"Une liquidation rapide (et exemplaire) est indispensable". (Télégramme de Lénine à Kornev, le 19 octobre 1920)
Mikhaïl Toukhatchevski, le boucher de Tambov et de Kronstadt.
De la fin du dix-neuvième siècle aux années 1920-1921, le
monde de la paysannerie russe fut régulièrement traversé par une série de
troubles. Traditionnellement réduit à l'année 1917, le changement s'étendit en
fait, dans les campagnes, sur plusieurs décennies et illustra une lente
transformation des mentalités paysannes.
La région de Tambov, qui appartient à l'ensemble des
terroirs très fertiles des "terres noires", caractérise tout à fait
la tradition de révolte paysanne qui se manifeste de manière virulente dès
1905. Pourquoi choisir de parler plus particulièrement de cette révolte? Pour
la simple et bonne raison qu'elle fut la révolte la mieux organisée, la plus
longue et la plus menaçante pour le pouvoir bolchevique naissant.
Enjeux et problèmes d'une région stratégique
La province de Tambov occupait une position centrale dans la
partie occidentale de la Russie de 1920: elle coupait toutes les principales
lignes de communication entre Moscou et les grandes villes provinciales des terres
noires (Saratov, Kamychine, Samara, Tsaritsyne, etc.). Le contrôle de cette
province centrale constituait donc un premier enjeu stratégique pour le pouvoir
bolchevique. D'autre part, fortement marquée par son caractère agricole, cette
dernière devait également honorer sa réputation de terre richement productrice
et exportatrice de grains. Les Bolcheviks comptaient donc beaucoup sur cette
région pour asseoir leur pouvoir et soutenir leur effort de guerre. Ils
édifièrent, à cet effet, un solide réseau de prélèvements de grains et autres
denrées agricoles.
Bien que la région fût considérée comme un "grenier à
blé", elle était soumise à une kyrielle d'éléments extérieurs
difficilement contrôlables; si l'année 1919 fut une année de bonnes récoltes
(voire la meilleure depuis de nombreuses années), la gestion de la province
devenait de plus en plus difficile étant donné la prolongation de la guerre
civile entre Rouges et Blancs qui vivaient sur le pays, confisquaient les
récoltes et pillaient les villages occupés. La paysannerie souffrait de cette
guerre, d'autant plus que les autorités s'emparèrent du grain nécessaire à
l'ensemencement des terres pour l'année 1920.
A cet état de fait, vinrent se greffer d'autres contraintes,
de nature climatique. L'agression climatique était alors extrêmement palpable
dans la région et menaçait de manière très concrète la population: l'avancée du
désert s'accompagna d'une terrible sécheresse, et cela, aux dépens des terres
cultivables. Terres craquelées, rivières asséchées, stocks de grains épuisés,
réquisitions abusives furent le résultat de cette conjoncture exceptionnelle.
Des épidémies (typhus exanthématique et choléra notamment) ainsi qu'une famine
ne tardèrent d'ailleurs pas à se déclarer, précédant un hiver rude, lui aussi
peu favorable à la reprise d'une activité agricole normale. Ajoutée aux
précédentes, cette dernière épreuve eut un effet décisif sur le moral et
l'humeur des paysans déjà fortement malmenés.
La province fut donc assaillie de tous côtés: les Bolcheviks
et les Blancs exigeaient d'elle un lourd tribut en nature, la guerre civile
détruisait et ruinait le pays, les conditions climatiques exceptionnelles ne
cessaient de rendre la situation toujours plus critique. Tous ces éléments
rendirent le terrain propice à une révolte paysanne.
Le profil des insurgés
Dès 1919, des troubles étaient apparus dans la région mais
n'avaient pas débouché sur une révolte ouverte. Il fallut attendre juillet 1920
pour que l'exaspération paysanne atteigne son comble et soit habilement
canalisée. Antonov, ancien dirigeant local, sut organiser et mettre en place
des structures visant à développer ce mécontentement général.
L'étude des divers textes et programmes laissés par les
insurgés permet d'affirmer qu'Antonov, plus occupé par l'action que par
l'idéologie, se soucia peu de l'aspect revendicatif et de la propagande du
mouvement. Dans ses débuts, la révolte revêtit donc le visage d'une action
spontanée sans commandement, laissant par la suite place à une guérilla
dépourvue de revendications. Ce n'est que dans un troisième temps que le côté
proprement revendicatif apparut, le 13 mai 1920, avec la mise en place d'une
organisation locale: l'UPL (Union de la Paysannerie Laborieuse). Extrêmement
ramifiée et hiérarchisée, l'UPL reprenait à son compte l'organisation
territoriale héritée de la Russie de Catherine II (comités de province,
district, canton, village). Du point de vue idéologique, la direction de cette
structure hérita des idées des Socialistes-Révolutionnaires (S.R) de gauche qui
s'étaient érigés, depuis 1917, en défenseurs des intérêts paysans. Cependant,
la participation des intellectuels S.R au sein du mouvement d'Antonov n'allait
pas de soi, car si ceux-ci soutenaient en théorie la révolte, en pratique ils
en condamnaient les carences idéologiques et la violence.
Hormis l'UPL, l'autre point fort de la révolte concernait
l'"Armée Populaire" d'Antonov, elle aussi très bien organisée.
Estimée à environ 40 000hommes (chiffre moyen tenant compte des distorsions
relevées au sein des diverses sources de l'époque), elle se divisait en deux
corps d'armée chacun pourvu respectivement de dix et quatre régiments (puis
deux à sept escadrons par régiment, en fonction des succès militaires
rencontrés). L'armée opta très rapidement pour une stratégie proche de nos
guérillas contemporaines, stratégie faite de raids rapides et autres
opérations"coup de poing" sur des objectifs précis (dépôts de grains,
casernes ennemies, villages soupçonnés d'intelligence avec l'ennemi, etc.).
Cette révolte fut très rapidement caractérisée par des actes d'une rare
violence, et ce, de la part des deux belligérants (torture, supplices en tous
genres, exécutions sommaires, etc.), mais cela ne surprend guère lorsque l'on
évoque le contexte propre à ce type de conflit...
Réaction et répression des Bolcheviks
Préoccupés par d'autres problèmes (entre autres la Pologne
et la guerre civile), les Bolcheviks n'accordèrent d'abord pas trop
d'importance à cette révolte qu'ils considéraient comme bénigne. Durant l'année
1920, dans le camp bolchevique, la réaction face au danger fut lente et
l'organisation locale du Parti hésitante quant à l'attitude à adopter face aux
insurgés. Il faut dire que le Parti subit, au cours de l'année 1919, de
nombreuses purges qui eurent pour conséquence d'affaiblir considérablement son
influence dans la province.
Les carences et la mollesse de la réaction des Bolcheviks
favorisèrent l'épanouissement de la révolte et lui permirent d'atteindre une
grande ampleur. Cette passivité et ce manque d'efficacité résultaient de
plusieurs faits, répertoriés dans les documents d'époque: mauvaise assise du
pouvoir des organes locaux, désintéressement de la part des autorités centrales
occupées à d'autres tâches qui paraissaient alors plus urgentes, politique
violente et impopulaire menée dans les campagnes, faiblesse due à la peur, aux
rapports de force instaurés dans le Parti, etc. Autant d'éléments qui
expliquent la période faste et les premiers succès que connurent les insurgés,
des mois de mai 1920 à janvier 1921.
A partir de janvier-février 1921, un tournant décisif eut
pourtant lieu. Les rapports alarmistes, rédigés par les fonctionnaires locaux,
étaient toujours plus nombreux à arriver à Moscou et commençaient à attirer
l'attention des plus hauts dignitaires. Lénine lui-même reçut des rapports secrets
faisant état de la lutte engagée dans la province et réagit violemment à leur
lecture comme en témoigna, par la suite, sa participation à l'effort de
propagande visant à "convertir" les paysans révoltés.
Le défi auquel devaient faire face les Bolcheviks pouvait se
résumer très brièvement: rallier la masse paysanne pour assurer au Parti, à
l'échelle nationale, de solides assises. Dès lors, la méthode "de la
carotte et du bâton" devint le leitmotiv du pouvoir central; deux actions
furent menées de front: séduire le paysan par certaines concessions ainsi que
par une propagande accrue et renforcer la pression exercée sur le même paysan
en accroissant les forces armées basées dans la province.
Cependant, en signe de bonne volonté à l'égard de la
paysannerie, le 8 février 1921, le Politburo entérina l'abolition des
réquisitions de nourriture (mesure ayant également servi de base au Xème
Congrès duParti en mars 1921) remplacées par une taxe; le 12 février le Comité
Central permit la cessation totale des levées de nourriture. Deux jours plus
tard, le 14 février, Lénine recevait une délégation de paysans de Tambov. Il
s'agissait avant tout de conserver l'alliance avec les paysans, alliance qui
avait permis aux Bolcheviks d'accéder au pouvoir...
Cet adoucissement du "communisme de guerre" ne
doit pas pour autant faire oublier la naissance, en parallèle, d'une répression
qui ne cessa de s'amplifier jusqu'à la victoire des Bolcheviks en août 1921.
Plusieurs phases sont d'ailleurs à distinguer dans le processus de répression:
après le bref appel à la raison des mois de janvier-février 1921, le pouvoir
central, toujours mû par la volonté de mettre un terme à cette insurrection,
nomma Antonov-Ovseenko à la tête des opérations dans la province.
De nouveaux renforts arrivèrent donc à partir de février
1921, date à laquelle tout apport de troupes était considérablement facilité du
fait de la démobilisation des soldats sur les autres fronts. Les mois de
mars-avril 1921 furent le terrain de combats rudes et indécis, à tel point que
des mesures de renforcement furent prises: cette fois-ci un professionnel de la
répression fut détaché dans la province, en la personne de Toukhatchevski.
Le résultat ne se fit pas attendre et les mois de mai-juin 1921 sonnèrent le
glas de la révolte.
Pour les dirigeants soviétiques, la principale difficulté
concernait la relance de la répression ainsi que l'envoi d'hommes à poigne pour
la diriger; à partir du moment où les Bolcheviks se donnèrent les moyens de
réprimer cette révolte, les troupes d'Antonov furent écrasées en deux mois. Le
11 juillet 1921, Toukhatchevski informait Lénine que sur les vingt-et-un mille
"bandits" soulevés, il ne restait plus que mille deux cents hommes.
La commission plénipotentiaire (commission envoyée dans la province afin de
diriger les opérations) fixa alors elle-même la date butoir de la fin du
soulèvement et de la reddition des derniers insurgés (le 5 octobre). Durant
l'automne et l'hiver 1921, l'Armée Rouge n'eut pratiquement plus à intervenir;
le relais fut passé à la Tchéka provinciale.
La fin de la révolte fut évidemment le prétexte à toute une
série de règlements de compte. Les personnages visés furent en premier lieu les
insurgés, les membres de l'UPL mais aussi les membres du parti Socialiste-Révolutionnaire,
victimes des premiers grands procès, véritables spectacles orchestrés par le
Parti.
D'août 1920 à juillet 1921, la révolte de Tambov mit le
pouvoir soviétique dans une position très délicate bien que celui-ci ait
bénéficié de certaines faiblesses internes à la révolte; en effet, la province
ne se souleva pas de manière homogène et les liens avec d'autres révoltes,
souvent voisines, firent cruellement défaut (soulèvement de Makhno ou de Popov
dans le Don). Antonov, ne sut pas provoquer un embrasement de la paysannerie
russe et se cantonna, au sein de sa province natale, dans des régions qu'il
connaissait bien. La frilosité et le choix du cloisonnement furent ses
principales erreurs.
L'autre enseignement à tirer concerne les dirigeants
soviétiques qui surent donner, de manière très habile, une issue favorable à
cette révolte. La propagande, l'apaisement des campagnes et les soins portés
aux soldats de l'Armée Rouge furent les mesures prioritaires adoptées par les
hauts dirigeants du Parti, car ceux-ci comprirent vite les enjeux d'une telle
révolte; sans un soutien armé solidement établi, sans un retour au calme dans
les campagnes, le pouvoir soviétique courait à sa perte. Toutefois, pour
obtenir ce calme, Lénine dut faire des concessions: la NEP, suscitée en partie
par ces événements, reste le symbole de cet échec inavouable et de la volonté
de maintenir à tout prix, même artificiellement, l'alliance avec la
paysannerie.
La révolte passée, les campagnes russes firent preuve de
leur vivacité et de leur capacité à reprendre une activité florissante. Après
la dure épreuve de la famine de 1921, les cours du grain baissèrent dès 1923
et, en 1926, les résultats des récoltes dépassèrent pour la première fois ceux
d'avant-guerre. Mais cette détente économique ne signifiait en rien un
relâchement idéologique ou politique de la part du Parti; le répit était de
courte durée...
Source : Regard sur l'Est
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