mardi 13 novembre 2018

Jean Norton Cru - La peur (Avril 1917)


(...) Ce que tu m’écris sur la conception de la bravoure me montre que tu es loin encore de comprendre la question. Et comment pourrait-il en être autrement ? Il faut avoir vécu la vie de danger pendant longtemps, et avoir l’habitude de raisonner ses sensations et son expérience pour commencer à y voir clair. Si au bout de six mois de tranchées j’avais voulu dire franchement ce que je pensais, tu m’aurais vu émettre des opinions encore tout entachées de ces idées préconçues, livresques, traditionnelles, qui constituent ce que j’appelle la légende de la guerre. Ce n’est que peu à peu que j’ai remplacé ces dogmes par des faits d’expérience, et mon 28e mois (janvier dernier) a dissipé encore quelques vestiges d’illusions qui me restaient.






Comment t’expliquer cela alors que tu n’as jamais passé par la fournaise, alors que tu n’as jamais éprouvé la peur, cette peur des soldats (qui n’empêche pas les plus beaux faits d’armes) alors que tu n’as jamais essayé cette lutte entre l’horreur de la mort et la conception du devoir ? C’est bien difficile à expliquer, mais je peux essayer de le faire maintenant, après tout ce que j’ai vu, car je n’ai plus la moindre fausse honte d’avoir eu peur. Un an plus tôt, il m’aurait été dur d’avouer certaines choses et à mes débuts je n’aurais jamais avoué à personne ce que je considérerais comme une faiblesse indigne d’un soldat, d’un honnête homme. Je suis venu sur le front avec ces idées toutes faites puisées dans les histoires anecdotiques, les récits de guerre, les biographies de fameux soldats, les chroniques de la presse sur la guerre actuelle. La principale de ces idées est que la peur est une faiblesse, un ridicule et qu’un homme craignant la mort trahit son devoir, sacrifie son pays à la conservation de son individu. Tout le monde connaît le mot de Turenne : « Tu trembles, carcasse, mais tu tremblerais bien plus encore si tu savais où je vais te mener tout à l’heure. » Mais cela passait pour une exception presque unique, une anomalie comparable au cas de Démosthène, ce bègue qui, la bouche pleine de cailloux, haranguait les vagues et dominait leur tumulte. Il est étrange n’est-ce pas qu’un des plus grands orateurs du monde ait commencé par bredouiller ?



Dès le début j’ai eu peur et j’en ai ressenti une profonde humiliation. L’habitude du danger m’est-elle venue avec le temps ? Non, au contraire, plus j’acquerrais l’expérience de la guerre et plus je me rendais compte du danger, des divers dangers qu’un débutant ne soupçonne pas. Plus j’étais épargné, plus je m’en tirais sain et sauf, plus je l’échappais belle, – et plus ma vie m’était précieuse, plus j’étais conscient qu’elle est un bienfait inestimable dont j’avais jusqu’alors joui en aveugle, sans comprendre qu’il pouvait si facilement m’être enlevé. Je sais que je tiens plus à ma vie que n’importe quel Américain qui n’ayant jamais exposé la sienne, ne se doute pas qu’il possède un trésor. Au bout de plusieurs mois je me suis dit que je n’étais pas de l’étoffe dont on fait les soldats, que je n’étais pas à ma place dans la tranchée, qu’une faiblesse constitutionnelle me désignait pour rendre des services à l’arrière. Autour de moi, cependant, je voyais la peur avec évidence chez la majorité : les autres étaient plus habiles à cacher leurs sentiments et donnaient le change en plaisantant, en jetant le mot drôle. On le raconte et c’est très vrai, le poilu a souvent le mot pour rire dans les moments de danger, mais il ne faut pas s’y tromper. C’est un louable effort qu’il fait, non pas pour chasser la peur – c’est impossible – mais pour la brider, l’empêcher de dominer, de semer l’anarchie dans les impulsions et les actes. Peu à peu j’arrivai à discerner mieux les signes de la peur chez les autres, peu à peu je me crus moins anormal, moins faible. Mais les idées toutes faites sont vivaces. Je conclus que le sort m’avait placé dans une compagnie d’hommes bien ordinaires, dans un régiment incapable de grandes actions, recruté dans une région où le patriotisme et l’esprit de dévouement n’avaient pas été cultivés. Mais avec le temps je connus d’autres régiments, je les coudoyais sur la ligne de feu, je les entendais parler au repos, raconter leurs combats avec une franchise qui augmentait avec la durée et l’expérience de la guerre. J’en vis de toutes les provinces de France. Plus tard encore, on cessa de nous envoyer des renforts de notre région et nous reçûmes des détachements de Champenois, de Picards, de Normands, de Bretons. Je vécus avec ces hommes, je les vis au feu et ils étaient de la même pâte que les autres. Mais je ne me rendais pas encore à l’évidence. Parfois je prenais le Bulletin des Armées, et je philosophais en lisant ces gerbes de citations pour la croix de guerre, la médaille militaire ou la légion d’honneur. Il reste encore des héros dans notre France, me disais-je, voilà des gens qui n’ont pas peur, voilà des gens qui ont fait ce que moi et tous ceux que je vois autour de moi ne seraient pas capables de faire. Eh bien, Hélène, je suis allé à Verdun l’été dernier, j’y ai vu beaucoup de régiments fameux, j’y ai combattu et j’ai commencé à voir clair. Jamais encore je n’avais autant souffert de la peur, car c’est une souffrance indicible à laquelle je préférerais n’importe quelle souffrance physique. Mais aussi jamais je n’ai senti aussi clairement que j’avais été à la hauteur de la situation, que je m’étais fort bien comporté. Je fis fonction d’officier pendant cette période et je conduisis ma section à l’attaque. Les compliments que les poilus me firent sur mon attitude me causèrent plus de plaisir qu’une citation et, dans les mois qui suivirent, leurs récits et leurs commentaires de ces terribles journées satisfirent toute ambition chez moi, si bien que je n’ai réellement jamais désiré la croix de guerre. Mais il manquait encore quelque chose à mon expérience. Il existe des corps de troupes fameux entre tous, des troupes de choc, qui se sont couvertes de gloire dans toutes les attaques du front. J’allais connaître ces soldats et ces officiers, les voir de près, être l’un d’eux. Je fus versé, tu le sais, dans une nouvelle division. Tous les régiments qui la composent portent la fourragère, les officiers ont des croix et des palmes, les soldats sont presque tous décorés. C’est avec ces gens-là que je suis allé à Bezonvaux en janvier, au point le plus critique de la ligne devant Verdun. Que te dirai-je ? Ces demi-dieux sont des hommes. Ils ont à leur actif de brillantes victoires. Mais cela ne les empêchait pas d’avoir peur là où on n’avait qu’à faire le service ordinaire des tranchées, sous un bombardement violent, il est vrai. Comme eux, j’avais peur, très peur. Comme eux, il me fallait marcher quand même, remplir la mission commandée, en soumettant la peur au contrôle de l’idée de devoir. Je n’ai pas eu à rougir de mes actes, ni de mon attitude.


Je crois même avoir mieux fait que la plupart de ceux que j’ai pu connaître. J’ai reçu une éducation morale et religieuse qui doit me donner une plus grande force. J’ai moins marchandé pour m’exposer, j’ai moins grogné et ce que j’ai eu à faire je l’ai mieux fait, avec plus de calme. Calme ! ! Si tu savais la tempête qu’il y avait en moi, les furieux désirs de fuite, de course affolée, l’envie irraisonnée de me cacher n’importe où… ah ce n’était guère du calme ! Mais à l’extérieur, les actes étaient calmes. Je marchais lentement, d’un pas de promeneur paisible, sous des rafales d’obus qui me suffoquaient de terreur, mais je devais aller lentement pour que mes poilus chargés pussent me suivre.


Depuis, je crois avoir une expérience à peu près complète du sujet. Je n’ai pas encore rencontré l’homme qui n’a pas peur. S’il existe, je ne désire pas le connaître, car c’est être inhumain, anormal et monstrueux que de n’être pas accessible à la peur. Cela laisse supposer une sensibilité absolument émoussée, une âme « calleuse » pour parler en anglais (a callous soul). La peur est naturelle, normale, bienfaisante, à condition qu’on sache la brider, l’empêcher de vous rendre momentanément fou. Comme la douleur physique, elle est préservatrice, elle est une force inhibitrice qui nous empêche de courir à notre perte, en aveugles, en indifférents. Je crois que l’homme sans peur, le guerrier impavide n’existe pas, car il ne saurait vivre, il tomberait aux premiers coups. Un des devoirs du soldat est de ne pas s’exposer sans motif, de se préserver pour garder un défenseur de plus à la patrie. On n’a pas besoin d’enseigner ce devoir, la nature y a pourvu. Avant la guerre, j’ai fait pendant mon service des exercices d’attaques, des progressions sous le feu de l’infanterie, de l’artillerie. Les instructeurs avaient la plus grande peine à faire prendre aux hommes les bonnes positions : bien aplatis sur le sol, faisant usage du moindre obstacle, du moindre renflement du sol. Ce n’était jamais bien fait. Maintenant cet exercice se fait à la perfection, sans explications ; les plus inexpérimentés trouvent d’instinct les meilleurs moyens de s’abriter. C’est que maintenant on a peur ; jadis on ne pouvait prendre au sérieux le danger imaginaire, et la peur n’intervenait pas pour nous rendre ingénieux.


J’ai dit que la peur n’empêche pas les actions d’éclat, mais encore faut-il distinguer entre le cas d’une attaque, et le cas d’un service commandé. Dans une attaque, la raison nous dit qu’il est absurde de se laisser dominer par la peur car le danger est le même partout : qu’on coure ou qu’on traîne la patte, qu’on charge ou qu’on reste couché, le risque est le même. Au contraire dans un service commandé, on sait qu’on va s’exposer (patrouille, corvée, mission quelconque) pendant que les camarades sont à l’abri dans leurs cagnas. La peur peut vous inciter à faire l’impossible pour ne pas marcher (se dire malade, prétendre que ce n’est pas son tour, dire qu’on en connaît pas le chemin, etc.) En outre, s’il faut partir quand même, la peur peut vous amener à saboter votre mission. On fait l’impossible pour diminuer le temps d’exposition au danger. On fait semblant d’aller jusqu’au bout et on n’y va pas. On ne rapporte pas la moitié de ce qu’on doit rapporter, etc. Le seul but du poltron est de bâcler la corvée au plus vite et de rentrer vite à l’abri. C’est là qu’on voit les hommes sérieux, consciencieux, et ceux qui n’ont pas de principes.



La peur dépend beaucoup de l’état physiologique et de l’état moral à un moment donné. J’ai vu des changements étonnants chez quelques camarades. L’un d’eux, un sergent tout jeune, qui a été brave depuis que je le connais, a été une poule mouillée en juin à Verdun. Je pourrais citer un grand nombre de cas étonnants qu’il vaut mieux taire pour le moment. Chez les Anglais je trouve des cas tout semblables qu’on me raconte. Chez les Allemands j’ai des certitudes sur la peur, imprévue et désastreuse. J’ai lu bien des documents où sont collectionnés des extraits de lettres ou journaux intimes trouvés sur les morts et les prisonniers. Enfin nous savons tous que si nous avons fait 12 000 prisonniers à V. le 14 décembre, sur un front si petit, c’est parce que les officiers allemands eurent peur, ne sortirent pas de leurs abris au moment de l’attaque, et laissèrent leurs soldats se débrouiller sans chefs.



J’ajoute que pour bien rendre justice aux soldats, il faut se rendre compte de cette intense souffrance morale, de cette horreur de la mort qui les assaille, les aggrippe [sic] au moment du danger. L’homme ne peut pas regarder la mort en face sans souffrir affreusement. Les martyrs, les héros, les condamnés qui restent calmes, sont seulement des hommes qui, de toutes leurs forces, surmontent les affres de la peur, à l’aide d’un sentiment élevé qu’ils fixent de toute leur volonté. Il est bien entendu que tout ce que je dis là ne se rapporte qu’à la peur du soldat et non pas à la peur du tonnerre, de l’obscurité, de la solitude, des souris, des araignées, des revenants.

Jean Norton Cru - Lettre à sa soeur Hélène, le 16 avril 1917
publiée dans Jean Norton Cru - Lettres du front et d'Amérique. 1914-1919

4 commentaires:

  1. On a le souffle coupé.
    On pense aussi à ceux qui n'ont pas pu en parler parce qu'on ne leur avait pas appris les mots.;...Et qu'ils avaient la dignité de ne pas l'ignorer.
    Par ailleurs j'en ai connu à qui il fallait arracher ces mots.

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    1. Norton Cru est un cas très particulier.

      C'est à la fois un intellectuel et un homme du rang (à l'époque où il écrit ces lignes, il est passé au grade de sergent).
      De plus, c'est un homme mur (il est né en 1879), qui a enseigné aux USA... et de plus, c'est un protestant (son père fut pasteur en Nouvelle-Calédonie)

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  2. faut demander à Péronnelle des calanques ce texte fait écho a la réflexion que je lui ai faites " que savez vous de ce qui git sous la pierre tombale" Ce sont ces textes qu'elle devrait lire et faire lire mais bon je suppose que cela lui serait incompréhensible ....

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    1. Péronnelle des Calanques serait bien incapable de lire ce texte à ses clients...
      Il n'y a pas de fiche pédagogogique sur Norton Cru !

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