Jean Lorrain - Un père indigne

Dimanche 15 mars - Les courses, qui ont repris, hélas ! ont raflé toutes les voitures de la station de fiacre; c'est la sortie de la réunion d'Auteuil, et pour aller dîner à Paris, je suis forcé d'aller au Point-du-Jour prendre le tramway de Sèvres-Louvres, car il n'y a pas moyen de songer à la voie de Ceinture, envahie par une tourbe de bookmakers et de bas parieurs.

Boulevard Exelmans, dans le bureau de tabac où j'attends, attablé devant un vermouth, le passage du tram, des ouvriers endimanchés boivent, debout au comptoir; des petits rentiers du quartier sont éparpillés autour des tables, dedans comme dehors, et pas mal de promeneurs aussi, car la journée a été belle, et les petites gens, tout le Paris laborieux et travailleur, sont allés en dehors des fortifs boire un peu d'air et de soleil.

Un homme endimanché, quelque ouvrier d'art (car il est souffreteux et malingre) vient de s'installer à ma table et de demander une bouteille de vin blanc; il tient sur ses genoux un enfant pâlot, pas des mieux réussis et délicat, le gosse, à en juger par tous les lainages dont il est engoncé. Le père a déplié un chiffon de papier gras, dont il a sorti des morceaux de galette, et avec des câlineries grotesques et touchantes, il empiffre de pâte encore chaude le petit qui s'étrangle, puis le force à avaler des verres entiers de piquette. L'enfant tousse, devient cramoisi et se débat, les yeux gros de larmes, et le père un peu parti, avec la tendresse des ivrognes, le bourre quand même de liquide et de solide et, tout drôlichon, l'exhorte à baffrer :

"Mange, ma p'tite canaille, la p'tite canaille à son papa ! C'est maman qui ne va pas être contente ! Qu'est-ce qu'est en retard ? C'est Jules et l'papa à Jules."

Et il pouffe tout seul, le brave ivrogne, en pensant au bon tour qu'il fait à sa bourgeoise.

Pourvu que le papa à Jules n'oublie pas Jules dans un compartiment de chemin de fer ou sur la banquette de quelque estaminet ! Et cet enfant, déjà à moitié étouffé de nourriture, dans quel état va-t-il rentrer ce soir, s'il rentre toutefois ?

O joies populaires, êtes-vous assez tristes !

Jean Lorrain, sous le pseudonyme de Raitif de la Bretonne - Pall-Mall Semaine (Le Journal, 23 mars 1896)