J'ai pêché ce billet de Vivien Hoch chez Polemia. Jean-Yves Le Gallou n'a pas toujours bonne presse. Raison de plus pour, compte tenu du sujet traité, d'au moins prêter attention à ce que sa 'Fondation identitaire' publie !
Vivien Hoch - Les médias et la vérité, le grand mensonge
La devise du New York Times énonce : « Toutes les nouvelles qui méritent d’être imprimées ». Il n’y a rien de plus faux. Chaque jour, le journaliste détermine ce qui est important, ce que nous devrions savoir. Il fait le tri entre les informations et choisit la manière de les présenter.
Les journalistes des grands journaux se targuent de maîtriser leurs préjugés et de fournir une information « experte ». « Ils
 se voient comme les défenseurs des valeurs occidentales progressistes, 
nous protégeant des nouvelles qui ne méritent pas d’être imprimées, 
pornographie, propagande ou publicités déguisées en informations. Tels 
des conservateurs de musée, les rédacteurs du NYT organisent notre 
vision du monde », écrit Scott Galloway, professeur à la New York University, qui a été au comité de direction du New York Times [1]. « Lorsqu’ils
 sélectionnent les informations qui feront la une, ils établissent le 
programme des journaux radio et télévisés, la vision dominante de 
l’actualité partagée par la planète ».
Eugénisme médiatique
Cette emprise des grands médias sur l’agenda démocratique, ce 
dépistage des événements avant qu’ils ne naissent comme information, 
tout cela constitue un eugénisme médiatique. Ne 
naissent que les informations sélectionnées; les autres sont écartées, 
supprimées, passées sous silence. C’est une ontologie de la 
radiographie : tout événement est transformé en fonction de l’éclairage –
 ou de l’obscurité – qu’on lui donne. On ne peut pas comprendre le 
contexte général de Fake news, sans parler des Ghost news (nouvelles fantômes), ces événements ou ces propositions (partis politiques, mobilisations, associations) délaissés par les médias
 nationaux, passées sous les lumières médiatiques, devenues par-là 
fantomatiques. Il y a pire que d’être roulé dans la boue par les 
médias : il y a le fait de ne même pas avoir d’existence à leurs yeux, ce qui bloque toute possibilité de participer au débat démocratique.
Au fond, comme l’écrit Umberto Eco, la télévision « parle de moins en moins du monde extérieur. Elle parle d’elle-même et du contact qu’elle est en train d’établir avec son public. »[2].
 Elle tente de survivre au pouvoir d’un téléspectateur qui est devenu 
actif, en devant plus agressive, en parlant plus d’elle-même. Cela se 
traduit dans les débats TV qui commentent l’actualité : les journalistes
 invitent des… journalistes pour discuter des thèmes choisis par des… 
journalistes. Nulle part n’intervient le monde extérieur. Nulle part un 
micro est tendu en-dehors de la sphère médiatique. L’un des signes de la
 radicalisation des médias est cet enfermement sur soi-même, cet 
entre-soi, qui contredisent l’essence même du média – être un médiateur.
Cet enfermement médiatique remet en question profondément le 
fonctionnement démocratique. Le débat se déroule sur le terrain 
médiatique, qui est le lieu de confrontation des paroles et des vécus. 
Les médias vivent cette mission avec une contradiction intérieure, une 
double injonction. D’une part le journaliste veut rendre compte des 
faits le plus loyalement possible, d’autre part il se doit de respecter 
les versions des uns et des autres, parfois multiples et 
contradictoires, d’un même fait. Dans cette contradiction, le pouvoir 
médiatique a tranché : il est le garant de la véracité des débats parce 
qu’il est l’ « expert des faits ». Pour cela, il lutte contre les 
fausses informations : il fait de la « vérification de faits » (fact-checking). Ce qui résiste au fact-checking des médias et des experts médiatiques est qualifié de « faits alternatifs » (alternative facts).
 Il est vrai que le politique ne s’embarrasse pas toujours du souci la 
vérité, et lui préfère souvent l’efficacité et la communication : c’est 
le règne de la post-vérité (post-truth).
Post-vérité, faits alternatifs et fact-checking sont les 
nouvelles topiques du monde médiatique. Leur signification profonde et 
la raison pour laquelle ils sont utilisés abondamment doivent être 
connus et maîtrisés. Revenons rapidement sur leur signification.
La post-vérité, la vérité du monde
La notion de vérité est au cœur de notre démocratie. Elle est le 
terrain de manipulation de toutes les dictatures et de tous les 
totalitarismes, qui prétendent la posséder et l’imposer. Cette disputatio démocratique
 entérine le règne de la « post-vérité ». Elle est aujourd’hui toujours 
au cœur de la guerre sémantique que se livrent une partie du peuple et 
le conglomérat de médias, d’intellectuels et autres ayants-droits qui 
pensent pour lui.  C’est surtout depuis l’apparition de Donald Trump et 
de ses militants que les journalistes ont commencé à parler du concept 
de post-vérité dans le débat politique. La post-vérité, tous 
les méchants la pratiquent – Donald Trump, les « populistes », les 
réactionnaires, les conservateurs. Le règne de la post-vérité, c’est 
l’apparition de personnalités qui manipulent l’opposition en exagérant 
les faits, en les travestissant ou encore en les imposants. C’est aussi 
cette masse immense de flux d’information sur les réseaux sociaux, qui 
échappe au contrôle des institutions et des médias classiques.
En 2016, le dictionnaire d’Oxford a désigné l’expression post-truth comme mot de l’année [3]. Elle est définit comme « relative
 aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins 
d’influence sur la formation de l’opinion publique que l’appel aux 
émotions et aux croyances personnelles ». La définition est 
intéressante, car elle suppose qu’une objectivité des faits est 
possible, et que cette objectivité a une relation spécifique avec 
l’opinion publique. Évidemment, le constat d’une contestation 
contemporaine de l’existence d’une vérité absolue, soit le relativisme 
généralisé, n’est pas nouveau. Les « circonstances » qui font que la 
vérité est devenue négligeable, volatile, malléable, c’est notre culture
 toute entière. La post-vérité est une caractéristique de notre époque 
toute entière. La post-vérité est la vérité de notre monde. La Doxa, l’opinion fluide et contingente, soumise aux aléas a gagné sa bataille plurimillénaire contre le philosophe.
En liant la post-vérité à la manipulation, les théoriciens du monde 
moderne ne sont pas si modernes. C’est une manière finalement assez 
classique de comprendre le politique depuis Machiavel [4]. Mais il est intéressant de noter que la post-vérité est associée à la manipulation de l’opinion via les émotions. Ainsi
 peut-on lire dans les médias que l’insécurité n’est que « ressentie », 
suggérant implicitement qu’objectivement elle n’existe pas. On comprend 
pourquoi la répression judiciaire s’abat sur les –phobies – 
techniquement des peurs, donc des sentiments, des états émotionnels. Ces
 derniers deviennent des faits objectifs susceptibles d’être 
condamnées. Le monde du sentiment devient judiciarisable, donc contrôlable.
 La post-vérité est en cela une condition de possibilité du biopouvoir, 
qui désigne l’ensemble des techniques qui étendent leur contrôle sur la 
vie et les corps humains.
Les faits alternatifs (alternative fact) : la coexistence des contraires
Si on creuse l’idiosyncrasie mise en place pour décrire le règne de 
la post-vérité, on rencontre l’expression de « faits alternatifs ». La 
post-vérité, c’est l’utilisation systématique des « faits alternatifs » à
 des buts politiques. Le fait alternatif est plus que la possibilité de 
l’erreur ou la volonté de mentir : c’est la substitution coercitive 
d’une version des faits sur une autre. Une interprétation chasse 
l’autre, une version étouffe les autres versions, la coexistence des 
interprétations est impossible. Un fait alternatif n’est pas une erreur,
 c’est la possibilité ouverte qu’un fait soit autrement qu’il n’est 
réellement. Le concept de “faits alternatifs” veut dire non pas qu’il y a
 diverses interprétations, ou plusieurs versions des faits, mais désigne
 l’existence de faits et en même temps l’existence de la 
possibilité qu’il y ait d’autres faits à ceux-ci. Comme si la réalité 
possédait plusieurs facettes, qui coexistent au même moment, et qui sont
 parfois contradictoires. En 2017, la conseillère du président Trump, 
Kellyanne Conway, faisait référence à Nietzsche devant la presse pour 
justifier que les faits que voient les journalistes ne sont peut-être 
pas les faits que voient les gens. Selon le philosophe allemand, le réel
 est un jeu de forces contradictoires et mouvantes créant une 
multiplicité, et non une belle harmonie de «faits» identifiés et triés 
par « ceux qui savent ». Tout comme Nietzsche, le trumpisme détruit le 
piédestal de ceux qui imposent leur version des faits ; il introduit des
 alternatives là où on ne nous présentait que l’unilatéral et le commun.
Le fact-checking : la pharmacopée du mensonge
Chaque commentaire politique se présente avec une dimension 
heuristique, c’est-à-dire de recherche de la vérité. L’expert décrète la
 vérité des choses et des paroles. « Ceci est vrai ou faux / ce qu’il 
dit est un mensonge ou une vérité ». Les journalistes ont ainsi créé des
 cellules de riposte pour « vérifier les faits » ; autrement dit, pour dire
 si ce qui est dit coïncide avec leur propre version des faits, leur 
propre interprétation des textes et des chiffres. Ainsi les journalistes
 ne sont plus les rapporteurs des faits et des paroles, leur éditeurs, 
leurs commentateurs, mais ils sont devenus leurs juges. Les 
fonctionnaires du fact-checking irriguent une gigantesque pharmacopée virtuelle contre les prétendus « FakeNews ».
Selon eux, les populistes sont ainsi désignés parce qu’ils 
travestissent les faits afin de mentir sciemment. De nombreuses 
personnes accusent à leur tour les médias d’être malhonnêtes et de 
présenter les choses faussement. Dans cette violente dialectique, il n’y
 a pas de part au droit à l’interprétation. Aucune partie ne semble 
vouloir admettre la simple existence d’une “version des faits”. Ces 
parties se retrouvent souvent au tribunal, jugées à l’aune de lois 
souvent liberticides, qui consacrent la judiciarisation du débat public.
Les Ghost-news ou le pouvoir d’invisiblisation
Dans son histoire politique de la vérité, Michel Foucault montre « que
 la vérité n’est pas libre par nature, ni l’erreur serve, mais que sa 
production est tout entière traversée par des rapports de pouvoir » [5].
 C’est le pouvoir, au sens large, qui impose sa version des faits avec 
toute la coercition dont il dispose : celle de la force en dernier lieu,
 pour le pouvoir politique, mais aussi celle de la masse, pour les 
médias importants, celle de l’expertise « irréfutable », pour les 
experts. C’est la fameuse formule de Thomas Hobbes, dans le Leviathan : « Auctoritas, non veritas facit legem – c’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi » [6].
 Alors que la force est l’autorité du politique, l’irréfutabilité est 
celle de l’expert, celle des médias est la visibilisation.
Quand les médias tournent en boucle sur un sujet, salissant un tel ou
 tel, adorant tel ou tel, la puissance est phénoménale. Quand les 
médias, à l’inverse, passent volontairement sous silence un événement, 
une initiative ou une démarche, il est quasiment mort-né.Les médias ont 
le pouvoir de rendre visible un événement, mais aussi de 
l’invisibiliser. C’est la Ghost-news.
Quelle vérité ?
On pourrait se demander quel est le concept de vérité qui fait les 
frais de ce dépassement (post-vérité), de la fausseté (Fake news) et du checking (factchecking). Pour le comprendre, il faut revenir à la définition pluriséculaire de la vérité – « Veritas est adaequatiorei et intellectus » – qui relève, à l’origine, de la théologie. Saint Thomas d’Aquin, dans la question 1 de son magistral De Veritate,
 interprète cette définition comme l’adéquation de l’intelligence divine
 avec les choses. Pour la créature, c’est un peu plus compliqué : ce que
 nous formulons des choses ne sont pas les choses. Il y a une inadéquation fondamentale,
 et c’est à cause de cette insuffisance gnoséologique que la vérité 
pleine et entière n’est pas accessible – sinon par la vie théologale – 
et suppose donc une perpétuelle auto-interprétation : c’est-à-dire une 
histoire.
L’expert et son totalitarisme interprétatif
Le problème de la vérité médiatique ne tient pas tant à l’adéquation du
 discours politique avec les faits, qu’à la manière dont le discours 
politique s’énonce et aux conditions dans lesquelles il est reçu. Les faits, lorsqu’ils sont humains – c’est-à-dire économiques, sociaux, éthiques, religieux – sont irréductibles à toute adéquation et à toute objectivité. On explique un événement physique, on comprend
 un événement humain. L’expertise réduit le fait humain à une 
explication causaliste. Sur le plateau de TV, l’expert, avec ses 
chiffres et son panache,pose son interprétation dans le marbre de la 
vérité médiatique. Il est indiscutable. Mais il ne rend pas compte de la
 profondeur du réel et des complexités humaines. La vérité de l’expert 
cache en fait un totalitarisme sémantique, qui empêche toute opinion 
concurrente de se manifester.
***
Le média prétend donc restituer des faits objectifs sous le règne de 
la post-vérité, où il n’y a ni faits, ni objectivité. Il prétend 
confronter les interprétations, alors qu’il est un biopouvoir, où il 
domine et contrôle. Il prétend adresser un message à  un consommateur 
passif et captif, alors que, déjà, les consommateurs sont actifs et 
libres. Les individus hypermodernes ne poursuivent plus un bien commun 
univoque, un récit général. Il n’y a plus de grand récit collectif, et 
les compteurs – les médias institutionnels – sont en retard de plusieurs
 pages.
Les grandes utopies qu’ils nous comptaient ne trouvent plus d’emprise
 sur le réel, parce qu’elles n’existent plus. Chacun poursuit désormais 
sa micro-utopie, et est en droit de médiatiser son vécu. L’uberisation 
de la prise de parole politique a définitivement éclaté les canaux 
habituels. Il suffit d’un smartphone pour ouvrir une chaine Youtube 
politique, qui a potentiellement des millions de vues ; les initiatives 
se sont décentralisées, les prises de parole ont abondées, le sens est 
devenu multiple. On assiste à la fois à l’émergence massive d’une vague 
d’auto-entreprenariat médiatique, où chacun s’exprime directement, et à 
la radicalisation des contestations du pouvoir. S’accrocher aux récits 
collectifs racontés par les médias institutionnels, c’est trainer les 
pattes derrière l’autoroute de l’histoire.
Il nous manque peut-être une rigueur personnelle qui permettrait de 
nous libérer de ces grands récits médiatiques. Qui nous transformerait 
définitivement, non plus spectateur, mais en acteur du monde.
Vivien Hoch
11/02/2019
[1] Scott Galloway, Le règne des quatre, trad. Fr. Edito, 17 mai 2018, p. 172
[2] Umberto Eco, « TV : la transparence perdue », La Guerre du faux, Poche, 1985, p. 197
[4] Machiavel, Le Prince, chap. XVIII « Il faut que le prince ait l’esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon le vent et les accidents de la fortune le commandent ».
[5]  Michel Foucault, La Volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 81
[6] Thomas Hobbes, Léviathan,
 trad. G. Mairet, chap. XXVI, « Des lois civiles », Paris, Gallimard 
(coll. « Folio Essais »), 2000 : « Dans une cité constituée, 
l’interprétation des lois de nature ne dépend pas des docteurs, des 
écrivains qui ont traité de philosophie morale, mais de l’autorité de la
 cité. En effet, les doctrines peuvent être vraies : mais c’est 
l’autorité, non la vérité, qui fait la loi. »
(via : Polemia) 

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