Marthe Prévôt - Raoul Hausmann tenant sa sculpture-assemblage L’Esprit de notre temps
1967
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J'aurais pu intituler ce billet Raoul Hausmann - Dada photographe, mais ces photographies de Hausmann sont bien plus tardives (entre 1927 et 1935).
Exposition Raoul Hausmann, un regard en mouvement jusqu'au 20 mai 2018 au Jeu de Paume - Concorde (Paris)
La photographie est avant tout le problème technique de
la mise en scène de nos pulsions optiques — mais la plupart des
photographes, conforme à la plupart des gens, confondent les pulsions
optiques avec un contenu « littéraire ». On croit généralement encore,
que la photographie doit « raconter » une histoire quelconque, doit être
une « illustration » de souvenirs, de sentiments – en somme, que le
côté visuel de la photo n’est qu’une affaire de moindre intérêt, ou de
second degré, qui doit être soumis à une fable, pour donner un sens, et
pour permettre de pouvoir « penser là-dessus ».
Raoul Hausmann - La photographie moderne comme processus mental (vers 1950). Idem pour les textes qui suivent.
Rien n’est plus faux. Transmettre une aperception optique par une
photographie bien équilibrée dans tous ses éléments primairement
photographiques – ou photogéniques — demande la présence et le
développement de certaines attitudes psychologiques, qui nous incitent à
entreprendre cette aventure qu’est la photographie. Le véritable
photographe ne « pense » pas, il est excité par des contrastes de
lumière, des masses, des directions de formes, qu’il aperçoit ou
observe ; il se rend compte de l’état matériel de son entourage visible
par les moyens et les possibilités restreintes de la technique
photographique elle-même, et son état d’esprit ou d’âme n’est que :
attention, réaction, intention. Sa psychologie ne se compose que d’une
ambivalence de tension attractive et d’un relaxement complet, pour être
capable de choisir le plus sûrement possible, à « son » point de vue, «
son » instant décisif, auquel il doit se soumettre en même temps.
L’attitude psychologique du véritable photographe est alors mélangée ou
combinée de pulsions agressives-actives, et de détachement passif, qui,
dans certaines limites spécifiquement photographiques, doivent être
maîtrisées pour pouvoir aboutir au comble optique : l’image finale, qui
n’est que le résultat d’une éducation continuelle et suivie de la
capacité optique humaine.
Si le mot « photographie » – écrire avec de la lumière — ne dit qu’une
partie de ce procédé d’expression, il dit malgré tout l’essentiel.
Former avec des moyens techniques sur un support les signaux visibles,
lumineux ou ombreux des choses matérielles, afin qu’ils s’unissent dans
une nouvelle vision de notre monde, tel est le « sens » de la
photographie. Pour l’exécuter bien, même parfaitement, il faut une prise
de conscience typiquement photogénique.
Être photographe, c’est prendre conscience des apparences visibles et,
en même temps, en tirer une éducation de l’aperception optique,
individuelle et commune. Pourquoi ? Parce que tout individu voit
personnellement mais ne voit guère autre chose que des images conçues
par le niveau de la civilisation appartenant a une époque déterminée.
Chaque temps a son problème optique et possède une autre conscience des
choses visibles. La manière de regarder n’est plus du tout stable, elle
change, se modifie et se développe selon les nécessités particulières du
moment historique.
La vision humaine, ni sa formation dans les réalisations artistiques,
n’est nullement figée dans des formules inaltérables, malgré qu’on parle
de réalisme, naturalisme, impressionnisme, néo-impressionnisme ou
d’expressionnisme. Dans toutes ces écoles ou époques optiques, il n’y a
que trois types d’aperception : le « chasseur » qui voit
« immédiatement », le « contemplatif » qui représente l’« eidétique »
(c’est à dire quand les apparences prennent forme) et l’« idéographe »
celui qui mêle ses idées aux formes visibles, d’après les conceptions
qui sont à la base des apparitions optiques.
Alors, aucune époque déterminée historiquement ne voit comme la
précédente ou la suivante « mais les trois types optiques se retrouvent
dans chacune d’elles ». Mais dans toute époque historique déterminée,
l’un ou l’autre de ces trois types optiques peut prédominer. Exemple :
au XVIIe siècle, le réalisme physioplastique battait son
plein dans toute l’Europe — à l’exception de Rembrandt, qui était
eidétique, qui voyait plus que les surfaces superficielles des objets,
et qui, à lui seul, avait réalisé le problème du « clair-obscur », la
faculté qu’ont les apparitions relatives des choses, de se dévoiler ou
de se cacher dans une lumière mouvante. Par sa trouvaille du
clair-obscur, Rembrandt avait ajouté une conscience nouvelle à la
conscience générale de la race blanche — mais on était loin de le
reconnaître tout de suite. Au contraire, il a fallu plus de deux
siècles, jusqu’à ce que les découvertes de Rembrandt aient porté leurs
fruits. Le même phénomène s’est produit au temps de Delacroix et des
impressionnistes : on ne niait pas seulement leurs découvertes, mais on
les refusait et les combattait farouchement. Et aujourd’hui, la
trouvaille de l’Impressionnisme, les couleurs du « plein-air », le
rayonnement presque spectral des couleurs sous l’influence du soleil,
est devenue une possession certaine et assurée de tous les hommes.
La conscience optique se forme d’après certaines nécessités du milieu
social. Dans toute époque, on ne voit que le « nécessaire ». La vision
n’est qu’une parente de la conscience technique. On ne voit que des
formes et des aperceptions « préfabriquées ». Cela sonne très restreint
et en même temps très simpliste, car nous avons parlé tout à l’heure de
« découvertes » optiques. Mais on ne fait que les découvertes urgentes
pour toute une époque. Comme nos machines ne sont, dans beaucoup de cas,
que des « imitations », même inconscientes, du domaine des plantes,
notre optique ne fait point exception, elle va de pair avec la
conception générale d’une conscience de plus en plus « technique »,
c’est-à-dire l’exploitation des forces, puissances mécaniques et
rayonnements réalisés et accumulés dans d’autres organismes que les
possibilités animales, cela veut dire, des parallèles des « prothèses »
sublimées, tirées et inconsciemment inspirées du domaine végétal.
Alors, notre aperception visuelle s’est emparée de plus en plus des
phénomènes de la lumière, et la photographie (ou le film) n’est qu’une
des conséquences ultérieures dans ce domaine de prise de conscience des
conditions de la vie humaine sur Terre.
Mais, et il y a un grand MAIS à mentionner, la photographie, malgré
qu’elle élargisse notre faculté d’enregistrer des aspects entièrement
nouveaux de notre capacité d’observation de la « matière », restreint,
dans sa forme ordinaire d’enregistrement de gammes de gris entre le noir
et le blanc, singulièrement notre sensibilité pour tout le problème de
la lumière, qui, dans la plupart des cas est COLORÉE. La photographie en
contrastes incolores nous force d’employer un « regard » spécial,
c’est-à-dire, capable de traduire immédiatement toute vision, toute
aperception de la nature colorée des objets de notre entourage, et
par-là de les diminuer, les dépouiller d’une partie intégrale de leur
aspect dans un schéma unicolore, ou plutôt incolore, où les compléments
des couleurs basiques ne jouent plus de rôle, où seulement CERTAINS
contrastes entre clair et obscur opèrent.
Et encore, la photo n’est pas apte à rendre même tous ces contrastes :
cependant que l’œil peut enregistrer des variations entre ce clair
lumineux et l’ombre profonde, qui vont jusqu’à 5 millions ; la couche
sensibilisée du négatif n’en reproduit que 10 000 — et le papier
photographique n’en englobe que 30 !
Pour le photographe, le monde visible se distingue par : l’objet, la
composition de sa constitution, la forme, l’expression psychique ;
l’objet se partage en : structure, masse, reflet, absorption,
transparence, opacité, situation dans l’espace ; la forme se partage
en : articulation, contraste, contingence, simplicité, complication,
direction dans l’espace ; toutes ces conditions sont déterminées par :
l’éclairage qui peut accentuer et désagréger. Ajoutez à tout cela :
l’aperception multiple en différentes mesures comme : normal,
macroscopique, microscopique et le regard « photogénique ». Cet ensemble
de facteurs produit l’« IMAGE » au lieu de la simple reproduction.
Raoul Hausmann - La photographie moderne comme processus mental (vers 1950).
Raoul Hausmann - La photographie moderne comme processus mental (vers 1950).
Crédits
Photographies : Raoul Hausmann (à l'exception de la première)
Texte : Raoul Hausmann - La photographie moderne comme processus mental (vers 1950). trad. de l’all. par Sabine Wolf, in Projectoires, n°1, Documents Raoul Hausmann, documents réunis par Michel Giroud et Sabine Wolf, 1975.
A l'occasion de l'exposition Raoul Hausmann, un regard en mouvement, le service pédagogique du Jeu de Paume a constitué un dossier documentaire de 56 pp. (téléchargeable ici). Il ne faut pas avoir peur... parfois pédagogique, ça rime avec instructif ou enrichissant... C'est pas toujours du rosemar !
D'autres photographies de Raoul Hausmann sont en ligne sur le site du Musée départemental d'art contemporain de Rochechouart. (Fermé du 15 décembre au 28 février ! Pourquoi ?)
En Fouillant sur ce blog j'ai découvert que ces deux délicieuses physionomies s'appelaient Hedwig et Vera.
RépondreSupprimerLe cliché est daté de 1935
Merci !
RépondreSupprimerVera Broïdo, c'est la charmante jeune femme avec des tâche de rousseur et la maîtresse de Raoul dans le civil.
Hedwig, c'est Hedwig Mankiewitz Hausmann (la femme légitime de Raoul).
Un curieux ménage à trois pris en photo par August Sander
Le musée de Rochechouart qui planque dans ses réserves l'essentiel des photos de Hausmann date ces photos de 1931.