plus aucun danger. 
                  En vérité, un tel phénomène est 
                  fort rare et exige une longue maturation des esprits. «Le 
                  mot agression vient de changer de sens, les événements 
                  lui ayant donné un contenu historique nouveau opposé 
                  à l'ancien», dit M. Molotov après la signature 
                  du pacte avec l'Allemagne. «Le scientifique, c'est le 
                  partiel, l'objectivité, c'est l'erreur», proclame 
                  Jdanov. Ce «renversement des évidences» est 
                  le signal de l'extinction radicale d'une forme de civilisation. 
                  Mais ceci est une autre histoire. 
                
Aux précautions 
                  qu'on prend à l'égard des mots, on mesure le pouvoir 
                  qu'ils ont gardé. En Occident, ils ne se laissent pas 
                  faire encore. Aussi les camoufle-t-on, les refoule-t-on dans 
                  les archives des bibliothèques, dans les Académies 
                  et autres institutions culturelles d'où ils resurgissent 
                  timidement d'abord, arrogants bientôt. Un beau jour, coup 
                  de théâtre : l'assassinat redevient l'assassinat. 
                  La société ne pouvant voir sans honte un tel vocable 
                  sur la place publique, se redonne aussitôt une bonne conscience 
                  en réduisant le monstre à la part qui lui revient 
                  dans les sociétés tranquilles. Alors les sages 
                  qui, hier encore, assainissaient la nation, passent un mauvais 
                  quart d'heure au nom de la liberté. Tels sont les chassés-croisés 
                  des mots avec les choses et des choses avec les mots. 
                
Cette apparente 
                  digression était nécessaire pour faire comprendre 
                  les formes nouvelles et fabuleuses de l'aveu. En effet, la torture 
                  que nous connaissons fait avouer des délits de droit 
                  commun. Certes, elle peut, aussi bien en Occident qu'en U.R.S.S., 
                  acculer au vertige. «Au bout d'un an et demi de prison, 
                  a dit Deshayes, le condamné de Nantes, j'avais perdu 
                  tout ressort: j'étais un homme brisé, une vraie 
                  loque. J'en avais trop subi. J'ai pu tout juste rassembler quelques 
                  forces pour hurler que j'étais innocent. Mais là 
                  encore, on ne m'a pas cru. Au fond, j'ai été pris 
                  dans un engrenage qui m'a broyé, j'étais un homme 
                  «foutu». Tout ce que je peux vous souhaiter, c'est 
                  de ne pas passer par là». Mais il reste 
                  que les crimes reprochés par erreur à Deshayes 
                  ont une claire définition dans la loi et dans les moeurs: 
                  personne ne conteste leur caractère de «délit 
                  en soi». Quid si la qualification juridique se met à 
                  battre la campagne? Nous revenons alors aux complications affreuses 
                  que les mots nouveaux infligent au citoyen. Tel acte, jusqu'alors 
                  anodin, relèvera désormais du Code pénal.
II - La société ne permet plus à l'individu de contester la qualification juridique de son délit, Combat - 3 octobre 1952
Même 
                  sous la pression d'une collectivité enragée, l'aveu 
                  demeure plein de réticences. Il y a loin de l'aveu des 
                  accusés français de la légation de Roumanie, 
                  à ceux, exultants, de Rajk ; les aveux devant nos cours 
                  de justice, les aveux même de Mindszenty ou de Mihailovitch 
                  ne sont pas comparables à ceux de Boukharine qui rejoint 
                  le roman par la luxuriance et la variété des fautes 
                  dont il s'accuse.
Les prévenus, 
                  interrogés et torturés pendant des mois, diminués 
                  mentalement et physiquement, demeurent la tête basse et 
                  balbutient : on sent qu'avec des forces ils retrouveraient des 
                  vérités contraires. Pourquoi Rajk en rajoute-t-il? 
                  Pourquoi semble-t-il si heureux d'avouer? 
                
C'est un nouvel 
                  aspect de l'aveu qu'il convient d'examiner. Mais déjà 
                  nous connaissons quelques conditions fondamentales de l'aveu 
                  que nous retrouverons ici. Déjà nous devinons 
                  la fragilité de toute spiritualité autonome et 
                  la force du nombre au gré des remous de l'Histoire. Il 
                  suffit d'aller aux limites de cet univers virtuel pour en découvrir 
                  les derniers ressorts. 
                
Supposons 
                  que l'activité d'un attaché militaire constitue 
                  le délit d'espionnage et entraîne la peine de mort. 
                  L'accusé pourra choisir entre deux solutions - outre 
                  celle de tout avouer. 
                
1) Nier le 
                  fait. Mais l'accusation a prouvé, pièces en main, 
                  que vous avez noté sur votre calepin l'heure de passage 
                  d'un train militaire, l'emplacement d'un champ d'aviation. Vous 
                  êtes parvenu par astuce à savoir combien d'ouvriers 
                  travaillent à l'usine voisine. Le dossier regorge de 
                  menus faits bien établis, il serait de mauvaise foi de 
                  les nier ; 
                
2) Reconnaître 
                  les faits, mais nier leurs portée, contester la qualification 
                  juridique du délit. Dire : «Oui, en tant qu'attaché 
                  militaire français en Roumanie j'ai observé l'aménagement 
                  de nouveaux terrains d'atterrissage et j'en ai fait rapport 
                  à mon gouvernement, mais je conteste que ceci constitue 
                  de l'espionnage en faveur des «États impérialistes», 
                  car les traditions diplomatiques des États civilisés, 
                  le droit des gens, etc., etc.». Où encore: «Oui, 
                  j'ai pris position contre Mersel-Kébir et, d'ailleurs, 
                  je déteste les Anglais et je situe Nuremberg au niveau 
                  de la justice canaque ou papoue, mais ceci ne constitue pas 
                  le délit de trahison, vu que la liberté de pensée 
                  et d'expression, etc., etc.». 
Pas de 
                    pouvoir sans consentement collectif
Il est clair 
                  qu'une telle attitude est à peu près impossible 
                  à soutenir. Quel moyen plus sûr de vous faire condamner 
                  que de vous proclamer coupable quand on vous tient pour suspect? 
                  Si le juge est maître de la définition du délit, 
                  c'est que cette définition repose sur un consentement 
                  de la nation. José Ortega y Gasset a bien démontré 
                  qu'il n'y a pas de pouvoir sans consentement. Il s'agit d'ailleurs 
                  moins d'un acquiescement lucide que d'une atmosphère 
                  qui vous entraine. 
                
Et il n'est 
                  d'ailleurs pas besoin de la contrainte directe. En Amérique, 
                  le citoyen peut encore refuser de comparaître devant la 
                  Commission des Activités anti-américaines ; mais 
                  alors, l'opinion le tient pour coupable et la Commission le 
                  condamne pour outrage au Congrès, c'est-à-dire 
                  à elle-même. Il n'est pas interdit de s'affilier 
                  au parti communiste, à condition de s'inscrire sur la 
                  liste des espions mise à votre disposition à la 
                  police. On se rend bien compte que l'extension quasi indéfinie 
                  de la notion de trahison serait impossible sans soutien de l'opinion 
                  - et pourtant le parti libéral est encore au pouvoir. 
                
En France, 
                  le Tribunal révolutionnaire n'a été possible 
                  que parce que la loi des Suspects jouait jusque dans les plus 
                  petits villages, grâce à «l'élan patriotique» 
                  de tous les citoyens. De même, la notion de trahison qui 
                  a régné en France, de 1944 à 1947-48 environ, 
                  reposait sur l'adhésion de la majorité des Français. 
                  Puis, à mesure que la société retrouvait 
                  une stabilité et que l'oubli venait recouvrir les soubresauts 
                  de l'Histoire, la justice a retrouvé ses traditions. 
                  Jamais les lois d'exception n'auraient été possibles 
                  sans le consentement de la masse. L'indépendance du pouvoir 
                  existe si peu que c'est dans la mesure exacte où le sentiment 
                  collectif de la vérité venait se modeler sur d'autres 
                  températures de la vie nationale, que les verdicts sont 
                  devenus progressivement moins lourds. 
                
Il y a plus 
                  grave : lors du procès d'espionnage intenté à 
                  divers membres de la Légation française de Roumanie, 
                  la presse française s'est aveuglée  avec 
                  une sorte de naïveté obstinée. Les employés 
                  français avaient tout avoué: en France, on s'est 
                  contenté de déclarer systématiquement que 
                  c'était sous l'effet de la torture. C'est que nous sommes 
                  suffisamment ébranlés dans nos propres vérités, 
                  non seulement pour que nous n'osions plus nous appuyer sur elles, 
                  mais encore pour qu' elles nous paraissent gênantes. Déjà, 
                  nous ne pouvons plus dire que nos diplomates se livrent au travail 
                  du diplomate, ni que Mgr Mindszenty est un homme de droite qui 
                  visait au rétablissement des Habsbourg : car Mgr Mindszenty 
                  visant au rétablissement des Habsbourg est déjà 
                  pour nous aussi un coupable. Tel est le pouvoir pris sur nous 
                  par la notion moderne de trahison. Seule la contestation absolue 
                  des définitions de l'adversaire armerait notre logique 
                  et donnerait un fondement à nos fidélités. 
                  Mais l'adversaire est dans nos murs et nos armes spirituelles 
                  sont gangrenées. 
                
Pourquoi 
                    les accusés plaident tous coupables?
                
On nous répondra 
                  qu'il subsiste une différence essentielle entre les culpabilités 
                  dictées par des vérités collectives et 
                  celles qui découlent du droit usuel: c'est que, dans 
                  le premier cas, l'accusé, dans son for intérieur, 
                  ne se tient pas pour coupable, n'ayant eu ni la conscience ni 
                  la volonté de sa faute. Quand rien, dans les traditions 
                  et les moeurs d'une nation, ne donne un fondement au nouveau 
                  et fabuleux délit, il manquerait à la faute cet 
                  «élément subjectif» qui conditionne 
                  la responsabilité, donc la culpabilité, dans les 
                  pays civilisés. 
                
Or les suspects 
                  sous la Révolution se sentaient coupables, les employés 
                  français à la Légation de Roumanie ne croyaient 
                  plus à leur propre innocence. Tous les citoyens jugés 
                  par les cours de justice ont plaidé coupable: ils ont 
                  essayé de nier ou d'atténuer leurs fautes, aucun 
                  n'a contesté les définitions du délit, 
                  tant était invincible le sentiment de la vérité 
                  que la collectivité leur opposait. Il en est de même 
                  pour l'accusé russe, bulgare ou roumain, écrasé 
                  par la force de l'orthodoxie marxiste-léniniste, ou irradié 
                  par l'avenir socialiste de l'univers. 
                
L'individualisme 
                  d'aujourd'hui est bien obligé de fixer toute son attention 
                  sur la ligne de démarcation de plus en plus insaisissable 
                  entre le délit politique et celui de droit commun. En 
                  vérité, le sentiment de la culpabilité 
                  résulte de l'isolement spirituel. La société 
                  crée chez l'accusé un isolement dans la faute 
                  qui le désarme. 
                
Devant le 
                  tribunal, détenteur de toutes les clés du bien 
                  et du mal, l'accusé moderne connaît l'impossibilité 
                  de contester les principes. Il n'a même pas le refuge 
                  du martyre, le martyre est une création postérieure, 
                  un mot-conquête de la réhabilitation. 
                
Fragilité 
                    de la spiritualité
                
Mais, répétons-le, 
                  il n'y a pas de législation dans l'abstrait: «Nul 
                  n'est censé ignorer la loi», dit le Code ; et, 
                  en fait, il arrive que le «sujet de droit» ignore 
                  la loi, ce n'est qu'au niveau de la contravention; 
                  et ce n'est guère au-dessus de ce niveau 
                  que le législateur peut se passer de lui.
III - Pour l'accusé Boukharine il est des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience d'un homme, Combat - 7 octobre 1952
SUPPOSONS l'accusé assez intelligent 
                  pour faire la démarcation entre les faits et leur portée 
                  en justice; un accusé, qui voit parfaitement où 
                  l'on veut le mener. Pendant des mois, il a eu faim et froid 
                  ; pendant des mois on l'a réveillé en pleine nuit 
                  pour l'interroger, mais on ne l'a pas convaincu. Et, à 
                  l'audience, il paraîtra plus convaincu que son juge. 
              
«Je n'oublierai jamais, tant que je vivrai, 
                dit Boukharine, une circonstance qui m'a amené sur la voie 
                des aveux. Une fois, à l'instruction, c'était en 
                été, j'ai appris : premièrement le déchaînement 
                de l'agression japonaise contre la Chine, j'ai appris l'agression 
                non déguisée de l'Allemagne, de l'Italie contre 
                le peuple espagnol. J'ai appris les préparatifs fiévreux 
                de tous les États fascistes en vue de déclarer la 
                guerre mondiale. Ce que d'habitude le lecteur apprend chaque jour 
                au compte-gouttes par les télégrammes, je l'ai appris 
                tout d'un coup, en doses fortes et massives. J'en fus littéralement 
                atterré. Tout mon passé se dressa devant moi. Certainement 
                ce passé peut être déconsidéré 
                et sera anéanti par mon action infâme, mais comme 
                motif intérieur, c'est plus fort que n'importe quoi. Tout 
                mon passé et toute ma responsabilité se sont dressés 
                devant moi et il m'est apparu avec une parfaite clarté 
                que j'y avais moi-même participé et que j'en étais 
                responsable ; que par mes actes de traître, j'avais secondé 
                les agresseurs.» 
L'accusé est d'avance convaincu de 
                  sa culpabilité
On voit donc comment la vision historique des 
                conséquences d'un acte abolit l'élément 
                subjectif du délit, dans l'esprit même de l'accusé. 
                Une succession de faits qu'il ne pouvait prévoir et dont 
                l'enchaînement lui est présenté d'un seul 
                coup, définit sa responsabilité et sa culpabilité 
                à ses propres yeux. 
              
C'est ainsi qu'on montrait aux généraux 
                allemands, à Nuremberg, des photographies des camps de 
                concentration pour les convaincre de l'étendue de leur 
                culpabilité de chefs d'armée. De même les 
                premiers collaborateurs jugés étaient coupables 
                de toute l'horreur de la société pour un certain 
                déroulement historique qui définissait après 
                coup leur culpabilité. 
              
Roger Grenier écrit très justement 
                : «Une opération semblable est tout à fait 
                nécessaire quand on est chargé de la purification 
                d'une nation après le passage de l'ennemi». Cette 
                conception de la culpabilité, répétons-le, 
                convainc en premier lieu l'accusé lui-même. 
              
Il s'agit ensuite de faire connaître en pleine 
                audience à l'accusé la noirceur de son crime, ce 
                qui ne va pas toujours sans heurt: 
              
Vychinski. - Comment pourrait-on caractériser 
                ces rendez-vous? 
              
Rykov. - C'était des rendez-vous des membres 
                d'une organisation illégale en lutte contre le parti et 
                le gouvernement soviétiques. 
              
Et encore : 
              
Vychinski. - Comment peut-on qualifier une telle 
                utilisation des fonds qui ne vous appartiennent pas à des 
                fins criminelles ? 
              
Bessonov. - ... 
              
Vychinski. - Je vais peut-être vous aider. 
              
Bessonov. - Je pense que vous le ferez mieux que 
                moi. Ce qui dans ma bouche peut maintenant paraître insincère 
                et peu convaincant, si vous le dites, sonnera vrai. 
              
On saisit sur le vif le passage de l'acte à 
                sa qualification : Rikov veut bien reconnaître le fait qu'il 
                a participé à certaines réunions. Encore 
                faut-il que ces réunions, il les reconnaisse pour des «rendez-vous 
                d'un organisation illégale tendant... ». C'est toute 
                la question et seule la vision historique peut convaincre le candidat... 
              
Quelquefois l'accusé effleure le problème 
                : on croit qu'il va le saisir. 
              
Vychinski. - On sait que le groupe du Caucase du 
                nord était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés 
                blancs. Est-ce un fait, oui ou non? 
              
Boukharine. - Mais je vous ai dit que je ne pouvais 
                nier ce fait, citoyen procureur. 
              
Vychinski. - Accusé Boukharine, est-ce un 
                fait, oui ou non, qu'un groupe de vos complices dans le Caucase 
                du nord, était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés 
                blancs à l'étranger ? Est-ce un fait, oui on non 
                ? Rikov en a parlé. Supkov en a parlé de même. 
              
Boukharine. - Si Rikov en a parlé, je n'ai 
                pas de raison de ne pas le croire. 
              
Vychinski. - Ne pouvez-vous pas me répondre 
                sans philosophie ? 
              
Boukharine. - Ce n'est pas de la philosophie. 
              
Vychinski. - Dites-moi non. 
              
Boukharine. - Je ne peux pas dire non, ni affirmer 
                que cela n'a pas eu lieu. 
              
Vychinski. - Donc, ni oui ni non? 
              
Boukharine. - Mais pas du tout. Parce qu'il y a 
                des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience 
                d'un homme. C'est le problème de la réalité 
                du monde extérieur. Je ne suis pas un solipsite. 
La culpabilité historique d'un Lousteau
On voit ici le désavantage et même 
                le ridicule de Boukharine. Pourtant l'outil du Procureur est simple 
                et grossier. La «réalité extérieure» 
                de ce dernier, c'est l'Histoire. L'accusé est coupable 
                de faits postérieurs même à son incarcération. 
                Cela rappelle le procès du journaliste Lousteau engagé 
                sur le front de l'Est comme reporter et entraîné 
                dans un combat à l'issue duquel il reçut la Croix 
                de fer. «Infiniment triste», dit le Président 
                Ledoux avec la solennité mélancolique, qui lui est 
                familière. «Vous auriez préféré 
                que je me sauve, que les Allemands disent qu'un officier français 
                se sauve? s'écrie Lousteau. Le Président Ledoux 
                continue à lui reprocher tous ses forfaits 
                qui prennent place aussitôt l'un après l'autre dans 
                une culpabilité historique globale. 
              
Cette culpabilité paraît à 
                l'inculpé fabriquée, tant elle lui paraît 
                étrangère à ses actes et à l'atmosphère 
                dans laquelle il les a vécus. Mais en histoire, comme en 
                Littérature, c'est le dernier mot qui donne son sens au 
                drame. Sartre a fort bien démontré ce mécanisme. 
                L'éclairage à rebours et inévitable. Soudain 
                Lousteau se met à pleurer: «Ce n'est pas si simple, 
                je vous assure que ce n'est pas si simple.»
IV - Pour l'accusé moyen il n'est pas d'existence morale hors de la communauté, Combat - 8 octobre 1959
Si Lousteau, nous l'avons montré, ne 
                  trouve de refuge que dans l'absolu, Boukharine, lui, voit l'avenir 
                  de l'orthodoxie : « Lorsqu'on se demande : «Si tu 
                  meurs, au nom de quoi mourras-tu?», c'est alors, dit-il, 
                  qu'apparaît avec une netteté saisissante un gouffre 
                  absolument noir. Il n'est rien au nom de quoi il faille mourir, 
                  si je voulais mourir sans avouer mes torts. Et, au contraire, 
                  tous les faits positifs qui resplendissent dans l'Union Soviétique 
                  prennent des proportions différentes dans la conscience 
                  de l'homme».
« Et c'est ce qui m'a en fin de compte 
                  désarmé définitivement ; c'est ce qui m'a 
                  forcé à fléchir le genou devant le Parti 
                  et devant le pays. Et lorsqu'on se demande : «Si par un 
                  miracle quelconque, tu restes à vivre, quel sera alors 
                  ton but ? isolé de tout le monde, ennemi du peuple, dans 
                  une situation qui n'a rien d'humain, coupé de tout ce 
                  qui fait l'essence de la vie» (...), on se trouve en présence 
                  d'une victoire morale intérieure complète de l'U.R.S.S. 
                  sur ses adversaires mis à genoux. 
                
Nous sommes au centre de la question des aveux 
                  spontanés. Ici s'édifie une vérité 
                  si puissante que la personnalité n'y résiste pas 
                  : elle se brise et semble se fondre dans la nation. Ainsi le 
                  mystique dans le sein de Dieu. 
 Le gouffre noir
1) On sait qu'une société totalitaire 
                  tend à se constituer en orthodoxie, c'est-à-dire 
                  à s'arroger le monopole de la vie spirituelle. Or, il 
                  semble que l'individu ne puisse affirmer de vie intérieure 
                  sans s'appuyer sur une collectivité si restreinte soit-elle. 
                  Réduit à la solitude absolue, l'homme sombre dans 
                  un «gouffre absolument noir.» Les société 
                  occidentales sont diversifiées en de multiples familles 
                  d'esprits. C'est, inconsciemment, par recours à ces groupes, 
                  que l'individu trouve la confirmation de ses certitudes. 
                
La vie spirituelle solitaire, c'est-à-dire 
                  personnelle, est une monstruosité créatrice d'histoire. 
                  Elle est rarissime. On la rencontre chez les prophètes, 
                  les capitaines, les grands artistes. 
                
2) Les accusés soviétiques réagissent 
                  comme les accusés devant le tribunal de l'Inquisition 
                  : au Moyen Age, il n'y avait pas d'existence morale possible 
                  pour un individu rejeté de la communauté chrétienne. 
                  Le relaps et renégat était une sorte de coupable 
                  absolu et se trouvait, comme Boukharine, «dans une situation 
                  qui n'a rien d'humain.» S'il reconnaissait sa faute, c'était 
                  parce qu'en tant que coupable, il rentrait, paradoxalement, 
                  dans le sein de la chrétienté. Boukharine et Rajk 
                  ne demandent que la grâce de mourir réconciliés. 
                  Ainsi l'aveu et la volonté de rachat révèlent 
                  une vérité qui va à l'encontre du matérialisme 
                  : la vie sans spiritualité serait une impossibilité 
                  biologique. 
                
3) Ivanov s'écrie : «Je me reconnais 
                  responsable et coupable des pires forfaits. Pour les crimes 
                  abominables que j'ai commis, je suis prêt à accepter 
                  quelle qu'elle soit la punition que la justice soviétique 
                  trouvera nécessaire de m'infliger, afin de mettre à 
                  jour, devant l'U.R.S.S. tout entière, le parti et le 
                  peuple, toute cette lâcheté, cette turpitude, cette 
                  trahison, cette perfidie et félonie du «bloc des 
                  droitiers et des trotzkistes» et du groupe des droitiers. 
                  » 
                
Si le mouvement qui dicte de telles confessions 
                  nous demeure étranger, qu'on lise la déclaration 
                  suivante : 
«Je déclare solennellement m'être 
                  trompé et regrette amèrement mes erreurs. Je reconnais 
                  que mes actes m'ont rendu complice de crimes abominables, je 
                  répudie ces crimes et toutes les théories qui 
                  les ont justifiés et permis. Je fais serment de les combattre 
                  désormais de toutes mes forces et de me dévouer 
                  dans la sincérité de mon coeur au service des 
                  idées que la Résistance française a défendues 
                  contre moi et mes pareils : la liberté, l'égalité 
                  et la fraternité des citoyens. Je revendique dès 
                  maintenant, s'il m'arrive un jour de retourner à mes 
                  vomissements et de me parjurer dans mes paroles, mes écrits 
                  ou mes actes, la dénonciation immédiate de la 
                  grâce amnistiante que je sollicite et l'application du 
                  double de la peine dont j'aurai été relevé.»
Ce texte est de Vercors et constitue un projet 
                  de rétractation des collaborateurs. 
                
Il faut remarquer que Boukharine, Rajk, etc., 
                  sont de vieux révolutionnaires pour lesquels la mystique 
                  du parti se confond à leur être le plus intime. 
                  Quand il s'agit d'accusés qui, par leur formation et 
                  leur culture, peuvent s'appuyer sur des traditions contraires 
                  aux mythes de la cité, nous savons que le procès 
                  ne prend jamais cette allure de confession pathétique. 
                  Petkov, chef du parti agrarien de Roumanie, a proclamé 
                  son innocence jusqu'au bout : il était de formation occidentale 
                  et avait fait toutes ses études de Droit à Paris. 
                  Pour comprendre l'horreur sacrée qu'il soulevait sur 
                  ses pas, il faut imaginer un accusé devant le tribunal 
                  de l'Inquisition proclamant son droit à nier l'existence 
                  de Dieu. Petkov est vraiment mort en damné, rejeté 
                  dans ce que les procureurs soviétiques appellent «la 
                  poubelle de l'Histoire». 
                
Le coupable total existe également en 
                  Occident, mais surtout à l'échelon de droit commun. 
                  Il y a quelque temps, la Banque des yeux faisait savoir qu'elle 
                  n'accepterait plus d'yeux de condamnés à mort, 
                  les malades refusant de se les faire greffer. L'horreur qu'inspire 
                  le condamné à mort résulte d'une culpabilité 
                  inscrite dans la chair et le sang. Elle est totale. 
                
Le caractère total et horrifique de la 
                  culpabilité de droit commun a été d'ailleurs 
                  fort bien compris par le système soviétique. Aussi 
                  tout l'effort du procureur tend-il à montrer que les 
                  accusés ne sont pas des idéologues de l'opposition, 
                  mais des assassins, des espions à la solde de l'étranger, 
                  des saboteurs. Boukharine, ce simple brigand, «ce maudit 
                  croisement de renard et de porc», dit Vychinski. Ainsi 
                  le coupable, aux yeux de la masse russe, rejoint ces champs 
                  tout préparés de la culpabilité où 
                  la société «normale» réagit 
                  à son tour de façon totalitaire. C'est pourquoi 
                  il s'agit toujours, dans tout procès politique, de déplacer 
                  la ligne de démarcation entre les accusés politiques 
                  et les accusés de droit commun, c'est plus sûr.
V - La sauvagerie des verdicts résulte d'un automatisme jouant dans une atmosphère collective puissante, Combat - 9 octobre 1952
Ce serait une erreur de croire 
                  au caractère délibéré et lucide de ces sortes de procès en sorcellerie. 
                  En tant qu'une telle justice exprime une unanimité nationale, 
                  ou du mois une atmosphère suffisamment exclusive, elle traduit 
                  l'intime conviction des exécutants et témoigne incontestablement 
                  de leur sincérité. Certes, ces vérités étant fonction des certitudes 
                  collectives se désagrègent rapidement. 
La 
                  plupart des membres du Tribunal Révolutionnaire ne comprenaient 
                  plus rien à leurs actes, après la Terreur. Inconscients du mécanisme 
                  de leurs convictions, ils croyaient avoir été pris de vertige. 
                  Le Dr G. Le Bon, dans sa «Psychologie des Révolutions», pour 
                  avoir examiné les convictions politiques sous l'angle de la 
                  raison au lieu de les étudier sous l'angle de la psychologie 
                  collective, parle également de délire, de folie. Mais l'épuration 
                  de 400 000 Français frappés de peines diverses par des justices 
                  d'exception et la plupart déshonorés, cela paraîtra aussi vertigineux 
                  et incompréhensible à nos descendants qu'à nous-mêmes certains 
                  épisodes de la Terreur. Aujourd'hui, l'Inquisition nous révolte, 
                  mais comme le remarque très justement M. Alec Mellor, «pour 
                  les hommes du 13e siècle, héritiers d'une longue tradition, l'unité de 
                  foi et l'ordre social sont une seule et même chose, et ce grandiose 
                  idéal n'était mis en doute par personne. L'idée d'une paisible 
                  coexistence entre fidèles et hérétiques dans le cadre de la 
                  société laïque était impensable. les hommes du Moyen Age eussent 
                  été singulièrement étonnés s'ils avaient pu prévoir un monde 
                  où les chefs de l'Église et les ministres hérétiques admettent 
                  de paraître ensemble publiquement, à l'occasion de cérémonies 
                  temporelles et de manifestations de charité». 
 Trotskistes 
                  sans le savoir
Il faut remarquer que l'idéal 
                  des hérétiques au 13e siècle n'était pas la liberté 
                  de pensée religieuse, mais une chrétienté fondée sur leur propre 
                  base. Il en est exactement de même en Russie où le trotzkisme 
                  ne peut coexister avec le stalinisme. On rétorquera qu'il s'agit 
                  ici de politique et que le régime apporterait sans dévier une 
                  opposition. Hélas! ce n'est pas de choses pratiques, mais spirituelles 
                  qu'il s'agit. Au Moyen Age, quelques hérétiques menaçaient moins 
                  la chrétienté dans sa puissance que dans sa cohésion intellectuelle. 
                  C'est cette dernière qui est primordiale. Rien ne démontre mieux 
                  cet aspect des orthodoxies que le sort réservé aux dirigeants 
                  communistes locaux dans les pays baltes, mis en place par les 
                  Russes, puis arrêtés, transportés en U.R.S.S., accusés de trotzkisme. 
                  Or ils étaient trop jeunes pour avoir entendu parler de Trotzky 
                  autrement que comme d'un horrible traître, d'un criminel avide 
                  et sanguinaire. Ils proclamèrent qu'ils avaient toujours été 
                  partisans fervents de Staline. «L'instruction fut reprise,» 
                  dit Roger Caillois dans sa Description du Marxisme, «et on dut 
                  avouer qu'ils disaient vrai». On ne les laissa pas moins en 
                  prison : «Vous étiez, leur apprit-on, trotzkistes sans le savoir.»
Les mouvements d'unanimité nationale 
                  où la vie personnelle s'efface sont considérés par les uns comme 
                  des périodes créatrices. Ce qui est certain, c'est qu'elles 
                  sont créatrices d'empires. Elles offrent la caractéristique 
                  de ne pas poser certaines questions, empêchant ainsi certains 
                  problèmes d'exister. Une société catholique emploiera les termes 
                  de mécréant, de relaps, de renégat, mais non le terme de libre 
                  penseur qui, imposant le problème de la liberté à propos de 
                  Dieu, crée mie question qui ne venait pas à l'esprit. 
                
Naturellement, la tendance à 
                  la liberté existe en Russie : c'est le mot qui n'y est pas, 
                  remplacé par celui d'anarchisme. Aujourd'hui, la société soviétique 
                  ne connaît que des schismes: c'est une société où le problème 
                  de la liberté au sens occidental n'est pas posé et c'est cela 
                  qui rend le dialogue impossible. 
Toute 
                  doctrine de masse tourne au totalitarisme
Nous ne prétendons pas avoir 
                  épuisé le problème de l'aveu. C'est à peine si nous l'avons 
                  circonscrit. Mais nous croyons avoir montré constamment, par 
                  transparence en quelque sorte, les conditions d'existence de 
                  la liberté moderne. 
Nous ne voulons pas promouvoir 
                  un individualisme mieux informé de ses propres exigences : l'individualisme, 
                  s'il survit, sera celui-là ; pourquoi dès lors jouer au moraliste, 
                  il suffit d'observer. L'idée de liberté est devenue un thème 
                  majeur à l'usage des masses. Or il semble que toute doctrine 
                  qui s'adresse aux masses tourne au totalitarisme quel qu'en 
                  soit le mot-clé. L'expérience paraît démontrer que la démocratie 
                  américaine, par exemple, dès sa première épreuve historique 
                  d'envergure, placée devant des spiritualités contraires à la 
                  sienne, chancelle et se fige en orthodoxie, amorçant dans son 
                  sein les structures totalitaires qu'elle abhorre. 
L'individualisme, comme toutes 
                  les valeurs véritables, tend donc à redevenir rare et difficile. 
                  Si notre analyse de l'aveu a pu jeter quelque lumière sur ce 
                  problème, c'est en montrant le manque d'indépendance naturelle 
                  des esprits et la force des empreintes collectives. C'est le 
                  nombre qui déclenche les certitudes, aussi bien en démocratie 
                  qu'en dictature. Rares sont les caractères et les intelligences 
                  à l'abri des engouements de l'Histoire. 
 L'individualisme 
                  de combat
Mais peut-on affirmer dans l'absolu 
                  que le refus des religions en marche et des sociétés en construction 
                  est préférable à l'attitude contraire? Dans la mesure où il 
                  se retranche de la fraternité humaine qui caractérise toute 
                  entreprise collective, même meurtrière, l'individualisme se 
                  constitue souvent en «conscience malheureuse». Se retranche-t-on 
                  impunément de l'Histoire? Ceux qui n'ont pas un message en eux 
                  qui les enlevât de la cité ne payent-ils pas trop cher leur 
                  arrachement? L'individualisme, aux yeux mêmes de l'individualiste; 
                  devient, dans une société totalitaire, une forme malsaine de 
                  l'esprit. Dans la mesure où il se singularise et s'isole, l'homme 
                  ressent, douloureusement l'ostracisme dont il est frappé ; aussi 
                  tend-il à se constituer lui-même en paria. Ne peut-il ressentir 
                  alors la tentation de cette trivialité fraternelle où sa solitude 
                  serait enfin abolie? Quoi qu'il en soit, on constate que l'individualisme 
                  en régime totalitaire, prend trois directions différentes ; 
                  il se désagrège spontanément, en se convertissant à l'orthodoxie 
                  - parfois démocratique - et c'est le cas pour l'immense majorité 
                  des citoyens dans les époques troublées ; ou bien il adopte 
                  un ton plaintif et les allures du martyre - preuve qu'il se 
                  sent contesté et qu'il ne trouve pas en lui-même la force qu'il 
                  faudrait pour surmonter les contraintes morales qui pèsent sur 
                  lui; ou bien, enfin, il vire à l'individualisme de combat circonscrit 
                  à un petit groupe et redevient une doctrine aristocratique. 
                
Ces individualistes-là sont 
                  les seuls qu'on voit survivre dans les pires dictatures. Ce 
                  ne sont pas des esprits politiques encore moins des théoriciens 
                  : ce sont des tempéraments. Ne croyant à aucun absolu, ils opposent 
                  un «non» tout affectif et arbitraire aux absolus qu'on leur 
                  propose. Comme les conditions dans lesquelles ils sont placés 
                  les font paraître orgueilleux, inciviques et réfractaires au 
                  bon esprit et, comme d'autre part ils méprisent ostensiblement 
                  les certificats de bonne conduite, ils passent très vite dans 
                  les «droit commun». Ils constituent le corps malade, la gangrène 
                  de l'esprit. C'est en cela qu'ils sont redoutables - ils empoisonnent 
                  l'atmosphère. 
Il y a quelque temps, plusieurs 
                  individualistes se rassemblaient autour du micro sur la chaîne 
                  nationale, afin de débattre le pour et le contre de l'emploi 
                  du penthotal. Ils ne sont pas parvenus à se mettre d'accord 
                  sur la question de savoir dans quelle mesure exacte il convenait 
                  de permettre ou d'interdire... 
Ces individualistes distingués 
                  sont les seuls qu'on autorise à «agir» dans les époques troublées.
Manuel de Diéguez
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