dimanche 23 avril 2017

ROIS CHEVELUS, MODES CAPILLAIRES ET SCALPS MÉROVINGIENS

D'après Jean HOYOUX, les tondus mérovingiens étaient scalpés.
Et il ne manque pas d'arguments pour appuyer sa thèse.



REGES CRINITI
CHEVELURES, TONSURES ET SCALPS CHEZ LES MÉROVINGIENS

Le moyen âge est de toutes les époques de l'histoire celle que nous nous représentons le plus par des idées toutes faites et à l'aide des images de notre enfance. Il nous est difficile de le séparer des châteaux-forts et des donjons pointus. Les rois mérovingiens se présentent à nous avec leur chariot à bœufs et leur longue chevelure, associations qui datent de nos premières lectures et que nous arrivons malaisément à défaire.

Pirenne, le premier, s'est attaché à détruire ces légendes pourtant si populaires ; il a montré combien il était ridicule de donner comme attribut aux rois mérovingiens un chariot à bœufs. Demandons-nous aujourd'hui ce que recouvrent exactement les traditions relatives aux rois chevelus.




Remarquons tout d'abord que l'adjectif crinitus accolé au mot rex ne se rencontre qu'une seule fois chez les écrivains mérovingiens, et Grégoire de Tours, qui est le seul à l'employer, ne l'applique pas au roi uniquement mais bien à l'ensemble de la nation. Il nous raconte en effet que les Francs, qui jusqu'alors avaient été soumis aux Romains, réussissent enfin un jour à secouer le joug ; ils chassent les tyrans et prennent pour se gouverner des rois choisis pour la première fois parmi les leurs. C'est pourquoi l'évêque de Tours écrit : « A partir de ce moment, ils commencèrent à avoir des rois chevelus » ; sans doute, grammaticalement crinitus se rapporte à rex, mais, désignant la particularité par laquelle les Francs se distinguent des Romains, l'adjectif équivaut à peu près à « indigène ». Godefroid Kurth n'interprète pas autrement le passage : « Ils mirent, nous dit-il, à la tête de leurs diverses tribus des princes choisis dans leurs familles. »

Théophane, d'ailleurs, comprenait l'expression rex crinitus d'une tout autre façon : le roi mérovingien ne se serait pas distingué par sa longue chevelure, mais bien par des soies semblables à celles du porc qu'il aurait eues au milieu du dos, et le Pseudo-Frédégaire nous explique que Mérovée, le chef de la lignée des velus, serait issu de l'union d'une reine avec un monstre marin.

Nous essayerons plus loin d'expliquer la genèse de cette légende. Pour le moment, bornons-nous à poser la question : Qui avait les cheveux longs, le roi seul ou tout le peuple?

* * *
La plupart des historiens n'ont pas vu le dilemme. Ils décrivent le pouvoir que le roi devait à sa longue chevelure qui l'élevait au dessus des sujets, puis ensuite, sans même une transition, ils parlent des longues tresses de ces mêmes sujets.

Michelet, par exemple, écrit :
Cette force virile (il parle du pouvoir des rois) est attestée par la longue chevelure dont la tête du héros est ornée. Samson perd sa force avec sa chevelure ; mais dès qu'elle repousse, il ébranle et renverse un temple... C'était l'usage chez les rois francs de ne jamais se laisser tondre et de garder leurs cheveux intacts dès l'enfance. Bertoald, duc des Saxons, ayant révoqué en doute l'arrivée et l'existence de Clotaire, roi des Francs, Clotaire se montra en silence près du Wéser. Il ôta le casque de sa tête ; or, une noble blancheur couvrait sa longue chevelure. A ce signe les ennemis reconnurent le roi. »

Son langage ne change pas lorsqu'il parle du peuple, des sujets du roi chevelu :
Chez la plupart des tribus germaniques, l'homme libre n'a point d'autre signe extérieur de sa condition que sa longue chevelure. Loi des Burgondes (6,4) : Celui qui sans la volonté de ses parents aura tondu un enfant chevelu, paiera 72 solidi. Quiconque aura laissé croître la chevelure à un esclave ou à un ingénu fugitif donnera pour amende 5 solidi et sera tenu de payer le prix même du fugitif. Il est certain que les Langobards sont ainsi appelés à cause de la longueur de leur barbe que le fer ne touchait jamais Paul Diacre, I, 9. Ils portent la tête nue jusqu'à l'occiput ; de là partent de longs cheveux qu'ils séparent au milieu du front et qui descendent jusqu'à la bouche. Id. 4, 23. Les Bavarois comme les Lombards laissent croître leurs cheveux sur le devant du front à la différence des Suèves qui les rejetaient en arrière. Les Frisons juraient en touchant les boucles de leurs cheveux. »

Mais si tout le peuple, sauf les esclaves, a les cheveux longs, comment le roi se distingue- t-il de ses sujets?

La question est d'importance pourtant, semble-t-il ; elle paraît même, au début, devoir être la base, la condition même de la théorie du rex crinitus. Et l'on s'étonne que les historiens contemporains ne fassent pas mieux la différence, qu'ils ne séparent pas plus que Michelet les deux problèmes. Aucun n'a voulu faire la double enquête et les réponses qu'ils donnent sont incomplètes et disparates.

L'énumération qui va suivre n'a pas la prétention d'être exhaustive, elle veut simplement donner une idée des principales théories émises par les historiens.

Prou développe, ou plutôt énonce sans plus, la théorie ordinaire.
Les membres de la famille royale se distinguaient de leurs sujets par leur coiffure : ils portaient les cheveux longs. Déjà au temps de Tacite, les chefs germains avaient une manière particulière d'arranger leurs cheveux. Tondre un prince mérovingien c'était le faire rentrer dans le commun, le dégrader, le rendre incapable de régner. La longue chevelure n'était donc pas le signe particulier du roi ; c'était le privilège de toute la race mérovingienne. »

Et quelques pages plus haut :
Les Romains éprouvaient de la gêne dans le voisinage de ces gens grossiers d'une culture inférieure à la leur. A un ami qui lui avait demandé un épithalame, Sidoine Apollinaire répondait qu'il ne pouvait chanter l'hymen au milieu des hordes chevelues, assourdi par les cris rauques et les chants du Burgonde aux cheveux graissés de beurre rance. »

Kurth étaye l'idée traditionnelle de son abondante littérature.
Ces rois fils des dieux se reconnaissaient à une marque matérielle de leur origine céleste. Tandis que les guerriers de la nation se rasaient le derrière de la tête, eux, ils portaient dès l'enfance leur chevelure intacte qui leur retombait sur les épaules en longues boucles blondes. Revêtus de ce diadème naturel comme le lion de sa crinière, tous les Mérovingiens ont gardé jusqu'à l’expiration de la dynastie ce glorieux insigne de la royauté. C'est sous le nom de rois chevelus qu'ils font leur première entrée dans l'histoire et la seule fois que la main d'un contemporain ait gravé les traits de l'un d'eux, ils apparaissent dans l'encadrement de ces boucles souveraines. La chevelure royale resplendit autour de la tête victorieuse de Clovis ; enfermée sous le casque aux jours de combat, elle se déroule en longs anneaux sur la nuque du roi lorsqu'il veut se faire connaître à ses ennemis ; plus fidèle qu'une couronne, elle reste attachée à la tête sanglante du prince tombé sur le champ de bataille, et jusque dans l'horreur du tombeau, elle sert à désigner son cadavre décomposé au respect et à la douleur des fidèles. Se transmettant avec le sang de génération en génération, elle prêta sa majesté impuissante aux descendants dégénérés de Clodion, sur le front desquels elle n'était plus que l'emblème archaïque d'une supériorité désormais effacée par des supériorités plus grandes. Les Romains ne comprenaient pas la poésie de ce symbolisme germanique : ils virent avec étonnement se promener dans leurs rues l'adolescent chevelu qui vint demander l'appui des empereurs dans une querelle domestique. Et, plus tard, lorsque les Mérovingiens eurent cessé d'être redoutables, ils se moquèrent de leur crinière royale en prétendant que le signe distinctif des rois francs, c'étaient des soies de porc qui leur poussaient dans la nuque. Il y avait dans cette opposition de points de vue la profonde différence qui sépare les civilisés des barbares, les sociétés vieillies des peuples restés à l'état primitif. Pour ces derniers, l'homme qui marche à la tête des autres devait les dépasser en beauté et en force : ils ne voulaient pas que celui qui les conduisait à la guerre, et sur qui se portaient les regards des amis et des ennemis, fût bâti de manière à ne pas leur faire honneur. Or l'intégrité de la crinière était, chez les Francs, une des marques extérieures qui distinguaient le roi ; il ne pouvait pas la perdre sans perdre par là même son droit de régner. Tondre un roi équivalait, par conséquent, à le déposer... ».

Gorce copie textuellement Kurth en omettant toutefois la phrase ambiguë qui fait allusion à la chevelure des sujets :
Ces rois fils des dieux se reconnaissaient à une marque matérielle de leur origine céleste. Tandis que les guerriers de la nation se rasaient le derrière de la tête, eux, ils portaient dès l'enfance leur chevelure intacte ».

Se raser le derrière de la tête, l'expression est bizarre. Pour Kurth les guerriers francs avaient-ils de longs cheveux uniquement sur le devant de la tête? Il m'est impossible de voir quelle source autorise cette conclusion.

Brunner admet la longue chevelure flottante, marque distinctive des rois francs ; il en orne même la tête des rois burgondes et wisigoths.

Marignan part du raisonnement suivant : si un homme est puissant par sa chevelure, c'est qu'il règne sur un peuple de tondus, et il écrit :
La manière de porter les cheveux n'était pas la même pour tous. On peut même dire qu'elle indiquait encore mieux la classe à laquelle appartenait l'individu. Aux rois seuls était réservé le port des cheveux très longs, le plus souvent tressés, retombant en nattes sur les épaules. Les hommes riches portaient les cheveux assez longs, taillés le plus souvent en rond sur le front, mais permettant de voir la nuque. Les indigents se rasaient comme autrefois et ne les laissaient pousser qu'en signe de deuil. »

Bloch enfin, le seul logique avec lui-même, prétend que si les rois avaient les cheveux longs, tous les autres les avaient courts :
La longue chevelure, qui formait l'attribut traditionnel de la dynastie franque (tous les autres hommes libres, aussitôt atteint l'âge adulte, portaient les cheveux courts), avait certainement été, à l'origine, un symbole d'ordre surnaturel ; ou mieux, ces cheveux jamais coupés durent être primitivement conçus comme le siège même du pouvoir merveilleux que l'on reconnaissait aux fils de la race élue ; les reges criniti étaient autant de Samsons. Cette coutume très anciennement attestée dura autant que les Mérovingiens eux-mêmes, sans d'ailleurs que nous puissions savoir si, au moins dans le peuple, on continua jusqu'au bout à lui prêter une valeur magique ».

Ces écarts considérables entre les solutions données au problème sont d'autant plus étonnants qu'elles puisent toutes aux mêmes sources que nous allons passer en revue et qui, au fond, ne sont pas divergentes.

Tacite, dans la Germanie, parle assez longuement des chevelures.
Une coutume particulière à ces peuples, c'est de retrousser leurs cheveux et de les attacher avec un nœud ; ainsi se distinguent les Suèves [c'est-à-dire tous les peuples qui habitent entre l'Elbe et l'Oder] des autres Germains, et parmi les Suèves, l'homme libre de l'esclave... Ils continuent jusqu'à la vieillesse de ramener cette chevelure hérissée que souvent on lie toute entière au sommet de la tête. Les chefs l'ont mieux peignée (ornatiorem) ; c'est leur seule coquetterie et bien innocente. »

Ceux qui veulent que les reges criniti se soient distingués du reste du peuple par leurs cheveux plus longs s'appuient sur ce texte. Mais ils lui font dire ce qu'il ne dit pas. Que signifie-t-il en effet ? Tous les Germains ont les cheveux longs ; les Suèves seuls les nouent sur le sommet de la tête ; le peuple les porte hérissés, la coiffure des chefs est mieux peignée. Seule la phrase concernant les esclaves peut prêter à discussion. Se distinguaient-ils des hommes libres par leurs cheveux courts, ou par leurs cheveux longs non retroussés? Je pencherais plutôt pour la seconde interprétation, car l'idée qui domine tout le passage, ce n'est pas celle des cheveux longs (pour Tacite, ce caractère va de soi : tous les Germains de toutes les tribus et de toutes les classes l'ont en commun) mais des cheveux retroussés et noués.

Ovide célèbre la chevelure des Sicambres d'une façon plus curieuse et plus amusante. Dans l'élégie XIV du livre I des Amours, il plaint une jeune fille qui est menacée de calvitie pour avoir abusé des teintures et des artifices. Elle va être obligée de porter perruque.
Maintenant la Germanie t'enverra les cheveux de ses enfants, nos prisonniers. Tu seras belle, grâce au présent d'une race vaincue. Bien souvent, quand on admirera ta chevelure, tu rougiras disant : « Voici qu'on me loue aujourd'hui, moi, pour une chose que j'ai achetée. Je ne sais quelle Sicambre cet homme loue maintenant à ma place. Et cependant je m'en souviens, il fut un temps où ces éloges s'adressaient à moi. »

Que prouve ce texte? Que les Romains savaient faire des postiches ; qu'ils prenaient pour cela les abondantes et longues chevelures des esclaves germains, ramenés à Rome comme prisonniers de guerre. Mais, parmi ces esclaves, il y a des femmes et des hommes. La coquette d'Ovide porterait la toison d'une femme Sicambre ; il y a à cela une raison littéraire : elle peut être jalouse d'une autre femme, non d'un homme. Les perruquiers romains se servaient certainement des cheveux des Germains plutôt que de ceux de leurs femmes. Cela est impliqué dans le texte d'Ovide : captivos mittet Germania crines. La réputation des « cheveux germains » s'explique par une différence frappante avec les « cheveux romains ». Cette différence était faible pour les femmes, puisque Romaines et Germaines ont les cheveux longs ; elle a donc dû se marquer à propos des hommes. De plus, les hommes seuls étaient tondus en signe de captivité. C'étaient leurs cheveux qu'on vendait aux coiffeurs.

Pour Juvénal, la longue chevelure chez les Germains est un phénomène aussi connu et aussi courant que, par exemple, le goitre dans les Alpes.

Sénèque, lui aussi, connaît la longue chevelure des Germains :
Pourquoi, dit-il dans une de ses lettres, es-tu si soigneux de ta parure ? La nature en a donné de plus belles à certains animaux domestiques ou sauvages. Tu auras beau faire : nombre d'entre eux te surpassent en beauté. Pourquoi tant d'apprêts dans l'arrangement de ta chevelure? Quand tu l'auras fait flotter à la mode des Parthes ou nouée comme les Germains ou éparpillée comme les Scythes, la crinière que fait bondir le cheval sera toujours plus épaisse que la tienne, celle du lion plus terrible. »
Lucain mentionne la longue toison des Ligures « plus renommée encore que celle de la Gaule chevelue », Gallia comata, nom assez significatif par lui-même.

Les auteurs latins plus tardifs, disent-ils autre chose? Font-ils, eux, une différence entre le peuple et les rois?

Claudien, chantant les louanges de Stilicon rappelle les rois à la chevelure fauve qu'il a vaincus, et le même poète, s'adressant à Eutrope, montre Honorius enrôlant sous les drapeaux la nation entière des Sicambres tondue en signe de captivité. Parlant d'un Suève, il le qualifie de crinitus et dans un chant à la gloire d'Honorius, il nous décrit ces longues chevelures de Sicambres que l'empereur vit se répandre lorsque les guerriers vaincus s'agenouillèrent devant lui pour faire leur soumission.

Sidoine Apollinaire dépeignant Théodoric, roi des Wisigoths remarque sa longue chevelure, mais il a soin d'ajouter qu'elle était commune à toute la nation. A un autre endroit d'ailleurs, il qualifie les peuplades germaines de « hordes chevelues ». Quant aux Saxons qu'il nous décrit venant à la cour de Bordeaux solliciter l'appui d'Euric, ils n'avaient la tête rasée que parce qu'ils étaient là en suppliants ; leurs têtes étranges sans cheveux, leur allongeant le visage, firent sensation.

Agathias, seul parmi tous les Anciens, fait de la longue chevelure l'apanage d'une élite, mais lui-même se contredit, puisqu'il avait commencé par annoncer que les rois seuls avaient de longs cheveux. Nous pouvons, je pense, récuser le témoignage de ce Grec qui invente ce renseignement de toutes pièces pour éclairer l'histoire d'un roi qu'on avait oublié et qui parvient à se faire reconnaître grâce à sa chevelure. Il explique cette légende en disant que les rois seuls avaient de longs cheveux, ne pensant pas sans doute que le roi aurait pu être reconnu à la couleur de ses cheveux, mais il doit d'autre part savoir, ou, du moins, avoir entendu dire, que les sujets également avaient de longs cheveux, de là ses réticences. Cette histoire de roi retrouvé n'est du reste qu'une légende, puisque Grégoire de Tours la reprend à son compte, avec des variantes, pour un tout autre prince ; elle ne peut être qu'un anneau de cet ensemble folklorique relatif au roi perdu et retrouvé, attesté dans toutes les littératures : Salomon, Ulysse reconnu grâce à une cicatrice et ce bon prince indien qui avait lui une fleur de lotus imprimée sous la plante du pied.

En résumé tous ces témoignages s'accordent pour nous prouver le port de la longue chevelure chez tous les Barbares et dans toutes les classes de la société, chez les sujets comme chez les rois.

Avec Grégoire de Tours, les choses, à première lecture du moins, semblent se compliquer. D'abord, il raconte une de ces histoires classiques de rois reconnus grâce à leurs cheveux. Mais il s'agit d'un cadavre exhumé et d'un crâne auquel une mèche adhère encore : le signe de la reconnaissance doit être non la longueur des cheveux, mais leur couleur ou un autre signe particulier. Ailleurs, dans le récit qu'il fait de la mort des enfants de Chlodomir, il dit que le bas peuple (plebs) avait les cheveux courts. Remarquons que les historiens latins ne nous disent rien de tel, ne font aucune différence entre les guerriers chevelus et des paysans qui auraient été rasés. Mais un changement a pu se marquer dans les habitudes entre l'époque de Tacite et celle de Grégoire de Tours. Ce qui est sûr c'est qu'au temps de celui-ci, la mode des toisons longues, à l'exception peut-être de la classe inférieure, était générale. II dit en effet que Mérovée, que l'on avait tondu pour l'empêcher de régner, fait sensation en entrant dans une église ; et qu'un ermite se coupait les cheveux et la barbe de temps en temps pour se différencier des Barbares.

* * *

Que dit l'archéologie?

L'anneau d'or, retrouvé dans le tombeau de Childéric à Tournai, porte son cachet gravé, montrant une tête nue, vue de face, les yeux à fleur de tête, le nez large et fort, les lèvres épaisses. Une abondante chevelure séparée au milieu du front tombe en gros flocons sur les épaules.

D'autres sceaux de rois échappés au naufrage des siècles nous montrent tous la même longue chevelure et la même raie au milieu du front.

Voilà pour les rois, mais ce qui prouve la chevelure de la nation, ce sont les peignes de bois, d'os et d'ivoire qui nous sont restés de cette époque, et qui ne se trouveraient pas en si grande abondance dans toutes les sépultures mérovingiennes si ces gens avaient porté des cheveux courts.

* * *

Après ces arguments archéologiques, voyons les indices que peuvent nous donner les sources littéraires.

Une longue chevelure attire invinciblement la main, elle offre une prise sûre et facile. C'est par sa chevelure blonde qu'Athéné tire Achille, au premier chant de l'Iliade, pour le forcer à se retourner. C'est en le maintenant par les cheveux que Pyrrhus égorge sauvagement Priam. Or, nous lisons dans Grégoire de Tours : « Celui-ci (il s'agit d'un diacre opérant la guérison d'un sourd-muet), le tient d'une main par les cheveux, lui attire la tête à la fenêtre, puis il prend l'huile consacrée par la bénédiction ». De même, toujours dans l'Histoire des Francs : « Le roi le prit doucement de la main par les cheveux ».

Les hommes avaient donc des longs cheveux, puisque c'est par là qu'on songe à les prendre. Mais voici d'autres preuves.

Un roi déchu et par conséquent tondu, s'échappant du cloître, où on l'avait relégué, se voile la tête pour ne pas être reconnu. Remarquons bien qu'il s'agit de la tête et non pas du visage.

Un malheureux se tord les cheveux dans son désespoir.

Une sainte princesse s'acquiert des mérites en peignant ses serviteurs, en leur lavant la tête, exploit comparable à celui d'Hercule nettoyant les écuries d'Augias. 

Pour flatter quelqu'un, on le complimente sur sa chevelure.

Frédégonde ordonne à ses soldats «de se couper les cheveux comme le font les Bretons », pour pouvoir pénétrer dans leurs rangs sans qu'ils s'en aperçoivent et ainsi les massacrer par surprise.

Un texte de Paul Diacre nous décrit la coiffure d'un Lombard : la nuque découverte, une raie sur le front, les cheveux longs tombant de part et d'autre usque in os.

Le clerc et le moine qui abandonnent leur vocation laissent croître leur chevelure pour se rendre pareils aux gens du siècle ; ils sont obligés de la tondre pour rentrer au bercail.

L'audacieux qui empoigne la chevelure d'un Franc est sévèrement puni.

Enfin, les expressions dont on se sert et sur lesquelles nous allons revenir : deponere, abscidere, decidere, radere, tondere comam, sont les mêmes, qu'il s'agisse d'un roi ou d'un esclave, d'un noble ou d'une femme.

Résumons ce qui nous paraît acquis jusqu'à présent. Les rois certainement portaient les cheveux longs, les nobles et les soldats très probablement aussi ; peut-être dans le bas peuple (plebs) à l'époque de Grégoire de Tours dont le témoignage ne peut être récusé, les gens se coupaient-ils les cheveux ; les soldats de Frédégonde en tous cas, les avaient longs. Ce qui est sûr, c'est que le rex crinitus ne se distinguait nullement par sa chevelure au milieu de ses compagnons.

Cependant, il est bien certain que l'importance accordée par les Francs aux cheveux et, singulièrement à la chevelure intacte de leurs rois, est une réalité dont il faut tenir compte. Nul doute qu'elle ait une signification superstitieuse. On connaît, en effet, la valeur symbolique, la puissance magique que tous les primitifs attribuent à la chevelure.

* * *

Beaucoup de peuples, aujourd'hui encore, regardent la tête comme particulièrement sacrée. Cette sainteté spéciale qu'on attribue à la tête s'explique quelquefois par la croyance qu'elle contient un esprit très sensible à la blessure.

A Java, les gens disent que si quelqu'un portait la main sur leur tête, ils le tueraient ; ils ne bâtissent pas de maison à étages pour ne pas marcher sur la tête les uns des autres. De même, le sauvage croit qu'il existe un lien sympathique entre lui et toutes les parties de son corps, qui continue à subsister même après que le lien physique a été rompu ; et que, par conséquent, il se ressentira de tout mal fait à ces parties corporelles détachées, comme les cheveux et les ongles coupés. Dans les îles Marquises, la tête de chaque insulaire était tabou et nul ne pouvait le toucher ou passer par dessus. Les indigènes de l'Amboyna croient que leur force est dans leurs cheveux et les abandonnerait si on les tondait. Les Siamois pensent que la tête renferme un esprit gardien, le Kwun. Cet esprit doit être protégé avec soin contre tout mauvais traitement et il se considérerait comme mortellement insulté si un étranger touchait la tête où il réside. Le fils d'un grand prêtre des Marquises fut pris d'un accès de rage et se roula par terre en appelant la mort parce qu'on avait profané sa tête en lui jetant quelques gouttes d'eau sur les cheveux. A Ceram, les jeunes gens ne se coupent pas les cheveux pour ne pas devenir faibles et énervés.

Il est à peu près certain que les Barbares avaient les mêmes idées.

Dagobert se coupe les cheveux et les ongles en signe de deuil tout comme un Papou peut le faire aujourd'hui.

Le Burgonde qui adopte un esclave lui coupe une mèche de cheveux ; rite d'une puissance exceptionnelle puisque nous voyons que les lois obligent le particulier qui a pratiqué la capillatio sur un esclave qu'il savait appartenir à un autre maître, uniquement à restituer le prix de l'esclave et non l'esclave lui-même, tant cette pratique magique équivalait à une prise de possession définitive. Dans les îles Célèbes aujourd'hui encore, le fugitif qui est parvenu à se réfugier dans une maison dont le maître accepte de lui couper une mèche de ses cheveux, trouve là un asile inviolable.

Le Germain adolescent pour se faire protéger par un patron lui offre sa chevelure. C'est ainsi, en tous cas, que procède Pépin pour se faire adopter par Liutprand, roi des Lombards.

Les Francs préparent avec des cheveux des potions magiques. Une novice tourmentée par un démon n'est guérie qu'après avoir bu un breuvage préparé avec des cheveux de l'abbesse bouillis dans l'eau. Aujourd'hui encore, les habitants de Minahassa (Célèbes) prennent les mèches de cheveux d'un vaillant ennemi qu'ils ont tué et les trempent dans de l'eau bouillante pour en extraire le courage ; puis ils boivent cette espèce d'infusion.

Alaric faisant sa soumission à Clovis vient lui toucher la barbe. Paul Diacre d'autre part nous raconte que pour punir un parjure on lui coupe la barbe, ce qui prouve bien qu'on la considérait comme un objet sacré et intangible.

Mais ce ne sont là que des croyances, des pratiques communes à tout un peuple. La théorie du rex crinitus telle qu'elle apparaît chez les historiens modernes est autre chose. Dans cette conception, il ne s'agit plus de coutumes générales, le crinitus est un personnage qui émerge de tous les autres grâce à un signe particulier, grâce à une magie qui n'affecte que lui seul.

Pour prouver que le pouvoir du roi était basé sur sa chevelure, il faudrait montrer qu'il y avait des rites spéciaux pour lui seul, que seule sa chevelure était magique, se distinguant en cela de toutes les autres. Or, on ne constate rien de semblable. 

Lorsque Alaric pour se faire adopter touche la barbe de Clovis, il n'accomplit pas ce geste parce qu'il est roi et que Clovis est également roi ; un simple particulier aurait agi de la même façon. On a vu également que ce n'était pas uniquement avec des cheveux de roi que l'on pouvait brasser des breuvages magiques.

En montrant que les Mérovingiens attribuaient un caractère sacré à toutes les chevelures, on n'a rien prouvé pour la théorie du rex crinitus qui doit se distinguer, lui par une chevelure particulière munie de pouvoirs spéciaux.

Nous arrivons à une conclusion beaucoup plus modeste : les Francs considéraient un homme privé de ses cheveux comme un mutilé. Les cheveux longs sont l'indice, ou le siège (car nous avons trop peu de textes pour pouvoir préciser davantage) non de la puissance royale, mais de la puissance tout court, puissance humaine, puissance virile.

Un homme libre porte les cheveux longs. Un roi, à fortiori, doit être crinitus. Lorsque cela ne fut plus compris, des chroniqueurs qui voyaient devant eux des rois chevelus entourés d'une noblesse également chevelue ont imaginé, comme moyen de distinguer entre eux, l'histoire des soies dorsales spéciales à la race royale. Je n'y verrais nullement comme Kurth un conte malveillant à l'égard des criniti, mais beaucoup plutôt une légende étiologique pour expliquer ce mot.

Ce qui est sûr, c'est qu'un roi franc ne peut être rasé. Reste maintenant à savoir si une simple tonsure suffisait à le rendre incapable de régner. Des cheveux coupés repoussent si vite que le : « J'aime mieux les voir morts que tondus » dit par Clotilde à propos de ses petits-enfants, nous paraît incompréhensible. Que signifie exactement cette phrase?

Couper les cheveux se disait deponere, abscidere, decidere, radere, tondere comam. De toutes ces expressions, au fond peu précises, une seule émerge, une seule est à remarquer : c'est le verbe tondêre (tondeo, totondi, tonsum, 2e conjugaison) et ses formes hybrides totundit, tondi, tundeatur, visiblement empruntées confondues avec les formes du verbe tundëre (tundo, tutudi, tunsum ou tusum, 3e conjugaison) qui lui ressemble sans avoir pourtant avec lui aucun rapport ni de sens, ni de conjugaison, l'un signifiant tondre, l'autre battre, frapper à coups redoublés avec un instrument qui n'est même pas tranchant.

La confusion, l'enchevêtrement bizarre des deux formes tondêre, tundere, est à première vue d'autant plus inexplicable et incompréhensible, que les Mérovingiens connaissaient la véritable valeur du verbe tundere et qu'ils l'employaient dans le sens propre de frapper. Nous avons des expressions comme par exemple « se frapper la poitrine » ou « battre le flanc » qui ne laissent aucun doute.

Max Bonnet parlant des verbes tundere et tondêre et de leur confusion bizarre explique simplement que le ο remplace souvent le u dans la morphologie mérovingienne et que Grégoire de Tours ne savait pas distinguer la seconde d'avec la troisième conjugaison. Voyons si ces explications peuvent encore nous satisfaire.

Les Francs se servaient d'un autre verbe que tondêre lorsqu'ils voulaient signifier tondre, raser, enlever la chevelure ; ce verbe c'est decalvare. Ducange le connaît et il le définit comme suit : decalvare = tondêre, ad cutem caput radere. Grimm va plus loin et il interprète : crines cum ipsa capitis pelle detrahere ; c'est-à-dire que pour lui, la decalvatio est un scalp.

Qui a raison, Ducange ou Grimm?

Grimm indiscutablement. Le scalp était un supplice tout à fait courant chez les Mérovingiens. Sans doute les historiens romains n'en ont jamais rien dit, mais ils ne devaient pas aimer rappeler ces coutumes barbares qui déshonorent même ceux qui les ont subies. En cherchant bien d'ailleurs, on peut trouver des preuves de ces horreurs chez des auteurs plus tardifs.

On arrache la chevelure à une jeune fille accusée de meurtre et le hideux trophée est attaché à un pieu devant la porte de son complice, tout comme, il y a cinquante ans, les Hollandais à Sumatra trouvaient quelquefois devant leurs fenêtres des chevelures sanglantes accrochées là par les indigènes en signe d'avertissement.

Des fauteurs de troubles sont scalpés, leurs barbes sont arrachées.

Septimina, gouvernante des enfants de Childebert, et Droctulf qui lui avait été donné pour aide, accusés du crime de lèse- majesté par la reine, se voient condamner à des supplices effroyables : Septimina a le visage mutilé au moyen de fers ardents ; Droctulf lui a les oreilles et les cheveux arrachés.

A Poitiers, lors des troubles sanglants qui déchirèrent si profondément le monastère, lorsque Chrodielde se révoltait contre son abbesse, nous voyons le peuple indigné se jeter sur les sicaires de la rebelle, les entraîner garottés hors de l'enceinte sacrée, les attacher à des poteaux, les frapper cruellement, arracher aux uns les cheveux, aux autres les mains, à d'autres le nez et les oreilles pour les punir d'une ingratitude aussi abominable.

Gundovald qui se disait frère et fils de roi est livré à la soldatesque qui, après l'avoir percé de coups de lances, lui attache les pieds avec une corde et le traîne dans tout le camp, lui arrache ensuite les cheveux et la barbe et l'abandonne sans sépulture dans le lieu même où il avait été tué.

Saint Gall, Wilfrid, évêque d'York, Didier, évêque de Vienne sont scalpés. Le martyr saint Génésius aurait subi le même supplice pour le Christ, de même que le bienheureux André.

Des moines conservent dans un reliquaire des cheveux arrachés à la tête d'un martyr.

Un jour saint Bavon voit arriver vers lui un homme qu'il avait jadis offensé lorsque, n'ayant pas encore suivi sa vocation, il vivait dans le siècle, grand propriétaire en Hesbaye. Pénétré de remords, l'apôtre se jette aux pieds de l'arrivant : « II faut, dit-il, que tu me livres aux verges, que tu me fasses scalper comme un brigand, que tu me charges de fers, que tu me jettes en prison. Alors la toute puissance divine m'accordera son pardon . »

Paulus, duc rebelle vaincu, est condamné à être scalpé, mesure de clémence, prétend l'écrivain wisigothique.

Mais ces sources littéraires ne nous donnent que des renseignements vagues et incomplets ; le rite barbare est déformé au prisme des auteurs qui le rapportent ; c'est dans les Leges, dans le droit barbare que nous le retrouverons dans sa pureté et sa vigueur.

Les lois qui parlent du scalp et le recommandent comme châtiment sont nombreuses et il n'est possible que d'en donner un choix. Nous nous appuyerons surtout sur la législation wisigothique parce qu'elle est la plus claire à ce point de vue. Nous avons pu constater d'ailleurs que le sujet de la tonsure chez les Francs devait être traité dans le cadre plus général des traditions germaniques.

Chez les Wisigoths, le crime de lèse-majesté est puni par la crevaison des yeux, le scalp et cent coups de bâtons.

L'esclave qui a enlevé une femme libre est scalpé et reçoit trois cents coups de bâtons.

L'esclave qui a soustrait une servante de la domination d'un homme libre est condamné au scalp accompagné de cent coups de bâton.

Le mari qui, injustement, a renvoyé sa femme pour en prendre une autre, subira le même supplice avec deux cents coups de bâton.

L'esclave et même l'homme libre qui auront vendu des hommes et des femmes libres seront marqués par un scalp et deux cents coups.

L'esclave ou la servante qui aura mis à mort un autre esclave payera ce crime par un scalp et deux cents coups.

Les faussaires seront condamnés à recevoir deux cents coups de bâton, à être scalpés, à avoir le pouce arraché.

Le lâche qui n'a pas répondu à l'appel aux armes est châtié, du même dégradant supplice, des mêmes deux cents coups.

Les Juifs qui auront voulu se soustraire au baptême seront également punis du scalp et recevront cent coups de bâton.

Les Juifs qui auront célébré la pâque seront scalpés et recevront aussi cent coups de bâton.

Les Juifs qui auront refusé de manger les viandes qu'ils considèrent comme impures, qui auront lu dans leurs livres infâmes, qui se seront mariés sans la bénédiction du prêtre, seront punis du même supplice, seront marqués par le même scalp, recevront les mêmes cent coups de bâton.

* * * 

II est inutile de multiplier les exemples à l'infini. Ce qui est plus intéressant, c'est de se demander comment les Barbares scalpaient. Il ne s'agit pas en effet d'une opération presque chirurgicale s'opérant avec un couteau spécial, exigeant une sûreté de main, une habileté que Fenimore Cooper et Gustave Aymard ont bien voulu reconnaître aux Peaux Rouges. Ici, nous sommes en présence de tout autre chose.

Le scalp est toujours accompagné de coups de bâton ; mieux, il consiste uniquement en coups de bâton. Les articles de lois nous l'indiquent clairement : « Que les blasphémateurs de la sainte Trinité soient scalpés par cent coups de bâton» « que les Juifs sacrilèges aient le crâne dépouillé par le bâton», lisons-nous dans les Leges.

Comment pareille opération était-elle possible?

Mais, tout d'abord, quelle était la gravité de ces blessures occasionnées sur la tête au moyen de coups de bâton ?

Les Barbares nous renseignent eux-mêmes avec une sûreté qui en dit long sur leur habitude des blessures de la tête. Les Visigoths connaissent d'abord la simple contusion pour laquelle on paie cinq sous d'amende ; la plaie limitée au cuir chevelu taxée dix sous ; la plaie avec écartement ou la plaie à lambeaux affectant profondément les téguments et mettant à nu le crâne, estimée, celle-là, vingt sous ; enfin la fracture du crâne proprement dite qui réclame cent sous.

Les Bavarois connaissent les hémorragies sérieuses presque toujours consécutives aux plaies du cuir chevelu et qui proviennent de la rupture de l'une ou l'autre des branches artérielles qui y fourmillent ; ils les arrêtent par des brûlures profondes au fer rouge, ignorant nos procédés de compression et de ligature.

Ils prévoient les fractures de la voûte crânienne sans coexistence de plaie de la substance cérébrale et, dans le cas de fracture fermée de la voûte, ils mettent en garde contre la gravité des symptômes de tuméfaction oedémateuse des téguments du crâne.

Ces plaies contuses du cuir chevelu — la plupart du temps, la blessure n'allait pas plus loin, la fracture était un accident dont on réchappait d'ailleurs presque toujours puisque les fractures de la voûte du crâne sont rarement mortelles, causées par des coups de canne ne se présentaient pas, comme on pourrait le croire, comme des plaies mâchées, irrégulièrement découpées, mais bien comme des lacérations nettes et profondes mettant à nu le crâne. Un corps orbe, en frappant, agit perpendiculairement et coupe les tissus en lanières, tous les traités de chirurgie sont d'accord là-dessus et mettent en garde les médecins légistes qui pourraient déduire de l'examen de ces blessures à des coups donnés par des instruments tranchants.

Ces plaies accompagnées de perte de substance mettant à nu le crâne, dénudation souvent synonyme de nécrose et d'élimination parcellaire, aggravées encore par la cautérisation au fer rouge provoquant des brûlures du troisième degré, devaient laisser des cicatrices effroyables sur lesquelles les cheveux ne repoussaient pas, si bien que les Francs avaient réalisé cette chose qui paraît à première vue une gageure : raser en défonçant.

Pour ces gens qui avaient sous les yeux, quotidiennement peut-être, ces épouvantables crânes dénudés et rongés de cicatrices dont Sidoine Apollinaire nous parle, tondre et frapper équivalaient. Il n'est donc pas étonnant que nous trouvions dans les Leges des peines prévues pour des gens qui en ont frappé d'autres pour les raser.

* * *

Les Mérovingiens connaissaient donc trois façons de priver une tête de sa toison naturelle.
1. La coupe aux ciseaux (tondêre).
2. Le dépouillement par plaies contuses frappées à coups de bâton et affectant tout le crâne (tundëre).
3. Le scalp par arrachement plus ou moins complet du cuir chevelu (decalvare, evellere, decaedere comam).

Nous voyons maintenant s'éclairer et se résoudre d'eux-mêmes, les problèmes que nous avons laissés en suspens au cours de notre enquête.

La confusion tondêre-tundëre s'explique, non plus seulement par une similitude phonétique mais aussi par une parenté sémantique. Les gens qui écrivaient avec une certaine pureté ont dû, au début, dire toujours tondêre pour raser ; tundëre pour dépouiller le crâne par meurtrissures. Puis on n'aura plus compris la distinction, confondu les deux verbes et enchevêtré même leurs formes.

Quant à la tonsure des rois déposés, voici comment je me représente les choses.
Les rois étaient chevelus, mais leurs sujets aussi avaient de longs cheveux (à l'exception des esclaves certainement, des hommes du bas peuple peut-être, au moins à l'époque de Grégoire de Tours). Les rois ne tiraient donc pas leur puissance de leur toison. Dagobert, d'ailleurs, fut tondu, — aux ciseaux — sans abdiquer le moins du monde. Ce qui les rendait inhabiles à régner, c'était une mutilation défigurante, comme celle qui résulte du scalp par meurtrissures ou par arrachement.

Plusieurs textes prouvent que des rois ont été scalpés pour être déposés. En 673, Theudéric : Eo tempore Franci super Theudericum consurgunt eumque de regno deiciunt crinesque capitis vi abstrahentes incidunt. En 751, Childéric : Deposito et decalvato ignavissimo Francorum rege Hilderico.

La tonsure des rois déchus ne pouvait être une simple coupe de cheveux dont la nature aurait effacé la trace en quelques années. Il s'agissait certainement d'autre chose, d'un signe dégradant et indélébile. Or, une telle trace résulte bien du scalp par arrachement, et du dépouillement par meurtrissures, qui semble avoir été plus fréquent. Je pense donc que ce qu'on infligeait sous le nom de tonsure c'était un véritable supplice, une mutilation douloureuse et durable du cuir chevelu.

Dès lors, nous sommes amenés à considérer sous un jour tout nouveau la fameuse scène du meurtre des enfants de Chlodomir. Remarquons d'abord que la phrase de Clotilde est intraduisible en français, puisque tonsi dans la langue de Grégoire de Tours peut signifier à la fois tondus (de tondêré) ou dépouillés par contusions (de tundëre). Lequel de ces deux sens est ici le plus plausible?

Sans nul doute le second... S'il s'était agi simplement de leur couper les cheveux avant de les envoyer au cloître, jamais la pieuse Clotilde n'aurait dit : Satius mihi enim est, mortuos eos videre quam tonsos. Cette réponse, si on lui donne le sens orgueilleux que veut la tradition, ne s'accorde nullement avec son caractère. Mais le choix que l'on offrait à la reine, ce n'était pas entre la mort et l'entrée au cloître pour des garçons dont la toison aurait été pacifiquement raccourcie aux ciseaux. Elle devait opter entre deux instruments de supplice : l'épée de la mort rapide et le bâton qui, par cent ou deux cents coups habilement frappés, allait meurtrir les tendres crânes et les couvrir d'abord de plaies, puis de cicatrices ineffaçables, défigurant ces enfants à tout jamais.

Nous proposons donc de voir dans le « J'aime mieux les voir morts que tondus », non pas le langage orgueilleux de la Lacédémonienne, mais le cri de la mère qui, revoyant en imagination les têtes sanglantes des suppliciés pense : « Je ne veux pas que mes petits-enfants subissent de pareilles tortures. »

Peut-être quelque chercheur pourra-t-il confirmer — ou infirmer — cette explication par quelque argument qui nous aura échappé? Nous nous proposons de reprendre un jour, sur un autre plan, le problème des tonsures ecclésiastiques.

Jean HOYOUX. (Revue belge de philologie et d’histoire – 1948)

Pour ne pas alourdir encore plus ce texte érudit, je n'ai pas repris les notes de bas de page. Le lecteur curieux pourra les retrouver ici :
















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