Un spectre hante la société actuelle : celui d’une
critique à laquelle elle n’aurait pas pensé. Dans le but de se protéger
de cette menace, elle ne cesse de sécréter ses propres contestataires et
les pousse en avant : objecteurs de substitution, rebelles de
remplacement, succédanés de perturbateurs, ersatz de subversifs,
séditieux de synthèse, agitateurs honoraires, émeutiers postiches,
vociférateurs de rechange, révoltés semi-officiels, provocateurs
modérantistes, leveurs de tabou institutionnels, insurgés du juste
milieu, fauteurs de troubles gouvernementaux, émancipateurs
subventionnés, frondeurs bien tempérés, énergumènes ministériels. C’est
avec ces supplétifs que l’époque qui commence a entrepris de mener la
guerre contre la liberté.
D’une façon plus
générale, la civilisation qui se développe sous nos yeux ne parvient à
une parfaite maîtrise et un contrôle total qu’à condition d’inclure en
elle l’ensemble de ce qui paraît la contredire.
C’est elle, et elle seule désormais, qui encadre les levées de
boucliers et les tollés de protestation. Elle s’est attribué le négatif,
qu’elle fabrique en grande série, comme le reste, et dont elle sature
le marché, mais c’est afin d’en interdire l’usage en dehors d’elle. L’ «
anticonformisme », la « déviance », la « transgression », l’ « exil du
dedans » et la « marginalité » ne sont plus depuis belle lurette que des
produits domestiqués. Et les pires « mauvaises pensées » sont élevées
comme du bétail dans la vaste zone de stabulation bétonnée de la
Correction et du Consensus. Ainsi toute pensée véritable se
retrouve-t-elle bannie par ses duplicatas.
Philippe MURAY - Après l'histoire
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