Quand les lectures se télescopent !
Il y a quelques temps, j'ai lu un billet sur les Bars flippants de la Belle Époque, il y a quelques jours je suis tombé sur la traduction d'un article de Gorki sur le cinématographe Lumière.... En note de bas de page, il y avait un renvoi vers ce texte méconnu de Claretie.
Jules Claretie - La vie à Paris 1896 (Bibliothèque Charpentier - Eugène Fasquelle, 1897)
Il y a quelques temps, j'ai lu un billet sur les Bars flippants de la Belle Époque, il y a quelques jours je suis tombé sur la traduction d'un article de Gorki sur le cinématographe Lumière.... En note de bas de page, il y avait un renvoi vers ce texte méconnu de Claretie.
Jules Claretie - La vie à Paris 1896 (Bibliothèque Charpentier - Eugène Fasquelle, 1897)
Le gouvernement suédois vient de prendre, à propos 
de ces cafés-concerts, un parti radical. Il les a supprimés, Plus de cafés chantants, des lieux de réunion où 
l’on fera de la musique. Au lieu de la musiquette à la 
mode, une musique classique, presque de la musique 
sacrée. Je me demande quel effet produirait une telle 
mesure dans notre Paris, où les concerts pullulent, 
où les cabarets naissent au coin des carrefours, où les 
inventions les plus extraordinaires sortent des cervelles en ébullition, où chaque innovateur se demande, 
éperdu dans sa course aux bizarreries : 
Quel cabaret nouveau, quel cadre pittoresque, alléchant ou macabre, pourrais-je donc trouver? Quel titre 
singulier pourrais-je bien lancer ?
Et la Butte, la butte sacrée, comme ils l'appellent, 
se couvre chaque jour de cabarets nouveaux. La fortune du chanteur Bruant, les succès du gentilhomme 
Salis portent à la tête des chercheurs de placers spéciaux. On draine les terrains de Montmartre comme 
jadis en Californie, comme aujourd'hui dans le Transvaal, on bouleverse les gisements d’or. Il y aurait une 
monographie fort suggestive à écrire sur tous ces 
cabarets qui allèchent, attisent la curiosité publique. 
Signe des temps, aussi, ce besoin de bizarrerie dans le 
plaisir, de piment spécial, de poivre remplaçant le 
gros sel d’autrefois.
Ce n’est pas ce qui s’y chante dont l’étude nous tenterait (ceci regarde notre voisin de la rue de Douai, 
M. Sarcey) ; c’est ce qui s’y voit, le public qui y vient, 
les spectacles qu’on y donne, le décor spécial de ces 
exhibitions dont doit tenir compte tout homme qui se 
préoccupe des tendances actuelles de la foule. Le mouvement néo-mystique de ces dernières années n’est-il 
point sorti du Chat noir , devenu, avec le Sphinx ou la 
Marche à l'étoile  une sorte de Bayreuth des ombres 
chinoises ?
Ce mysticisme, nous le trouvons, un peu raillé et 
déformé, dans ce Cabaret du Ciel où, sur le boulevard 
de Clichy, on est servi par des anges aux longues robes 
blanches avec des ailes dans le dos. Ces anges sont de 
braves garçons tels qu’on en rencontre dans les restaurants ordinaires. La salle commune a l’aspect d’un 
réfectoire de couvent. D’une architecture gothique 
improvisée, elle a, au centre, une longue table où les 
fidèles prennent place, et, contre la muraille, une 
chaire où monte un bon gros bel homme, à barbe 
longue, vêtu d’une sorte de robe de mage, et qui, montrant dans un coin de la salle un de ces animaux à qui 
Monselet disait éperdument Cher ange! fait aux consommateurs un petit cours de morale ironique dont la 
forme est vraiment agréable.
— Mes frères, dit-il en montrant l'image grossière, 
quel que soit le dieu vers lequel, parmi la poussière 
d'or des étoiles, s’envole, du sein de la foule des 
1.400 dieux connus, notre débile pensée, celui-là, ce 
dieu vorace et vil est celui auquel vous sacrifiez le plus 
souvent, avec le plus d’empressement et de joie. Saluez, 
c’est le dieu Porcus! Au fond de vos plaisirs, de vos 
élans, de vos espoirs et de vos rêves, il gît, il se tapit, 
il attend, il est là, le dieu Porcus! Il sommeille au 
fond de vos âmes (puis, se tournant vers un veau d’or 
qu’une façon de sacristain tient, dressé au haut d'une 
hampe, comme un Égyptien promenant le bœuf Apis), 
et celui-là aussi, le veau d'or, vous l’adorez aussi, vous 
le vénérez ; comme au dieu Porcus, vous lui sacrifiez, 
ô mes frères, le meilleur de vous-mêmes ! Ce sont deux puissants dieux !
D’où vient ce prédicant ironiste dont la voix profonde, 
bien timbrée, nuançant le mot et scandant la phrase, 
fait songer à un parodiste de Renan, — d’un Renan 
exacerbé et non plus onctueux, mais solennel?
— Est-ce un comédien ? demandé-je à un des anges 
qui nous servaient.
— Non, monsieur, non, c’est un ancien professeur !
Et c’est possible. La période de l’orateur a le nombre 
et on sent l’érudit sous le plaisantin d’apparence grave. 
Je dois dire que les spectateurs goûtent beaucoup 
moins, au Cabaret du Ciel, le régal de cette ironie que 
le spectacle des visions qui les attendent au premier 
étage : anges ailés s’envolant dans les airs, Fortune 
apparaissant, les mains chargées d’or, danseuses de 
la rue du Caire figurant les houris du paradis de 
Mahomet.
Le spectacle, sur ce point, ne diffère pas essentiellement de celui des baraques de la fête de Neuilly. 
C’est la même exhibition de trucs illusionnistes produits 
par des combinaisons de miroirs et de jeux de lumière. 
Mais l’orgue ajoute sa musique mystérieuse à ces 
tableaux rapides, et le rêve est un tel besoin chez 
l’homme, même chez l’homme le plus moderne des 
modernes, chez le flâneur, le blasé et le désœuvré, que 
ce Cabaret du Ciel peut sembler à tel Parisien rassasié de la vie courante une excursion dans l’idéal. Ce 
Parisien-là, du reste, doit y mettre beaucoup de bonne 
volonté.
Comme nous sortions, un des anges nous dit :
— Monsieur, prochainement, tout à côté, nous ouvrirons le Cabaret de l’Enfer. On l’achève. On pose les 
flammes.
Le ciel et l'enfer, c’est le poème du Dante mis à la 
portée de nos flâneries, sur un des boulevards extérieurs de Paris. Mais les inventeurs de cabarets pittoresques n’avaient pas attendu l’ouverture du futur Inferno pour offrir aux amateurs l’antithèse de ces 
paradis de féerie. Il suffit de traverser le boulevard 
pour rencontrer, à quelques mètres l’un de l’autre deux cabarets assez sinistres où l'ironie, cette fois, se 
joue non plus des anges, mais des hommes, des mortels et de la mort. 
L'un est le Cabaret du Néant; l’autre, un peu plus 
loin, vers la butte, le Cabaret macabre. Dans l'un et 
dans l’autre, les tables où l'on vous sert les consommations voulues sont des cercueils, de véritables cercueils, les boîtes à poussière du dernier acte de la 
comédie humaine, et les garçons qui vous proposent 
des toxiques ont le costume noir, le chapeau ciré, la 
plaque d'argent de ces funèbres ouvriers des dernières 
heures que le peuple appelle, en son éloquence féroce, 
des croque-morts.
Je n'insisterai pas sur les aspirations diverses qui se 
trouvent en quelque sorte contentées et comme caressées par ces cabarets si différents d’aspect : le Cabaret 
du Ciel , avec ses blancheurs, ses ailes, ses orgues, ses 
nuages de carton-pâte correspondant aux rêveries des 
mystiques contemporains ; les cabarets macabres, 
avec leurs tentures funèbres, leurs murailles noires, 
leurs chauves-souris et leurs squelettes relevant plutôt, 
ce me semble, de l’école réaliste.
Tous morbides, du reste, tous nés de ce besoin de 
curiosité maladive qui caractérise toute période décadente. Mais quoi ! Byron ne trouvait-il point joyeux de 
boire, comme l’eût pu faire un Oscar Wilde, du pale-ale en guise d'hydromel dans un crâne, et n'en alla-t-il 
pas moins mourir, en héros, à Missolonghi pour la défense du peuple grec?
Des crânes, il en est partout en ces cabarets, gais 
comme des sépulcres, où l'on vous sert (voilà l’esprit 
du lieu) des vers de bière. Le lustre qui pend au milieu 
de la salle du Cabaret du Néant est formé de crânes 
divers et de fémurs et de tibias, et les cierges qui 
éclairent la salle aux peintures étranges sont tenus par 
des mains osseuses de squelettes. Oui, ces débris 
d’êtres humains servent à la décoration de ce coin de 
cabaret. Ces ornements sinistres sont les reliques 
bafouées de pauvres êtres, hommes ou femmes, qui 
ont vécu. Je sais tel prince étranger qui est allé, en 
curieux, au Cabaret du Néant. « Hélas! pauvre Yorick, » 
se fût écrié, sans nul doute, s’il y avait mis le pied, le 
prince Hamlet. 
 C’est sur le chêne des cercueils éclairés par des 
cierges minuscules que Byron, visitant Paris, eût, à 
Montmartre, bu son faux hydromel. Il eût été curieux 
des tableaux accrochés dans cette salle crêpée de 
deuil. Tableaux lumineux et qu’un instant transforme 
de telle sorte que les personnages des peintures — 
Pierrot soupirant au clair de la lune, danseuses éperdues, Roméos énamourés et toutes les célébrités poétiques de la Butte, Aristide Bruant, Jules Jouy, Marcel 
Legay, d’autres encore, — apparaissent soudain transformés en squelettes, tandis qu’un invisible orchestre 
fait entendre le Dies iræ.
Masses poussiéreuses aveuglées par les passions et les 
vices, tremblez, malheureux, et venez vous retremper en 
envisageant la mort !
C’est l’appel adressé aux passants par le propriétaire du Cabaret macabre, poète à ses heures, et chantant, comme un autre Bruant, ses propres chansons :
Bois cette bière
A tes chères amours;
Dans l’autre bière
Tu resteras toujours !
On s’imagine la gaieté de ces séances. Mais les 
masses poussiéreuses y accourent, et, depuis Ronsard, 
les poètes ont toujours eu la cruauté de montrer le 
crâne sinistre que cachent les roses vivantes de la 
beauté. Ici, dans ces cabarets macabres, le spectacle 
est donné d'un vivant qui se décompose. Le premier 
spectateur venu, s’il se prête à la comédie sinistre, 
apparaît à ceux qui l'aiment enveloppé dans un suaire 
et la chair verdissante, au fond du cercueil. Jeu de 
lumières , disposition particulière de l’éclairage : 
l’image n’en est pas moins atroce, inoubliable, et ce 
jeu de la mort est maladif et symptomatique. Un 
moraliste-aliéniste tel que Max Nordau, un Lombroso, 
un Lasègue y trouveraient ou y eussent trouvé des 
prodromes de décadence psychique. Les curieux ne 
sont pas tous des malades, mais les blasés d’une certaine espèce sont déjà des affaiblis. Le bon vin versé 
au cabaret de Mme Grégoire était plus sain, plus clair 
et plus joyeux que cette bière-là !
Mais, quoi qu’on puisse dire, cela est curieux. Ce 
Montmartre est un coin de Paris qui vaut qu’on 
l’étudie. Il est ironiste, il est macabre, mais il est particulier et il est vivant. Voici un cabaret où les clients 
sont insultés dès la porte d’entrée. Ils la poussent, 
cette porte. Le passant entend un concert de cris 
féroces et d’injures. C’est le nouveau qu’on salue. 
Après tout, les brimades dans nos écoles, entre jeunes 
gens bien élevés, ne sont pas plus sottes. Ailleurs, 
c’est le refrain d’une tabarinade qui nous arrive. Et 
voici un nouveau cabaret qui s’ouvre : la Roulotte , du 
nom de la voiture foraine qui transporte à travers 
champs les pauvres saltimbanques errants de l’art. 
La Roulotte, ce dernier exemplaire du chariot de 
Thespis ! La Roulotte ! n’était-ce pas le titre qu’Alphonse Daudet voulait donner à un roman où délicieusement il nous eût conté les aventures des ferreurs de cigales et des chercheurs d’étoiles ? Roulotte 
ici, Cabaret du Ciel ou de l'Enfer là, Cabaret de la 
Mort ou Cabaret du Néant, toutes ces ironies vécues 
me donnent la sensation d’une humanité qui s’agite 
sans savoir ce qu’elle aime, cherche la gaieté dans les 
excitants morbides, s’amuse là comme elle se distrairait en prenant de l’éther ou de la cocaïne, pour 
oublier ou se remonter — et je crois bien que le futur 
historien des mœurs de ce temps ne pourra point passer sous silence ces cabarets singuliers et curieux, 
surtout s’il met en épigraphe à son livre la fameuse 
phrase brève et terrible de Bossuet : Rome rit et 
mourut !
Mais Montmartre n’est point Rome et Montmartre 
ne veut pas mourir. 
Jules Claretie - La vie à Paris 1896 (Bibliothèque Charpentier - Eugène Fasquelle, 1897)
Petite Bibliographie aléatoire :
Certains de ces cabarets ont perdurés jusqu'au début des années 50.
Elisandre - Le cabaret du Néant à Montmartre
Golem13 - Les tavernes étranges du Paris 1900
Paris ZigZag - Les cabarets du ciel et de l'enfer
Et bien entendu les excellents Guides des Plaisirs à Paris numérisés par la Bibliothèque Nationale de France
Mon préféré, cette édition du Paris-Fêtard de 1907



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