vendredi 29 septembre 2017

Les premiers photographes licencieux condamnés en 1851

Juillet 1851. Louis Napoléon Bonaparte est encore Président de la République pour quelques mois. Les daguerréotypeurs ne sont pas encore des photographes. L'outrage aux bonnes moeurs relève encore de la cour d'Assises.

Futures victimes du progrès technique, les daguerréotypeurs se sont engagés dans une impasse technologique et commerciale car ce procédé ne permet de (re)produire une image qu'à un seul exemplaire. Ils ont beau améliorer le procédé et réduire les temps de pose (moins d'une minute vers 1850 ), un studio n'arrive à produire que tout au plus 5000 plaques par an.

Pendant ce temps, d'autres explorent la voie du procédé négatif-positif. Cette même année 1851, Louis Désiré Blanquart-Evrard crée L'imprimerie photographique. Le daguerréotypeur-peintre va bientôt céder la place au photographe-graveur. La photographie moderne va naitre.

NB : Toutes les illustrations de ce billet sont des daguerréotypes ou des tirages de (ou attribués à) Félix Jacques-Antoine Moulin. Ils proviennent des collections de la BNF, de L'Albertina, du MET ou de catalogues de ventes aux enchères.


Artistes ou artisans ? Les daguerréotypeurs n'ont que faire de ces considérations. La concurrence est rude malgré une demande importante, surtout pour des portraits. Ils explorent toutes les niches qui s'offrent à eux. Dès 1842 (la diffusion grand public du daguerréotype date de 1839) l'atelier Frascari se lance dans la photographie funéraire et se déplace à domicile pour photographier les morts.

Comme le cul se vend bien et cher, d'autres vont faire concurrence aux marchands de gravures licencieuses... Jules Malacrida, Marguerite Bonvalot et Felix Jacques-Antoine Moulin sont de ceux-là. Ce sont aussi les premiers à s'être fait prendre par la patrouille ! Ont-ils été dénoncés par des concurrents ? Ont-ils manqué de prudence ? Ont-ils été trop naïfs ? De quelle nature étaient ces daguerréotypes ? De simples nus ou des clichés pornographiques ? Malheureusement, l'on n'en sait trop rien. La Commune est passée par là et l'incendie du Palais de Justice de Paris en 1871 a détruit les dossiers de procédures criminelles.



De ce procès, il ne reste guère que ce compte-rendu publié dans la Gazette des Tribunaux dans son numéro du 25 juillet 1851.


Paris,  24 juillet (1851)

Le parquet paraît décidé à faire une rude guerre aux exhibitions de gravures et de tableaux licencieux qui allèchent les regards du public aux étalages des marchands de gravures et des industriels qui exploitent l’invention du daguerréotype. On a commencé par des images obscènes au crayon noir, puis on a colorié ces dégoûtantes débauches de l’esprit, et le jury a souvent puni avec une grande sévérité les marchands qui exploitent la honteuse spécialité des gravures obscènes. La Révolution de Février avait amené une sorte de relâchement dans la poursuite de ce genre de délit, mais, ainsi que nous le disions, la police parait décidée à reprendre la guerre à outrance qu’elle faisait jadis aux gravures licencieuses.

Cette mesure de l’administration est d’autant plus utile que le mal s’est accru des perfectionnements mêmes qu’a reçus l’invention admirable de M. Daguerre. Les gens qui spéculent si honteusement sur les penchans vicieux ont pensé que la gravure, même coloriée, ne parlait pas assez aux sens, et ils ont appliqué à leur déplorable industrie les propriétés du daguerréotype. Depuis quelques temps on voyait à la vitre de quelques daguerréotypeurs, de quelques marchands de gravures, des planches représentant les sujets les plus licencieux, produits avec toute la précision, avec toute la vérité que le daguerréotype seul peut atteindre.

Des saisies ont été faites et des poursuites commencées. C’est la première fois que le délit d’outrage aux bonnes moeurs, commis par ce moyen nouveau, est déféré au jury.

Les trois prévenus sont : 1° Le sieur Jules Malacrida, trente-quatre ans, opticien, né à Torno (Italie), demeurant à Paris, rue du Coq, 7 ; 2° la dame Marguerite Bonvalot, veuve René, trente-neuf ans, fabricante d’instrumens de daguerréotype, demeurant rue Drouot et 3° le sieur Jacques-Antoine Moulin, daguerréotypeur, rue du Faubourg-Montmartre, 31.

On a saisi à leur domicile un grand nombre de sujets tellement obscènes, que l’énonciation même des titres que leur donne l’arrêt de renvoi serait un délit d’outrage à la morale publique.

Aussi la lecture de ce document a-t-elle dû avoir lieu à huis-clos, ainsi que le restant des débats.


La Cour d’assises, présidée par M. Poinsot, a condamné Malacrida à un an d’emprisonnement et 500fr. d’amende; Moulin à un mois de prison et 100 fr. d’amende, la veuve René à deux mois de la même peine et 200 fr. d’amende.



La veuve René n'a pas laissé d'autres traces. Ses deux mois de prison lui ont-ils fait passer le goût des polissonneries ? Par contre, ses deux complices vont faire une belle carrière de photographes. 

Jules Malacrida va s'associer avec le photographe Julien Vallou de Villeneuve, ce dernier s'étant plus ou moins spécialisé dans des Études d'après nature, dont bien entendu beaucoup de nus ! En 1872, Jules Malacrida qui est toujours opticien fera faillite.

Félix Jacques Antoine Moulin continuera quelques temps dans la photographie en chambre avant de trouver sa voie.

En novembre 1851, il s'essaye à la reproduction photographique sur ivoire factice. En 1852, il déménage rue Richer (ou selon la légende, il y ouvre une autre entrée à son studio de la rue du Faubourg-Montmartre). En janvier 1853, la revue La Lumière lui consacre une critique élogieuse et l'on apprend que Moulin a fait des reproductions de gravures au collodion.

C'est vers à époque qu'il s'associe avec d'importants marchands d'art anglais et un éditeur d'estampes de New York pour diffuser les photographies de l'expédition de Roger Fenton en Crimée (1855). Pour lui, la cour d'Assises n'est plus qu'un lointain souvenir. En 1858, après un voyage de plus d'une année en Algérie, Moulin publie plusieurs volumes de photographies qu'il dédicacera à l'Empereur Napoléon III.

C'est ainsi qu'un apprenti pornographe devint le photographe officiel d'un ancien Président de la République !

Petite bibliographie aléatoire :
- Felix Jacques Antoine Moulin dans les collections du Musée d'Orsay.
- Adrian Darmon - L'art du nu au XIXème siècle.
- Pierre-Lin Renié - De l'imprimerie photographique à la photographie imprimée.

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Quelques autres daguerréotypes attribués à Felix Jacques-Antoine Moulin




Et quelques tirages plus tardifs. Avant 1855, Moulin est passé aux nouvelles technologies et à l'impression sur papier !







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