samedi 9 octobre 2021

Jean Norton Cru et la patriotisme de l'arrière (Juillet 1915)



(...) L’enthousiasme du début a été magnifique, l’esprit de sacrifice, l’oubli des dissensions a été une révélation, une consolation. Mais ce qui m’a choqué dès le mois d’août c’est ce genre de patriotisme affiché dans la presse et bien porté chez les littérateurs, les politiciens et en général, dans le gros public. Tandis que les poilus faisaient de l’héroïsme quotidien et sans phrases, les civils ne voulurent pas demeurer en reste et ils firent du patriotisme bruyant, verbeux et ostentatoire. Mais notre littérature avait oublié ce genre qui fleurit jadis aux époques héroïques, ce genre qu’est le patriotisme simple, sincère, direct du cœur à la plume ou à la bouche. On s’évertua, on força l’inspiration et le journaliste blasé crut qu’il pouvait se muer en Tyrtée du jour au lendemain. Le résultat fut piteux et même désastreux. On empoisonna le public de la drogue concoctée dans les bureaux de rédaction. Ce que je reproche à ce patriotisme de « l’arrière » c’est tout ce qu’il y a de faux dans son expression, quelque sincère que soit sa source. Il est fondé sur le dédain de l’adversaire : le Boche ? Peuh ! Ça ne compte pas, on n’a qu’à souffler dessus et ça se volatilise. Par définition le Boche est un froussard et un imbécile. On pose en principe que ses 77 n’éclatent jamais et que ses grosses marmites sont inoffensives. Quant à la baïonnette chacun sait que c’est l’arme française, le Boche ne l’emploie jamais et il suffit qu’il en voie briller une pour que son cœur se fonde et qu’il se rende. Anecdote à l’appui : une tranchée entière s’est rendue à la vue de « Rosalie » qu’un unique zouave brandissait. Un journal très sérieux l’Information annonce gravement que les Boches désormais à court de métaux, ont leurs obus en fonte et remplis de cailloux ! Eh bien, ma pauvre Alice, tout cela est bête à faire pleurer ; c’est bête et criminel. C’est bon pour nous conduire à l’abîme.


Car enfin, si tout cela contenait seulement une ombre de vérité, comment se fait-il que malgré tout notre héroïsme, joint à celui des Anglais et des Belges, nous n’ayons pu, depuis la Marne, faire bouger le front si ce n’est d’une manière imperceptible sur une carte murale ordinaire ? Par quel miracle les Boches nous prennent-ils des tranchées, et reprennent-ils celles que nous leur enlevons ? – Ah les 77 n’éclatent pas ? – Que le journaliste vienne en faire l’expérience. – Ne sent-il donc pas la souveraine logique du « À vaincre sans péril on triomphe sans gloire ». Cessez d’admirer le poilu qui massacre de pauvres animaux sans défense – ou bien reconnaissez une bonne fois que l’adversaire qui lui tient tête est « un homme à redouter ». C’est insulter à notre armée, c’est être ingrat envers nos morts que de ravaler ainsi leur « longue et lourde tâche ».


Que de sottises n’a-t-on pas dites, par patriotisme, sur notre fameux 75. S’il pulvérise si bien les tranchées, pourquoi ne sommes-nous pas encore à Berlin ? À propos de ce canon on a exagéré, on a déformé les faits et on a trompé le public. La vérité c’est qu’il n’est pas une panacée, qu’il ne saurait suffire à toutes les tâches de l’artillerie, qu’il a été trop souvent dominé en 1914 par les lourds canons boches. C’est un instrument merveilleux dans son genre, parmi l’artillerie légère de campagne il est sans rival dans le monde entier. Mais les Boches nous ont fait la surprise au mois d’août d’avoir une nombreuse artillerie lourde non seulement de siège, mais de campagne. Contre leurs obusiers et mortiers de 150, 210, 240, pièces très mobiles, à tracteurs automobiles, notre pauvre petit 75 n’était pas de taille à lutter. Nos batteries se faisaient démolir à grande distance sans pouvoir riposter, l’ennemi étant hors de portée. L’expérience nous a instruits et nous sommes en train de nous monter en gros canons, mais il y a encore beaucoup à faire. Seuls les gros peuvent abîmer les tranchées, démolir les abris. Le 75 ne peut que détruire les fils de fer, atteindre les hommes dans la tranchée ouverte, arrêter une attaque ayant débouché en terrain découvert, exécuter des tirs de barrage pour empêcher les réserves de se porter en avant. En cela il est supérieur, très supérieur au 77 boche. Le 105 boche est d’une autre catégorie, sa longue portée lui donne un avantage marqué. Quant aux obus qui n’éclatent pas, il s’en trouve chez nous aussi bien que chez les Boches. Dans les tranchées nous sommes bien placés pour observer cela, mieux que les artilleurs eux-mêmes car les obus boches éclatent sur nous et nos 75 éclatent juste devant nous, sur les lignes adverses. Je dois dire qu’il n’est pas rare qu’un 75 n’éclate pas, et j’ai même vu une salve de 4 où un seul éclata. C’est là une faiblesse inhérente aux obus : on ne peut les fabriquer parfaits et le mécanisme de la fusée est des plus délicats et des plus faillibles.

Sur toutes ces questions le poilu en sait plus long que le journaliste, et lorsque le journal imprime les sottises ci-dessus il s’attire de jolis compliments dans la tranchée ! Ah si nos publicistes savaient ce que nos soldats pensent d’eux et de leur littérature ! (...)

Jean Norton Cru - Lettre sa soeur Alice, le 06 juillet 1915

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