mardi 18 avril 2017

EN CE TEMPS, IL ÉTAIT JAURÈS. UN PORTRAIT PAR PÉGUY

Ce n'est pas encore la violence de 1913, quand Péguy écrira dans le Petit Journal "Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos".
C'est un portrait à la fois cruel et mélancolique de Jean Jaurès que Charles Péguy donne aux lecteurs des Cahiers de la Quinzaine du 14 novembre 1905.



COURRIER DE RUSSIE

Le courrier que l'on va lire fait, comme tous les courriers des cahiers, dont on a pu lire ci-dessus un énoncé beaucoup trop succinct, un témoignage direct. Comme son titre l'indique, il est et il forme un témoignage direct sur cette précédente reprise de la Révolution en Russie que furent les événements du 22 janvier dernier.

Mon vieux camarade, condisciple et ami et notre collaborateur Etienne Avenard était parti à Saint-Pétersbourg comme correspondant de l’Humanité. Je dois rappeler ici, avant toute considération, cette circonstance, et je ne puis la rappeler sans une certaine mélancolie. La dernière fois que je vis Jaurès, en effet, c'était pendant le mois où justement il préparait la publication de cette même Humanité . Que les temps sont changés! Sitôt que de ce jour... Je ne trahirai aucun secret en rapportant que Jaurès alors venait de loin en loin me voir à l'imprimerie. De Passy à Suresnes, par le bois, la route est belle. Jaurès qui en ce temps-là travaillait beaucoup, beaucoup trop, à ses articles de la Petite République, et surtout à son énorme Histoire socialiste de la Révolution française. Constituante, Législative, Convention, quatre énormes volumes au moins, si j'ai bon souvenir, in quarto, sang-de-bœuf, ne portait pas toujours très bien tant de travail. Qui l'eût porté, à sa place? Il éprouvait le besoin, par excès de travail, lourdeur de tête, afflux sanguin, — il est sanguin, — congestion, aux yeux, — toutes les misères de celui qui lit, qui écrit, et qui corrige des épreuves, il éprouvait le besoin de faire l'après-midi régulièrement une promenade, une marche, un peu solide, à pied. Le Bois est une des beautés monumentales de Paris. Et les routes un peu fermes sont belles sous le pied. De Passy à Suresnes il y a trente-cinq minutes, sans se presser. Jaurès venait de loin en loin me trouver à l'imprimerie. J'y étais presque toujours. Ensemble nous partions par les routes bien courbes et par les droites avenues, soit que je dusse revenir ensuite à l'imprimerie pour y finir ma journée, soit que cette reconduite me fût un chemin de retourner dans Paris.


Les personnes qui m'ont quelquefois reproché de garder pour Jaurès des ménagements excessifs n'ont évidemment point connu le Jaurès que je connaissais pendant ces promenades retentissantes. Nous pouvions nous voir et causer et marcher ensemble honnêtement. Sans aucune compromission d'aucune sorte. Sans faiblesse de l'un ni de l'autre. Il avait été, dans les meilleures conditions du monde, l'un de nos collaborateurs. Et puis enfin, en ce temps-là, il était Jaurès. Et je n'étais point en reste avec lui. A titre de collaborateur, il nous avait fourni de la très bonne copie. A titre de gérant je lui en avais fait des éditions comme il n'en avait jamais eu, comme il n'en a jamais eu depuis, comme il n'en aura jamais d'autres. Au demeurant, par je ne sais quel obscur pressentiment des développements ultérieurs, ou par quelle obscure pénétration des présentes réalités profondes, — par une sage administration de ce commerce oratoire je m'étais toujours scrupuleusement conduit de telle sorte que je ne redusse rien à mon illustre partenaire. Non seulement je ne lui ai jamais demandé un de ces services d'amitié, un de ces bons offices qui lient, un honnête homme. Éternellement. Mais j'avais toujours conduit nos relations de librairie, et toutes autres, j'avais toujours administré mes sentiments mêmes de telle sorte que mon compte créditeur débordât toujours mon compte débiteur d'une assez large marge. Il y a, dans la vie, de ces profonds pressentiments.

Comme alors les pressentiments me venaient, anticipant les tristesses ultérieures, ainsi aujourd'hui, et réciproquement, par le ministère de cette collaboration Avenard, les souvenirs m'assaillent, rappelant les illusions publiques à jamais perdues. Qui alors ne se fût attaché à lui ? Et qui, d'avance attaché, ne se fût maintenu attaché ? Son ancienne et son authentique gloire de l'ancienne affaire Dreyfus, renforçant, doublant sa plus ancienne et sa non moins authentique gloire socialiste, l'entourait encore d'un resplendissement de bonté. C'était le temps où il était de notoriété que Jaurès était bon. D'autres pouvaient lui contester d'autres valeurs, mais tout finissait ainsi toujours : Il est bon. Pour çà, il est bon. — Et ce fut la période aussi, les quatre ans où n'étant pas député, sorti du monde parlementaire, presque de tout le monde politique, il eut vraiment dans ce pays une situation qu'il n'a jamais retrouvée.

Un assez grand nombre de personnes me reprochent d'avoir gardé pour Jaurès une tendresse secrète, qui transparaît même, qui transparaît surtout dans mes sévérités les plus justifiées. C'est qu'elles ne connaissent point un Jaurès que j'ai parfaitement connu, alors, un Jaurès bon marcheur et bon causeur, non pas le Jaurès ruisselant et rouge des meetings enfumés, ni le Jaurès, hélas, rouge et devenu lourdement mondain des salons de défense républicaine ; mais un Jaurès de plein air et de bois d'automne, un Jaurès comme il eût été s'il ne lui fût jamais arrivé malheur, et dont le pied sonnait sur le sol dur des routes. Un Jaurès des brumes claires et dorées des commencements de l'automne.

Un Jaurès qui, bien que venu chez nous des versants des Cévennes et remonté des rives de la Garonne, goûtait parfaitement la parfaite beauté des paysages français. Un Jaurès qui admirait et qui savait regarder et voir ces merveilleux arbres de l'Ile-de-France, tout dorés par les automnes de ce temps-là. Un Jaurès qui debout aux grêles parapets de fonte ou de quelque métal du pont de Suresnes, regardant vers Puteaux, admirait, savait admirer en spectateur moderne toute la beauté industrielle de cette partie de la Seine ; ou regardant de l'autre côté, planté debout face au fleuve, il regardait, il admirait, il enregistrait, il voyait, comme un Français, le fleuve courbe et noble descendant aux pieds des admirables lignes des coteaux. Il m'expliquait tout cela. Il expliquait toujours tout. Il savait admirablement expliquer, par des raisons discursives, éloquentes, concluantes. Démonstratives. C'est ce qui l'a perdu. Un homme qui est si bien doué pour expliquer tout est mûr pour toutes les capitulations. Une capitulation est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer, au lieu d'agir. Et les lâches sont des gens qui regorgent d'explications.

J'ai connu un Jaurès poétique. Une admiration commune et ancienne, en partie venue de nos études universitaires, nous unissait dans un même culte pour les classiques et pour les grands poètes. Il savait du latin. Il savait du grec. Il savait énormément par cœur. J'ai eu cette bonne fortune, — et cela n'a pas été donné à tout le monde, — j'ai eu cette bonne fortune de marcher aux côtés de Jaurès récitant, déclamant. Combien d'hommes ont connu les poètes par la retentissante voix de Jaurès ? Racine et Corneille, Hugo et Vigny, Lamartine et jusqu'à Villon, il savait tout ce que l'on sait. Et il savait énormément de ce que l'on ne sait pas. Tout Phèdre, à ce qu'il me semblait, tout Polyeucte. Et Athalie. Et le Cid. Il eût fait un Mounet admirable, si la fortune adverse ne s'était pas acharnée à faire de lui un politicien. Il était venu au classique peut-être plus par un goût toulousain de l'éloquence romaine. Et je devais y être venu un peu plus peut-être par un goût français de la pureté grecque. Mais en ce temps-là on n'envenimait point ces légers dissentiments. Les esprits étaient à l'unité. On n'y regardait point d'aussi près. Tout Toulousain qu'il fût d'origine, il s'élevait aisément, parfaitement, naturellement, à l'intelligence et au goût de ces poètes parfaits de la vallée de la Loire, et des environs, qui sont la moelle du génie français, du Bellay, l'immortel Ronsard. Il savait les sonnets. Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle. Dieu veuille que ces révélations compromettantes ne lui fassent point trop de tort dans sa circonscription.

Il n'y avait d'accidents que quand se rappelant qu'il avait commencé, normalien, par être un brillant agrégé de philosophie, il entreprenait de faire le philosophe. Alors ces entretiens devenaient désastreux. Un jour j'eus le malheur de lui dire que nous suivions très régulièrement les cours de M. Bergson au Collège de France, au moins le cours du vendredi. J'eus l'imprudence de lui laisser entendre qu'il faut le suivre pour savoir un peu ce qui se passe. Immédiatement, en moins de treize minutes, il m'eut fait tout un discours de la philosophie de Bergson, dont il ne savait pas, et dont il n'eût pas compris, le premier mot. Rien n’y manquait. Mais il avait été le camarade de promotion de M. Bergson dans l'ancienne l'école Normale, celle qui était supérieure. Cela lui suffisait. Ce fut une des fois qu'il commença de m'inquiéter.

Il était si éloquent que souvent il s'arrêtait, malgré lui, machinalement, pour être éloquent encore davantage ; et qu'il marchât ou qu'il fût arrêté, les gens, dans la rue, souvent, s'arrêtaient pour le regarder parler. Tous ne le connaissaient point, bien qu'il fût l'homme le plus célèbre de France et alors dans tout l'éclat de sa gloire. Mais qu'on le connût, ou qu'on ne le connût pas, — et puisque aussi bien nous en sommes au chapitre des confessions, — dans ma sotte vanité de jeune homme, de jeune socialiste, de jeune dreyfusiste, j'étais secrètement flatté d'être publiquement le public, l'homme-public, d'un homme aussi célèbre et d'un aussi grand orateur.

Envoyé de l’Humanité, correspondant de ce journal à Saint-Pétersbourg, Avenard tenait beaucoup à ce qu'il fût dit en tête de ce cahier quel bon souvenir il avait gardé de ses relations professionnelles et généralement de toutes ses relations avec le journal dont il était devenu ainsi le collaborateur occasionnel, et dont j'ajouterai qu'il serait à souhaiter qu'il devînt régulièrement le collaborateur. Que notre collaborateur se rassure. Je le dirai. Je ne le ferai point seulement comme un devoir de ma charge. Mais je le ferai comme accomplissant un voyage de retour vers un passé qui fut heureux. S'il faut dire du bien de Herr et de Jaurès, nul ne le fera mieux que moi. Nul autant que moi n'en a l'habitude et n'en sait la manière. Ce fut mon premier, et longtemps mon seul métier. Ce fut mon métier pendant plusieurs années, pendant toutes les années de mon apprentissage.

En ce temps-là, au temps de Ronsard, et même de Hérédia, Jaurès avait accoutumé de me dire : Vous, Péguy, vous avez un vice. Vous vous représentez, vous avez la manie d'imaginer la vie de tout le monde autrement que les titulaires eux-mêmes n'en disposent. Et d'en disposer à leur place, pour eux. — C'est qu'étant simple citoyen j'ai le recul nécessaire. Situé dans le simple peuple, je vois, comme tout le monde, beaucoup de mouvements que les grands ne voient pas.

La dernière fois, donc, la dernière fois que je vis Jaurès, dans ces conditions, et je ne l'ai jamais revu non plus dans aucunes autres conditions, ce fut précisément pendant les mois qu'il préparait ce journal qui est devenu l’Humanité. Les vieilles gens se rappellent encore tout ce que l'on attendait de ce journal en formation. Le journal de Jaurès ! on en avait plein les années à venir. Depuis des années on savait bien, on avait bien dit que Jaurès finirait par faire son journal. Enfin on aurait, on verrait, on allait voir le journal de Jaurès. On attendait. Il ne fallait rien dire. Ce serait un journal comme on n'en avait jamais vu. Le journal de Jaurès, enfin. Ce mot disait tout. Ce mot valait tout. On verrait ce que ce serait que le journal de Jaurès. Les titres couraient.

Ce fut sur ces entrefaites qu'arrivant un jour à l’imprimerie un peu de temps après le déjeuner les imprimeurs me dirent : Vous savez, que Jaurès est venu vous demander. Ils n'étaient pas peu fiers, les imprimeurs, de me faire cette commission, parce que la vénération que les anciens sujets avaient pour le roi de France n'était rien auprès des sentiments que nos modernes citoyens nourrissent pour les grands chefs de leur démocratie.

Il y avait dès lors fort longtemps que je n'avais pas revu Jaurès, depuis qu'il était redevenu député. Sa capitulation devant la démagogie combiste et bientôt sa complicité dans la démagogie combiste avaient achevé de consommer une séparation dont le point d'origine se perdait dans les établissements de nos plus anciennes relations. Pourtant quand les imprimeurs m'eurent ainsi rapporté que Jaurès était venu me demander, je me dis que somme toute j'étais le plus jeune, un tout jeune homme en comparaison de lui, que par conséquent je lui devais le respect, que je devais lui céder le pas, que nos anciennes relations n'avaient jamais rien eu que d'honnête et de hautement honorable, que le souvenir m'en serait toujours précieux, que je pouvais donc, que je devais faire la deuxième démarche. Je me présentai chez lui peut-être le lendemain matin. Il n'est pas une des maisons où je suis allé une fois où je ne puisse honorablement retourner. Peu d'hommes publics pourraient en dire autant.

Je me présentai chez lui. Je croyais qu'il avait quelque chose à me dire. Il n'avait rien. Il était un tout autre homme. Vieilli, changé, on ne sait combien. Cette dernière entrevue fut sinistre. C'est une grande pitié quand deux hommes, qui ont vécu ensemble d'une certaine vie, après une longue et définitive interruption d'eux-mêmes se remettent ou par les événements sont remis dans les conditions extérieures de cette ancienne vie. Nulle conjoncture, autant que ce rapprochement, n'imprime en creux dans le cœur la trace poussiéreuse et creuse de la vanité des destinées manquées. Il sortit. Je l'accompagnai pourtant. Nous allâmes à pied. Il mit des lettres à la poste, ou des télégrammes. Nous allâmes, nous allâmes, par ces froides avenues du seizième arrondissement. Arrivés à la statue de La Fayette, ou à peu près, il arrêta une voiture, pour faire une course. Au moment de le quitter, je sentis bien que ce serait pour la dernière fois. Un mouvement profond, presque un remords, fit que je ne pouvais pas le quitter ainsi. Au moment de lui serrer la main pour cette dernière fois, revenant sur ce qui était ma pensée depuis la veille, et depuis le commencement de ma visite, je lui dis : Je croyais que vous étiez venu me voir hier à l'imprimerie pour me parler de votre journal. — Un peu précipitamment : non. — Quelques instants auparavant il m'avait dit d'un ton épuisé : Je fais des courses, des démarches, — Il était et paraissait fatigué. — Les gens ne marchent pas. Les gens sont fatigués. — Les gens ne valent pas cher. Il était lassé, voûté, ravagé. Je n'ai jamais rien vu ni personne d'aussi triste, d'aussi désolant, d'aussi désolé, que cet optimiste professionnel.

Avait-il dès lors, et depuis quelque temps, par ces démarches mêmes, un pressentiment de la vie atroce où il allait entrer. Ce jour, ce temps avait dans sa vie une importance capitale. Pour la dernière fois il quittait la vie libre, la vie honnête, la vie de plein air du simple citoyen ; pour la dernière fois, et irrévocablement, il allait plonger, faire le plongeon dans la politique, il était frappé d'une grande tristesse. Il assistait à sa propre déchéance. Et comme il est naturellement éloquent, dans son cœur il se plaignait fort éloquemment. Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes. Je lui dis : Écoutez. Vous savez bien que je ne vous demande pas d'entrer dans votre journal. Ma vie appartient tout entière aux cahiers. Mais j'ai autour de moi, ou enfin il y a aux cahiers un certain nombre de jeunes gens que vous pourriez faire entrer. Ils ne sont point célèbres. Ils ne courent point après la gloire. Mais ils sont sérieux. Et ils ont la vertu qui est devenue la plus rare dans les temps modernes : la fidélité. Ce n'est point par la fidélité que brillent ceux qui vous entourent. Et moi, vous savez par quelles crises, par quelles misères les cahiers ont passé depuis cinq ans : pas un de mes collaborateurs ne m'a lâché. Cela vaut encore mieux que tout ce que j'ai publié. C'est sans doute la première fois que ce fait se produit depuis le commencement de la troisième République.

Il était embarrassé. J'insistai : Croyez-vous, par exemple, que si vous débutiez par donner en feuilleton le Coste de Lavergne, cela n'aurait pas un sens ? Alors il commença d'élever un peu les bras au ciel d'un air Vous savez bien ce que c'est. J'avais mon personnel plein avant de commencer. Il est plus facile d'avoir des collaborateurs que de trouver des commanditaires.

Je le savais de reste. Une dernière poignée de mains. Il monta, lourd, écroulé, dans ce fiacre baladeur. Je ne l'ai jamais revu depuis.

Je n'ai donc jamais pu savoir pourquoi soudain la veille, après un long intervalle et sans crier gare, il était venu me voir à l'imprimerie. Peut-être, au moment de sauter le pas, un regret obscur, et comme un remords sourd. Au moment de quitter à jamais un pays où il avait eu quelque bonheur, et quelque tranquillité de conscience, avant d'entrer dans les marais de la politique, dans les marécages, dans les plaines saumâtres, un dernier regard, une santé dernière, un dernier voyage aux anciens pays de la véritable amitié.

Combien de fois depuis suivant seul ces mêmes routes, printemps, été, automne, hiver, pluie et soleil, boue et poussière, arrosage, ou juste fermeté, combien de fois n'ai-je pas pensé à mon ancien compagnon de voyage ; combien de fois n'ai-je pas pensé à Jaurès, non point comme tout le monde peut y penser, mais comme à un ancien compagnon de route, à un ancien compagnon de marche égaré, parti dans de mauvaises routes, égaré dans les fondrières. C'est dans cet esprit que je l'ai suivi de loin, moi-même reperdu dans la foule, refoulé dans le peuple. C'est dans cet esprit que j'ai assisté à cette longue déchéance, que j'ai suivi, de l'une à l'autre continûment, cette série ininterrompue de capitulations et de complicités ; capitulation par l'amnistie devant la démagogie réactionnaire nationaliste militariste antisémite antidreyfusiste ; presque aussitôt et comme en continuation du même geste capitulation devant la démagogie combiste et complicité dans la démagogie combiste ; religion, superstition du bloc, poursuivie dans les excès mêmes où la justice demandait qu'elle ne s'exerçât point ; et aujourd'hui tout au contraire, brusquement, rupture de la défense républicaine jusque dans les utilités où elle était légitime ; c'est-à-dire ici capitulation devant la vieille démagogie guesdiste et devant la démagogie hervéiste, récente ; toujours cette maladie et cette manie de quelque unité, unité socialiste, unité républicaine, et derechef unité socialiste, qui dans sa tête fatiguée successivement se battent ; pour ne point parler de cette louche et trouble et incompréhensible campagne contre madame Syveton accusée, campagne poussée à fond, on n'a jamais su pourquoi, la seule campagne que Jaurès ait jamais poussée à fond, odieuse et insensée, ou odieuse et criminelle, ou bien d'avoir été faite, ou de n'avoir pas été continuée.

De cette même distance et dans ce même esprit, d'aussi loin j’ai regardé son journal. Je ne dis pas que je l'ai lu. Un journal plus gris que la Lanterne, aussi bas que son ancienne Petite République, suintant la politique, et toujours quelque unité, suintant toujours, surtout, le commandement de croire, une inlassable et inrebutable autorité de commandement, et cette fourberie particulière par laquelle tout est disposé, composé, ou omis dans un journal pour et de manière que le lecteur soit incliné, conduit, séduit à voir comme le patron veut que l'on voie.

Son personnel, ce personnel dont il était plein avant même que d'avoir commencé ses premières démarches, et dont lui-même il n'était pas si fier, à l'œuvre nous avons vu ce que c'était, son personnel. Pour la partie d'articles et de renseignements, cette horde affamée de petits agrégés normaliens qui ayant découvert le socialisme cinquante-cinq ans après Proudhon et quarante-cinq ans après Marx lui-même se précipitèrent à la défense de la République un peu de temps après qu'ils eurent acquis l'assurance qu'elle ne courait réellement plus aucun danger. Et à leur tête le réjoui Albert Thomas, prince des incompétences. Et avec Thomas le vidame du socialisme toulousain, le célèbre, le joyeux, le faraud, l'enfariné, le bon moralisateur Gabriel Ellen-Prévost, présentement, provisoirement, momentanément professeur au lycée de Cahors, qui n'a point attendu de longues années, celui-là, pour pêcher dans le marécage politique sa candidature aux élections législatives dans la deuxième circonscription de Toulouse. On se doute un peu de ce que sont généralement les élections toulousaines, et la politique toulousaine. On sait ce qu'elles sont particulièrement devenues depuis que les socialistes ont imaginé de faire cause commune avec les réactionnaires à seule fin d'embêter les radicaux de la Dépêche.

[On me pardonnera de ne pas savoir s'il faut écrire Gabriel-Ellen Prévost ou Gabriel Ellen-Prévost. Je ne sais pas où il y a le trait d'union, ou même s'il n'en faut pas deux. Je ne sais pas même s'il faut écrire Prévost ou Prévôt. Les journaux et revues orthographient différemment le nom de ce grand homme. Et je n'ai plus, malheureusement, le temps de remonter aux sources.]

Il y a deux espèces de normaliens et d'agrégés : ceux qui font de l'enseignement, ou de la science, ou un métier équivalent ; c'est-à-dire ceux qui de quelque manière font leur classe ; nous en sommes ; et nous devons les respecter comme on doit respecter tout honnête homme qui cherche à gagner honnêtement sa vie. Mais nous devons mépriser toute cette tourbe, toute cette horde, tous ces jeunes arrivistes, à peine dignes, indignes même du nom même d'ambitieux, qui ne demandent à leurs titres universitaires que le privilège d'entrer les premiers dans la politique, les mains basses.

Jaurès me reprochait de disposer des autres et de la vie des autres. Je n'ai jamais eu l'impression d'une vie manquée, d'une destinée manquée, comme en voyant ce pauvre minable fiacre s'éloigner en boitillant, désormais engagé dans la mauvaise voie, qui était, je pense, la rue Boissière :
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle, Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur, De la chute des rois funeste avant-coureur !

En tête des lettres, le seigneur Léon Blum, baron déclinatoire, prince des déclanchements. Et aujourd'hui la récompense de Jaurès, la voici ; aujourd'hui la situation est la suivante, que ce même Léon Blum, constatant le désastre, voyant que le journal a dévoré toutes ses commandites, avec un appétit insatiable, et d'un mouvement si régulier qu'il semblait un mouvement d'horloge , et que nonobstant il ne peut trouver aucuns lecteurs, que sans doute il a baissé ou qu'il baisse, en admettant qu'il soit ou qu'il ait été jamais en situation de baisser, aujourd'hui la situation est la suivante : que Léon Blum le bon apôtre donnerait volontiers onze ans de la vie du patron pour être ailleurs. Il a bien voulu entrer dans l’Humanité pour se faire un nom. A présent que le nom est fait, il voudrait bien sortir, pour utiliser ce nom. Et la situation est aujourd'hui la suivante, que tout le monde à Paris sait, et que tout le monde dit que Léon Blum a depuis de longs mois posé sa candidature à la critique, ou à la chronique littéraire du Temps qui pourtant n'est point vacante, succession qui n'est pas même ouverte, et qu'il ne dépend heureusement pas de lui de faire ouvrir. De sorte que la situation de Jaurès en dernière analyse est devenue celle-ci : qu'il a mis et qu'il a, aujourd'hui, à la tête de ses services littéraires, s'il y est encore, un homme qui manifeste avec enthousiasme, le seul enthousiasme qu'on lui ait jamais connu, le violent désir qu'il aurait d'être ailleurs, un homme qui fait jouer ses influences, qui fait marcher ses amis, un homme enfin qui au vu et au su de tout Paris donnerait quinze ans et quart de la vie de son patron pour monter de l’Humanité au Temps. Belle situation pour un journal, et point démoralisante.

Ils sont d'ailleurs d'immenses quantités, dans le parti socialiste que l'on nous a fait, qui n'ont jamais vu dans leurs situations socialistes que des marchepieds pour atteindre à des situations bourgeoises, beaucoup plus sérieuses, qui, pour passer dans l'autre camp, n'attendent qu'un moment favorable, qui vendraient toutes les saintes huiles pour être appointés cinq cents francs par mois, qui enfin donneraient cent cinquante-et-un ans de la vie de la cité socialiste pour seulement passer au Figaro.

Voilà des accidents que Jaurès n'eût pas craints s'il n'avait point été chercher ses hommes ailleurs, si lui-même il n'était point parti se balader ailleurs, dans des pays perdus; voilà des accidents qu'il n'eût point eu à redouter, des petits lâchages qu'il n'eût point risqué d'avoir à subir, s'il n'eût point pris des hommes comme Léon Blum, ayant à prendre des hommes comme Tharaud. Comme les deux Tharaud, qui sont la constance même. Quand on pense que Herr pouvait prendre les deux Tharaud, qu'il avait sous la main, puisqu'ils s'étaient résolus à devenir en partie des journalistes. Et quand on pense que l'on s'est amusé à les laisser filer ailleurs. C'était jouer la difficulté. C'était jouer la ruine. C'était jouer la misère et la trahison. Et c'est ainsi que l'on fait les maisons mauvaises.

Voilà un accident, enfin, que ni Herr ni Jaurès n'avaient à redouter avec un homme comme était notre collaborateur Avenard. Et je ne puis pas m'empêcher de noter que l’Humanité a eu deux fois des correspondances qui ont attiré l'attention. Et aux deux fois les auteurs de ces correspondances étaient des hommes qui n'étaient point d'ailleurs, qui étaient de ce pays-ci, qui tenaient à nous de quelque façon. La première de ces deux fois fut, presque aussitôt après la fondation du journal, quelques semaines après, je crois, peut-être moins, le reportage d'un voyage à Rome et en Italie qui était, si mes souvenirs sont exacts, le voyage du président de la République en visite auprès des souverains et du peuple italien. L'auteur de ce reportage très remarqué était déjà un homme sur qui je n'ai assurément aucuns droits à faire valoir, un homme que je ne veux point tirer à nous, un homme qui a pour Jaurès une affection profonde, manifestée ici même dans son histoire de quatre ans, mais un homme enfin dont j'ai sans doute le droit de dire qu'il n'est point étranger, qu'il n'était point étranger à ces anciens groupements de relations dont sont sortis Pages libres et les cahiers quoiqu'il s'agit de notre collaborateur Daniel Halévy.

De tels hommes font ce que ne savent point faire nos omniscients agrégés, d'incompétence universelle, omniscients sans avoir jamais rien appris, juges de science à compétence étendue. La deuxième correspondance est aujourd'hui celle de notre collaborateur Avenard.

Non seulement je suis heureux de rapporter ici, comme je le dois, dans quelles conditions ce courrier fut exercé, mais quand Avenard, avec une honnêteté, avec une intégrité parfaite, me rapportait certaines paroles de Jaurès et de Herr, je les reconnaissais, ces paroles, je reconnaissais un certain ton, je les réentendais dans ma mémoire, je les y retrouvais, non sans une grande mélancolie. Et je croyais y reconnaître une mélancolie parallèle. Il est certain que ces deux hommes, Herr et Jaurès, ne doivent point considérer sans une grande mélancolie ce qu'ils ont fait de leur puissance et de leur ancienne autorité morale. Ils avaient autour d'eux un peuple de citoyens. Ils ont derrière eux une escouade maigre de petits journalistes candidats subambitieux.

— Je ne dois pas oublier, m'écrivait Avenard, je ne dois pas oublier que Jaurès, la veille de mon départ, comme je lui demandais des explications sur ce que j'aurais à faire, m'a dit simplement :« Arriver d'abord,
— et puis, tâcher de débrouiller ce qui se passait, enfin le rendre de la façon la plus claire et la plus vivante possible. » J'ai eu, continue notre collaborateur, j'ai eu avec le journal d'excellents rapports. J'étais parti pour un mois. La grève éclatant, on m'a envoyé des fonds pour pouvoir y rester le double...

Moi aussi je présenterai donc ce cahier comme un exemple éminent de ce que nous eussions pu faire ensemble, ceux de Jaurès et de Herr. et ceux qui sont devenus ceux des cahiers, si nos voies étaient demeurées unies. Le courrier que l'on va lire ne se compose pas seulement des correspondances qu'Avenard put envoyer à l’Humanité. Mais les correspondances qu'Avenard put envoyer à l’Humanité en forment la bâtisse et le premier texte. Le texte définitif et complet du cahier a été arrêté fin mars et m'a été livré aussitôt. A peine ai-je besoin de dire ici que nous n'y avons pas depuis cette date, changé une virgule.

Ce texte appellerait des commentaires infinis. Nos abonnés les feront eux-mêmes, en eux-mêmes, dans le secret de leur cœur. Ils seront eux-mêmes saisis par cette opposition saisissante entre les lenteurs et les inaboutissements du mouvement libéral constitutionnel et toute l'abrupte soudaineté du soulèvement populaire. Moi qui lis tant d'épreuves et qui devrais être blasé, la contrariété en forme de choc de ces deux premières parties du cahier, cette contrariété intérieure et réelle, nullement factice, nullement littéraire, cette opposition tragique sortie d'une opposition tragique intérieure de la réalité même m'a saisi comme je l'avais été rarement. Ce mouvement libéral constitutionnel qui continue son petit bonhomme de chemin de mouvement libéral constitutionnel, ignorant tout du volcan souterrain, aussi tranquille, en un sens, et ignorant, que la bureaucratie, peut-être plus, et, en un sens, peut-être aussi bureaucratique. Et tout à coup ce mouvement révolutionnaire, ce soulèvement populaire qui éclate, imprévu, inouï, tout au travers de tout, non attendu, non prévu, non préparé, non organisé, pas même et surtout pas par les partis révolutionnaires professionnels, quel enseignement, quel symbole, quelle réalité.

Voilà, entre autres, ce que Avenard a marqué admirablement. Et l'enquête personnelle qu'il a faite sur place sur les événements du 22 janvier demeurera comme un modèle du genre, du genre historique, entendu sainement.

Mais qu'on aille au texte. Je ne veux point dire ici quelle impression donne, en présence d'aussi graves événements, cette haute et saine sobriété de la narration française, parfaite, sans romantisme, sans littérature. Je ne commenterai pas non plus ces événements mêmes. Quand on demeure à Paris, 8, rue de la Sorbonne, et que l'on est protégé par toute l'épaisseur des vieilles libertés françaises, je plains celui qui, assistant de loin à d'aussi graves événements, à la lecture d'un récit aussi exact et probe se mettrait à jacasser. Quand toute une partie de l'humanité, une partie considérable, s'avance douloureusement dans les voies de la mort et de la liberté, quand toute une énorme révolution tend aux plus douloureux enfantements des libertés les plus indispensables par on ne sait combien de sanglants et d'atroces avortements, guerres de peuples, guerres de races, guerres de classes, guerres civiles et plus que civiles, guerres militaires, massacres et boucheries, incendies et tortures, démagogies sanglantes et crimes insensés, horreurs inimaginables, massacres des Polonais, massacres des Juifs, des massacres près de qui ceux de Kichinef n'auront été qu'un incident sans gravité, massacres des Russes, massacres des intellectuels, massacres des paysans, massacres des ouvriers, massacres des bourgeois, monstruosités de tout ordre et de toute barbarie, — et quand nous, peuples libres, peuples libéraux, peuples de liberté, France, Angleterre, Italie, Amérique même, tenus sous la brutalité de la menace militaire allemande, nous sommes contraints et maintenus dans l'impossibilité de rien faire, absolument rien, de ce qu'eussent fait nos pères antérieurs, il y a au moins une pudeur qui interdit le commentaire. L'honnête homme, lâche nationalement, libre chez lui, nationalement tenu en servitude par un empereur militaire étranger, comprend qu'il n'a provisoirement qu'à lire, se taire et méditer.

Charles Péguy - 1905

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Le fac-similé du manuscrit de Péguy est en ligne ICI
La bibliothèque d'Orléans n'est pas si pauvre en littérature que le prétend l'inculte Cabot de La Loire !


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