mardi 9 janvier 2018

Les cabarets à thème à Paris en 1896

Quand les lectures se télescopent !
Il y a quelques temps, j'ai lu un billet sur les Bars flippants de la Belle Époque, il y a quelques jours je suis tombé sur la traduction d'un article de Gorki sur le cinématographe Lumière.... En note de bas de page, il y avait un renvoi vers ce texte méconnu de Claretie.

Jules Claretie - La vie à Paris 1896 (Bibliothèque Charpentier - Eugène Fasquelle, 1897)



Le gouvernement suédois vient de prendre, à propos de ces cafés-concerts, un parti radical. Il les a supprimés, Plus de cafés chantants, des lieux de réunion où l’on fera de la musique. Au lieu de la musiquette à la mode, une musique classique, presque de la musique sacrée. Je me demande quel effet produirait une telle mesure dans notre Paris, où les concerts pullulent, où les cabarets naissent au coin des carrefours, où les inventions les plus extraordinaires sortent des cervelles en ébullition, où chaque innovateur se demande, éperdu dans sa course aux bizarreries :

Quel cabaret nouveau, quel cadre pittoresque, alléchant ou macabre, pourrais-je donc trouver? Quel titre singulier pourrais-je bien lancer ?


Et la Butte, la butte sacrée, comme ils l'appellent, se couvre chaque jour de cabarets nouveaux. La fortune du chanteur Bruant, les succès du gentilhomme Salis portent à la tête des chercheurs de placers spéciaux. On draine les terrains de Montmartre comme jadis en Californie, comme aujourd'hui dans le Transvaal, on bouleverse les gisements d’or. Il y aurait une monographie fort suggestive à écrire sur tous ces cabarets qui allèchent, attisent la curiosité publique. Signe des temps, aussi, ce besoin de bizarrerie dans le plaisir, de piment spécial, de poivre remplaçant le gros sel d’autrefois.

Ce n’est pas ce qui s’y chante dont l’étude nous tenterait (ceci regarde notre voisin de la rue de Douai, M. Sarcey) ; c’est ce qui s’y voit, le public qui y vient, les spectacles qu’on y donne, le décor spécial de ces exhibitions dont doit tenir compte tout homme qui se préoccupe des tendances actuelles de la foule. Le mouvement néo-mystique de ces dernières années n’est-il point sorti du Chat noir , devenu, avec le Sphinx ou la Marche à l'étoile  une sorte de Bayreuth des ombres chinoises ?



Ce mysticisme, nous le trouvons, un peu raillé et déformé, dans ce Cabaret du Ciel où, sur le boulevard de Clichy, on est servi par des anges aux longues robes blanches avec des ailes dans le dos. Ces anges sont de braves garçons tels qu’on en rencontre dans les restaurants ordinaires. La salle commune a l’aspect d’un réfectoire de couvent. D’une architecture gothique improvisée, elle a, au centre, une longue table où les fidèles prennent place, et, contre la muraille, une chaire où monte un bon gros bel homme, à barbe longue, vêtu d’une sorte de robe de mage, et qui, montrant dans un coin de la salle un de ces animaux à qui Monselet disait éperdument Cher ange! fait aux consommateurs un petit cours de morale ironique dont la forme est vraiment agréable.

— Mes frères, dit-il en montrant l'image grossière, quel que soit le dieu vers lequel, parmi la poussière d'or des étoiles, s’envole, du sein de la foule des 1.400 dieux connus, notre débile pensée, celui-là, ce dieu vorace et vil est celui auquel vous sacrifiez le plus souvent, avec le plus d’empressement et de joie. Saluez, c’est le dieu Porcus! Au fond de vos plaisirs, de vos élans, de vos espoirs et de vos rêves, il gît, il se tapit, il attend, il est là, le dieu Porcus! Il sommeille au fond de vos âmes (puis, se tournant vers un veau d’or qu’une façon de sacristain tient, dressé au haut d'une hampe, comme un Égyptien promenant le bœuf Apis), et celui-là aussi, le veau d'or, vous l’adorez aussi, vous le vénérez ; comme au dieu Porcus, vous lui sacrifiez, ô mes frères, le meilleur de vous-mêmes ! Ce sont deux puissants dieux !

D’où vient ce prédicant ironiste dont la voix profonde, bien timbrée, nuançant le mot et scandant la phrase, fait songer à un parodiste de Renan, — d’un Renan exacerbé et non plus onctueux, mais solennel?

— Est-ce un comédien ? demandé-je à un des anges qui nous servaient.

— Non, monsieur, non, c’est un ancien professeur !

Et c’est possible. La période de l’orateur a le nombre et on sent l’érudit sous le plaisantin d’apparence grave. Je dois dire que les spectateurs goûtent beaucoup moins, au Cabaret du Ciel, le régal de cette ironie que le spectacle des visions qui les attendent au premier étage : anges ailés s’envolant dans les airs, Fortune apparaissant, les mains chargées d’or, danseuses de la rue du Caire figurant les houris du paradis de Mahomet.

Le spectacle, sur ce point, ne diffère pas essentiellement de celui des baraques de la fête de Neuilly. C’est la même exhibition de trucs illusionnistes produits par des combinaisons de miroirs et de jeux de lumière. Mais l’orgue ajoute sa musique mystérieuse à ces tableaux rapides, et le rêve est un tel besoin chez l’homme, même chez l’homme le plus moderne des modernes, chez le flâneur, le blasé et le désœuvré, que ce Cabaret du Ciel peut sembler à tel Parisien rassasié de la vie courante une excursion dans l’idéal. Ce Parisien-là, du reste, doit y mettre beaucoup de bonne volonté.

Comme nous sortions, un des anges nous dit :

— Monsieur, prochainement, tout à côté, nous ouvrirons le Cabaret de l’Enfer. On l’achève. On pose les flammes.



Le ciel et l'enfer, c’est le poème du Dante mis à la portée de nos flâneries, sur un des boulevards extérieurs de Paris. Mais les inventeurs de cabarets pittoresques n’avaient pas attendu l’ouverture du futur Inferno pour offrir aux amateurs l’antithèse de ces paradis de féerie. Il suffit de traverser le boulevard pour rencontrer, à quelques mètres l’un de l’autre deux cabarets assez sinistres où l'ironie, cette fois, se joue non plus des anges, mais des hommes, des mortels et de la mort. L'un est le Cabaret du Néant; l’autre, un peu plus loin, vers la butte, le Cabaret macabre. Dans l'un et dans l’autre, les tables où l'on vous sert les consommations voulues sont des cercueils, de véritables cercueils, les boîtes à poussière du dernier acte de la comédie humaine, et les garçons qui vous proposent des toxiques ont le costume noir, le chapeau ciré, la plaque d'argent de ces funèbres ouvriers des dernières heures que le peuple appelle, en son éloquence féroce, des croque-morts.

Je n'insisterai pas sur les aspirations diverses qui se trouvent en quelque sorte contentées et comme caressées par ces cabarets si différents d’aspect : le Cabaret du Ciel , avec ses blancheurs, ses ailes, ses orgues, ses nuages de carton-pâte correspondant aux rêveries des mystiques contemporains ; les cabarets macabres, avec leurs tentures funèbres, leurs murailles noires, leurs chauves-souris et leurs squelettes relevant plutôt, ce me semble, de l’école réaliste.

Tous morbides, du reste, tous nés de ce besoin de curiosité maladive qui caractérise toute période décadente. Mais quoi ! Byron ne trouvait-il point joyeux de boire, comme l’eût pu faire un Oscar Wilde, du pale-ale en guise d'hydromel dans un crâne, et n'en alla-t-il pas moins mourir, en héros, à Missolonghi pour la défense du peuple grec?

Des crânes, il en est partout en ces cabarets, gais comme des sépulcres, où l'on vous sert (voilà l’esprit du lieu) des vers de bière. Le lustre qui pend au milieu de la salle du Cabaret du Néant est formé de crânes divers et de fémurs et de tibias, et les cierges qui éclairent la salle aux peintures étranges sont tenus par des mains osseuses de squelettes. Oui, ces débris d’êtres humains servent à la décoration de ce coin de cabaret. Ces ornements sinistres sont les reliques bafouées de pauvres êtres, hommes ou femmes, qui ont vécu. Je sais tel prince étranger qui est allé, en curieux, au Cabaret du Néant. « Hélas! pauvre Yorick, » se fût écrié, sans nul doute, s’il y avait mis le pied, le prince Hamlet. 

 C’est sur le chêne des cercueils éclairés par des cierges minuscules que Byron, visitant Paris, eût, à Montmartre, bu son faux hydromel. Il eût été curieux des tableaux accrochés dans cette salle crêpée de deuil. Tableaux lumineux et qu’un instant transforme de telle sorte que les personnages des peintures — Pierrot soupirant au clair de la lune, danseuses éperdues, Roméos énamourés et toutes les célébrités poétiques de la Butte, Aristide Bruant, Jules Jouy, Marcel Legay, d’autres encore, — apparaissent soudain transformés en squelettes, tandis qu’un invisible orchestre fait entendre le Dies iræ.

Masses poussiéreuses aveuglées par les passions et les vices, tremblez, malheureux, et venez vous retremper en envisageant la mort !

C’est l’appel adressé aux passants par le propriétaire du Cabaret macabre, poète à ses heures, et chantant, comme un autre Bruant, ses propres chansons :
Bois cette bière
A tes chères amours;
Dans l’autre bière
Tu resteras toujours !

On s’imagine la gaieté de ces séances. Mais les masses poussiéreuses y accourent, et, depuis Ronsard, les poètes ont toujours eu la cruauté de montrer le crâne sinistre que cachent les roses vivantes de la beauté. Ici, dans ces cabarets macabres, le spectacle est donné d'un vivant qui se décompose. Le premier spectateur venu, s’il se prête à la comédie sinistre, apparaît à ceux qui l'aiment enveloppé dans un suaire et la chair verdissante, au fond du cercueil. Jeu de lumières , disposition particulière de l’éclairage : l’image n’en est pas moins atroce, inoubliable, et ce jeu de la mort est maladif et symptomatique. Un moraliste-aliéniste tel que Max Nordau, un Lombroso, un Lasègue y trouveraient ou y eussent trouvé des prodromes de décadence psychique. Les curieux ne sont pas tous des malades, mais les blasés d’une certaine espèce sont déjà des affaiblis. Le bon vin versé au cabaret de Mme Grégoire était plus sain, plus clair et plus joyeux que cette bière-là !

Mais, quoi qu’on puisse dire, cela est curieux. Ce Montmartre est un coin de Paris qui vaut qu’on l’étudie. Il est ironiste, il est macabre, mais il est particulier et il est vivant. Voici un cabaret où les clients sont insultés dès la porte d’entrée. Ils la poussent, cette porte. Le passant entend un concert de cris féroces et d’injures. C’est le nouveau qu’on salue. Après tout, les brimades dans nos écoles, entre jeunes gens bien élevés, ne sont pas plus sottes. Ailleurs, c’est le refrain d’une tabarinade qui nous arrive. Et voici un nouveau cabaret qui s’ouvre : la Roulotte , du nom de la voiture foraine qui transporte à travers champs les pauvres saltimbanques errants de l’art. La Roulotte, ce dernier exemplaire du chariot de Thespis ! La Roulotte ! n’était-ce pas le titre qu’Alphonse Daudet voulait donner à un roman où délicieusement il nous eût conté les aventures des ferreurs de cigales et des chercheurs d’étoiles ? Roulotte ici, Cabaret du Ciel ou de l'Enfer là, Cabaret de la Mort ou Cabaret du Néant, toutes ces ironies vécues me donnent la sensation d’une humanité qui s’agite sans savoir ce qu’elle aime, cherche la gaieté dans les excitants morbides, s’amuse là comme elle se distrairait en prenant de l’éther ou de la cocaïne, pour oublier ou se remonter — et je crois bien que le futur historien des mœurs de ce temps ne pourra point passer sous silence ces cabarets singuliers et curieux, surtout s’il met en épigraphe à son livre la fameuse phrase brève et terrible de Bossuet : Rome rit et mourut !

Mais Montmartre n’est point Rome et Montmartre ne veut pas mourir.

Jules Claretie - La vie à Paris 1896 (Bibliothèque Charpentier - Eugène Fasquelle, 1897)

Petite Bibliographie aléatoire :
Certains de ces cabarets ont perdurés jusqu'au début des années 50.
Et bien entendu les excellents Guides des Plaisirs à Paris numérisés par la Bibliothèque Nationale de France
Mon préféré, cette édition du Paris-Fêtard de 1907

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