mercredi 6 juin 2018

Jean LORRAIN - La maison Philibert. Illustré par George Bottini


Excepté chez les amateurs de littérature Fin de Siècle, on ne lit plus guère Jean Lorrain et George Bottini est considéré, tout au plus, comme un (très) petit maître dans la manière de Toulouse-Lautrec.
Peut-être que la gouaille de Rachilde (critique de La Maison Philibert parue dans le Mercure de France), le style de Jean Lorrain (critique de l'exposition Bottini de 1899) et les aquarelles de George Bottini inciteront quelques passants à franchir le pas de la porte...




Le chiffre 3,50 peint en gros sur une lanterne indique tout le prix qu'il convient d'attacher à ce livre. D'un côté les volets sont clos, de l'autre ils s'entr'ouvrent sur une figure de Bottini pas très rassurante. Cependant quel roman bucolique ! La maison Philibert est en province, un ancien couvent et un nouveau pensionnat. Les jeunes personnes y écossent des petits pois sur des bancs de jardin avec des gloussements de poules couveuses. Toute la tendresse de la nature les entoure; elles sont au vert dans un coin de petite ville silencieuse et représentent, parmi les sots, les médisants et les pimbêches, ce que la nature a encore de meilleur pour l'homme. Elles ne sont ni trop belles, ni trop cruelles et elles ont des philosophies qui viennent de loin, d'un peu plus loin que leur premier amant.

A suivre leurs ébats d'un oeil prévenu, on finit par s'attendrir, car ce sont des femmes comme les autres, moins compliquées que les autres, possédant, à défaut d'odeur de vertu, certains sachets bien remplis d'espérance qui leur valent bien le plus collet monté des costumes de bourgeoises. Juliette, Rebecca, Myrille, types retroussés avec un soin exquis par l'auteur, sont des bonnes soeurs de charité prêtes à tous les dévouements; elles bordent les poivrots dans leur lit, déniaisent les jeunes paysans en quête de savants soupirs et apprennent la littérature de Willy pour en bercer les nouvelles aspirations poétiques des receveurs de contributions célibataires. Ça ne tourne mal qu'à partir du moment où le patron Philibert cherche des éléments de corruption genre parisien ! Toute la tourbe du grand monde va épaissir le pur cloaque. (Il y a des cloaques purs comme il y a le long des ornières des chemins de très clairs lacs dans lesquels les petits oiseaux ne dédaignent point d'aller boire). On voit rappliquer (style Philibert) les belles Madames de tous les cinq à sept un peu courus, les hétaïres de lettres, mâles et femelles, le gratin des antichambres gouvernementales et le dessus de la corbeille des agents de change.

Entre deux idylles du Point-du-Jour, des barrières d'Italie où s'accouplent terreurs et gigolettes, on peut apercevoir Ludine de Neuflize, la vierge de Nuremberg pour vieux Messieurs, autrement dit le cent de clous en sac de satin qu'il est nécessaire de serrer dans le placard de ses souvenirs quand on est de la fête moderne. Ludine de Neuflize, c'est décidément la bête noire de Jean Lorrain, on la coudoie au détour de tous les livres à en avoir des bleus ! La traite des blanches est longuement exposée avec ses avantages et ses déboires. Philibert, le gros commerçant de province, est dévoré vif par les requins de Paris, on viole, on tue et Ludine porte les péchés de tout l'Israël demi-mondain de la bonne soce (lisez : société). La maison Philibert périclite après la mort de son chef. Il ne reste plus que sa femme, une vertueuse bossue, un brin jalouse mais si aimante, pour le représenter, et comme la police ne tolère pas les matrones non mariées à la direction des maisons Philibert, la pauvre infirme épousera, pour la forme, un autre marchand de chair humaine. Ce mariage blanc clôt la série des unions rouges. Je ne recommanderai pas la maison Philibert aux collégiens qui n'ont pas l'âge légal pour y pénétrer; cependant c'est un bon roman, écrit dans un argot très curieux, consciencieusement fouillé. Il contient des statistiques intéressantes, des remarques au sujet de la criminalité qui pourraient servir à éclairer la police parisienne, si jamais quelque chose pouvait l'éclairer. Enfin, c'est un roman moral aussi probe qu'une oeuvre de Zola, seulement beaucoup mieux faite, surtout plus près de la vérité... qui marche.
Rachilde - Le Mercure de France - Septembre 1904




Samedi 18 février (1899) - Galerie Kleinmann, rue de la Victoire, les Bottini, cinquante aquarelles : Bals, Bars, Théâtres, Maisons closes.

Silhouettée d'un trait mince, l'air de frêles découpures sur des fonds d'une somptuosité sourde, c'est toute la flore de Montmartre évoquée et saisie dans ses cadres familiers. Le pinceau d'un artiste, épris de gracilités et de ton chauds, l'a surprise et fixée; et, dans des décors capiteux de couloirs de théâtres et de maisons de filles, au milieu des luisances nickelées de buvettes et de bars, c'est le défilé un peu spectral et aguichant des élégances phtisiques, des chloroses fardées et des pâleurs, et des langueurs d'anémies, l'air de petite bêtes malfaisantes et malades, des petites prostituées de la place Blanche et de la Butte, Bérénice et autres petits calices de fleurs faisandées, pleurées par Jean de Tian et célébrées par Maurice Barrès.

Ballerines impubères du Foyer de la Danse, figurantes de Music-Hall, gigotteuses salariées du Moulin Rouge, idoles amoureuses de la Souris et du Hanneton, soupeuses et rodeuses; délicates, anguleuses, effarantes et macabres, invraisemblables de minceur avec de larges yeux dévorés de luxure et des grandes bouches saigneuses de fard, c'est sous le carrick rouge à trois collets, l'énorme feutre empanaché de la noctambule ou dans les grègues bouffantes de la cycliste le charme sûr, mais frelaté, le ragout de piment et d'odeurs d'hôpital, le baiser au picrate et phénol de la Dame aux Camélias et du Manchon de Francine, mais tout cela rajeuni dans des cadres d'une brutalité toute moderne par un artiste inquiet et obscur; c'est maladif, cynique et solliciteur. Il y a là des insexuées et de fâcheuses androgynes, des bouches de proie et d'agonie, des morphinées, des éthéromanes et des buveuses d'absinthe, il y a aussi de pauvres petites filles qui n'ont pas mangé de la journée, des pourritures naïves et des ferveurs émaciées de Lesbos, il y a beaucoup de pitié aussi dans tout ce vice, mais il n'y a pas de hideur.

M. Bottini a négligé de portraiturer leurs mères ! C'est la boue de Paris, son atmosphère fuligineuse et lourde de miasmes et de gaz qui ont décharné ces jolies nudités blêmes de mangeuses de pommes vertes; il y a aussi de l'élégance innée, de la somptuosité même dans les attitudes et les gestes de ces petites filles de concierges. Leur beauté de cimetière et de théâtre est le crime de Paris, mais elle en est aussi la parure et la fleur. Rats d'Opéra, lys du Rat Mort, pierreuses et diamanteuses, Bottini a silhouetté toutes ces filles-fantômes sur des fonds opulents et sourds allant du rouge de laque au rouge tan, fonds réveillées ça et là de bleus paon et de charmes plutôt imaginés que vus dans la réalité, mais d'un tonalité savoureuse et savante. Il a été beaucoup parlé de M. Bottini ces temps-ci, et à propos de lui des noms ont été cités, Goya et Constantin Guys par les uns, Degaz et Forain par d'autres. A la vérité, M. Bottini connaît ses maîtres et s'en souvient, mais sa vision est bien personnelle, sa couleur surtout requiert et enchante. J'aime moins son dessin qu'on dirait volontairement lâché et que je crois inexpérimenté tant il est maladroit; dessin malheureux qui a fait dire à quelqu'un : "Oh ! Bottini. Un Goya de Montmartre qui s'inspire de Forain et peint comme un Degaz qui dessinerait mal."
Raitif de la Bretonne - Pall-Mall Semaine - Le Journal, 27 février 1899
Repris dans : Jean Lorrain - Poussières de Paris - 1902

















Petite bibliographie aléatoire :
- Les scans proviennent du blog Livranblog
- Le texte de la Maison Philibert et les dessins en noirs de l'édition de 1904 sont disponibles sur archives.org
- Quelques éléments biographiques sur George Bottini et de nombreuses illustrations sur le blog Montmartre Secret

Quelques notes sans importance... sauf pour moi !
En d'autres lieux, nous avons confronté quelques remarques sur la représentation de la prostitution dans l'art et la littérature. C'était à propos de l'édition par Ambroise Vollard de La Maison Tellier de Maupassant, illustrée par Degas.
J'avançais que l'association de Maupassant (un auteur reconnu), Degas (un artiste connu) et Vollard (un marchand-éditeur renommé) permettait à une clientèle bourgeoise de s'acheter (très cher) une bonne conscience.
Cette édition de La Maison Philibert relève d'une autre démarche commerciale. La clientèle visée est moins fortunée (le livre se vendait 3f50, soit le prix habituel pour d'un livre broché) et plus ciblée (l'auteur et l'illustrateur étaient vivants, mais loin d'être célèbres).

1 commentaire:

  1. C'est évidemment très partial, mais , il n'y a pas de mauvaise occasion de lire Maupassant...
    Quoique ce texte de Lorrain mérite qu'on s'y arrête...
    .
    Pourquoi reproche-t-on à Bottini de ressembler à Toulouse Lautrec?
    On dirait que c'est une tare.
    Encore la loi de la main invisible du Marché!

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