mercredi 1 février 2017

Manuel de Diéguez - Réflexions sur la torture, les aveux spontanés

Manuel de Diéguez - Réflexions sur la torture, les aveux spontanés
(articles publiés dans Combat 2-9 octobre 1952)


 I - C'est le tortionnaire qui donne mauvaise conscience à la société, Combat - 2 Octobre 1953


Il n'est peut-être pas de question plus gênante, plus quotidienne et plus mal connue que celle des conditions de l'aveu dans le monde moderne. Il semble que plus le problème s'insère dans la trame des jours et dans la conscience de l'homme moyen, plus on s'efforce de perpétuer l'imprécision et le malentendu. On répugne à une analyse rationnelle ; on se réfugie dans une sorte de naïveté volontaire bien proche de la mauvaise conscience.


Car on craint, du moins inconsciemment, de contester des structures morales communément qualifiées de normales. Ce n'est pas tellement la révélation de tortures policières - révélations toutes matérielles, en quelque sorte, et sans portée tragique, même si nous sommes compromis - qui nous inquiète : c'est un ébranlement de l'humanisme occidental. Il semble qu'on ait peur de la terrible fragilité de la personne, du dérisoire de convictions trop vite anéanties, de l'humiliation de techniques plus fortes que notre dignité. Au moment même où la civilisation libérale proclame ses principes et ses conquêtes passées avec un acharnement désespéré, une honte secrète se joint à ses certitudes, celle de la victime devant le bourreau qui la met à nu. Les méthodes de ravalement de la personne ne posent-elles pas le problème de notre condition avec une sincérité sans refuge? Est-il possible de passer sous silence ce qu'elles nous apprennent de nous-mêmes? Si barbare que soit l'instrument qui nous contraint au regard, nous n'échappons pas à une lucidité impitoyable à son tour.
Les conditions de l'aveu entraînent la pensée à une sorte de masochisme où les principes ne sont plus rien que des panneaux protecteurs. L'observateur, déchiré entre des vérités soudain gratuites et le pessimisme où le plongent des armes sauvages, mais révélatrices, essaie de se soustraire à la question qui se retourne aussi contre la victime forcée au secret de sa démission. Très vite, le problème des fondements de notre vie intérieure devient trop urgent et le débat se déplace - c'est, paradoxalement, le tortionnaire qui donne mauvaise conscience à la société.

Les pouvoirs de la conscience collective
Une autre raison de la répugnance à étudier les conditions de l'aveu découle de l'impossibilité de le faire par référence à une doctrine politique. La question touche aux arcanes de l'organisation psychique des collectivités ; elle se ramifie donc dans la sociologie ; elle met en cause des réflexes de la vie morale ; elle oblige à se pencher sur les composantes de la personnalité, sur sa capacité de résistance au milieu ; elle montre les pouvoirs de la conscience collective des masses ; elle révèle le degré d'autonomie spirituelle de l'individu : autant de gages d'universalité qui nous poussent précisément à tenter sans réticences cette étude. D'autant plus que le moment serait mal choisi pour la réticence et ce qu'elle implique de tacite adhésion. En 1936, les grandes épurations en Russie pouvaient encore passer pour un phénomène isolé. Mais en Europe, la guerre, puis l'occupation, ont également fait de l'aveu une préoccupation quotidienne. Enfin, certains procès de l'Épuration ont singulièrement ressemblé, par l'attitude que prenaient les accusés, à ces démonstrations de culpabilité qui, de loin, nous paraissaient incompréhensibles. Le problème de l'aveu est donc au carrefour des justifications de notre Occident. Par les conditions dans lesquelles il se pose, il constitue un leitmotiv de la conscience moderne. C'est sans tenir compte des régimes ni des nations qu'il convient d'y entrer.

D'abord une question de mots
Les mots sont porteurs d'absolu ; ils sont inconditionnels par nature et rendent la vie difficile aux sociétés. Il est aussi impossible de les accepter avec toutes leurs prétentions que de les repousser. Ainsi en est-il des mots «vol» ou  «assassinat» chargés de tout le poids des Tables de la Loi. Toute société commence donc par limiter la portée des mots ou par les supprimer ; c'est sa manière d'imposer le relatif. Le mot «torture» n'est plus dans le Code ; cela rend plus difficile l'abolition de la torture : il faut à nouveau créer la question de la torture en allant repêcher le mot. De même une société ne proclamera jamais que l'assassinat ou le vol sont désormais légaux ; elle «réprimera les menées anti-nationales», elle «procédera à l'élimination systématique des ennemis de la classe ouvrière», elle «luttera contre les traîtres, les fascistes ou les impérialistes», elle «préservera ses idéaux».
Les mots inattendus qui pullulent soudain dans les époques troublées ne sont d'ailleurs que des fractionnements de mots anciens. Du reste, par temps calme, les mots sont également fractionnés, mais dans une moindre mesure : si vous supprimez votre crémière, c'est un meurtre ; si la société vous supprime en retour, c'est un verdict.
Les mots anciens sont tous atteints d'un virus dangereux, ils sont universels. Les mots nouveaux, par contre, sont tous contingents à l'Histoire, à la Révolution, à la Nation, à la Démocratie ou à la Tyrannie. C'est pourquoi on les arme de majuscules, cela leur donne de l'importance.

Le renversement des évidences
Les mots nouveaux coupent et taillent si allègrement dans le vif des mots anciens qu' ils parviennent quelquefois à les supprimer. On revient alors aux mots anciens, mais ceux-ci ne contenant plus rien d'éternel ne présentent plus aucun danger. En vérité, un tel phénomène est fort rare et exige une longue maturation des esprits. «Le mot agression vient de changer de sens, les événements lui ayant donné un contenu historique nouveau opposé à l'ancien», dit M. Molotov après la signature du pacte avec l'Allemagne. «Le scientifique, c'est le partiel, l'objectivité, c'est l'erreur», proclame Jdanov. Ce «renversement des évidences» est le signal de l'extinction radicale d'une forme de civilisation. Mais ceci est une autre histoire.
Aux précautions qu'on prend à l'égard des mots, on mesure le pouvoir qu'ils ont gardé. En Occident, ils ne se laissent pas faire encore. Aussi les camoufle-t-on, les refoule-t-on dans les archives des bibliothèques, dans les Académies et autres institutions culturelles d'où ils resurgissent timidement d'abord, arrogants bientôt. Un beau jour, coup de théâtre : l'assassinat redevient l'assassinat. La société ne pouvant voir sans honte un tel vocable sur la place publique, se redonne aussitôt une bonne conscience en réduisant le monstre à la part qui lui revient dans les sociétés tranquilles. Alors les sages qui, hier encore, assainissaient la nation, passent un mauvais quart d'heure au nom de la liberté. Tels sont les chassés-croisés des mots avec les choses et des choses avec les mots.

Cette apparente digression était nécessaire pour faire comprendre les formes nouvelles et fabuleuses de l'aveu. En effet, la torture que nous connaissons fait avouer des délits de droit commun. Certes, elle peut, aussi bien en Occident qu'en U.R.S.S., acculer au vertige. «Au bout d'un an et demi de prison, a dit Deshayes, le condamné de Nantes, j'avais perdu tout ressort: j'étais un homme brisé, une vraie loque. J'en avais trop subi. J'ai pu tout juste rassembler quelques forces pour hurler que j'étais innocent. Mais là encore, on ne m'a pas cru. Au fond, j'ai été pris dans un engrenage qui m'a broyé, j'étais un homme «foutu». Tout ce que je peux vous souhaiter, c'est de ne pas passer par là». Mais il reste que les crimes reprochés par erreur à Deshayes ont une claire définition dans la loi et dans les moeurs: personne ne conteste leur caractère de «délit en soi». Quid si la qualification juridique se met à battre la campagne? Nous revenons alors aux complications affreuses que les mots nouveaux infligent au citoyen. Tel acte, jusqu'alors anodin, relèvera désormais du Code pénal.

 II - La société ne permet plus à l'individu de contester la qualification juridique de son délit, Combat - 3 octobre 1952


Même sous la pression d'une collectivité enragée, l'aveu demeure plein de réticences. Il y a loin de l'aveu des accusés français de la légation de Roumanie, à ceux, exultants, de Rajk ; les aveux devant nos cours de justice, les aveux même de Mindszenty ou de Mihailovitch ne sont pas comparables à ceux de Boukharine qui rejoint le roman par la luxuriance et la variété des fautes dont il s'accuse.
Les prévenus, interrogés et torturés pendant des mois, diminués mentalement et physiquement, demeurent la tête basse et balbutient : on sent qu'avec des forces ils retrouveraient des vérités contraires. Pourquoi Rajk en rajoute-t-il? Pourquoi semble-t-il si heureux d'avouer?
C'est un nouvel aspect de l'aveu qu'il convient d'examiner. Mais déjà nous connaissons quelques conditions fondamentales de l'aveu que nous retrouverons ici. Déjà nous devinons la fragilité de toute spiritualité autonome et la force du nombre au gré des remous de l'Histoire. Il suffit d'aller aux limites de cet univers virtuel pour en découvrir les derniers ressorts.
Supposons que l'activité d'un attaché militaire constitue le délit d'espionnage et entraîne la peine de mort. L'accusé pourra choisir entre deux solutions - outre celle de tout avouer.
1) Nier le fait. Mais l'accusation a prouvé, pièces en main, que vous avez noté sur votre calepin l'heure de passage d'un train militaire, l'emplacement d'un champ d'aviation. Vous êtes parvenu par astuce à savoir combien d'ouvriers travaillent à l'usine voisine. Le dossier regorge de menus faits bien établis, il serait de mauvaise foi de les nier ;

2) Reconnaître les faits, mais nier leurs portée, contester la qualification juridique du délit. Dire : «Oui, en tant qu'attaché militaire français en Roumanie j'ai observé l'aménagement de nouveaux terrains d'atterrissage et j'en ai fait rapport à mon gouvernement, mais je conteste que ceci constitue de l'espionnage en faveur des «États impérialistes», car les traditions diplomatiques des États civilisés, le droit des gens, etc., etc.». Où encore: «Oui, j'ai pris position contre Mersel-Kébir et, d'ailleurs, je déteste les Anglais et je situe Nuremberg au niveau de la justice canaque ou papoue, mais ceci ne constitue pas le délit de trahison, vu que la liberté de pensée et d'expression, etc., etc.».
  
Pas de pouvoir sans consentement collectif

Il est clair qu'une telle attitude est à peu près impossible à soutenir. Quel moyen plus sûr de vous faire condamner que de vous proclamer coupable quand on vous tient pour suspect? Si le juge est maître de la définition du délit, c'est que cette définition repose sur un consentement de la nation. José Ortega y Gasset a bien démontré qu'il n'y a pas de pouvoir sans consentement. Il s'agit d'ailleurs moins d'un acquiescement lucide que d'une atmosphère qui vous entraine.
Et il n'est d'ailleurs pas besoin de la contrainte directe. En Amérique, le citoyen peut encore refuser de comparaître devant la Commission des Activités anti-américaines ; mais alors, l'opinion le tient pour coupable et la Commission le condamne pour outrage au Congrès, c'est-à-dire à elle-même. Il n'est pas interdit de s'affilier au parti communiste, à condition de s'inscrire sur la liste des espions mise à votre disposition à la police. On se rend bien compte que l'extension quasi indéfinie de la notion de trahison serait impossible sans soutien de l'opinion - et pourtant le parti libéral est encore au pouvoir.
En France, le Tribunal révolutionnaire n'a été possible que parce que la loi des Suspects jouait jusque dans les plus petits villages, grâce à «l'élan patriotique» de tous les citoyens. De même, la notion de trahison qui a régné en France, de 1944 à 1947-48 environ, reposait sur l'adhésion de la majorité des Français. Puis, à mesure que la société retrouvait une stabilité et que l'oubli venait recouvrir les soubresauts de l'Histoire, la justice a retrouvé ses traditions. Jamais les lois d'exception n'auraient été possibles sans le consentement de la masse. L'indépendance du pouvoir existe si peu que c'est dans la mesure exacte où le sentiment collectif de la vérité venait se modeler sur d'autres températures de la vie nationale, que les verdicts sont devenus progressivement moins lourds.
Il y a plus grave : lors du procès d'espionnage intenté à divers membres de la Légation française de Roumanie, la presse française s'est aveuglée  avec une sorte de naïveté obstinée. Les employés français avaient tout avoué: en France, on s'est contenté de déclarer systématiquement que c'était sous l'effet de la torture. C'est que nous sommes suffisamment ébranlés dans nos propres vérités, non seulement pour que nous n'osions plus nous appuyer sur elles, mais encore pour qu' elles nous paraissent gênantes. Déjà, nous ne pouvons plus dire que nos diplomates se livrent au travail du diplomate, ni que Mgr Mindszenty est un homme de droite qui visait au rétablissement des Habsbourg : car Mgr Mindszenty visant au rétablissement des Habsbourg est déjà pour nous aussi un coupable. Tel est le pouvoir pris sur nous par la notion moderne de trahison. Seule la contestation absolue des définitions de l'adversaire armerait notre logique et donnerait un fondement à nos fidélités. Mais l'adversaire est dans nos murs et nos armes spirituelles sont gangrenées.

Pourquoi les accusés plaident tous coupables?
On nous répondra qu'il subsiste une différence essentielle entre les culpabilités dictées par des vérités collectives et celles qui découlent du droit usuel: c'est que, dans le premier cas, l'accusé, dans son for intérieur, ne se tient pas pour coupable, n'ayant eu ni la conscience ni la volonté de sa faute. Quand rien, dans les traditions et les moeurs d'une nation, ne donne un fondement au nouveau et fabuleux délit, il manquerait à la faute cet «élément subjectif» qui conditionne la responsabilité, donc la culpabilité, dans les pays civilisés.
Or les suspects sous la Révolution se sentaient coupables, les employés français à la Légation de Roumanie ne croyaient plus à leur propre innocence. Tous les citoyens jugés par les cours de justice ont plaidé coupable: ils ont essayé de nier ou d'atténuer leurs fautes, aucun n'a contesté les définitions du délit, tant était invincible le sentiment de la vérité que la collectivité leur opposait. Il en est de même pour l'accusé russe, bulgare ou roumain, écrasé par la force de l'orthodoxie marxiste-léniniste, ou irradié par l'avenir socialiste de l'univers.
L'individualisme d'aujourd'hui est bien obligé de fixer toute son attention sur la ligne de démarcation de plus en plus insaisissable entre le délit politique et celui de droit commun. En vérité, le sentiment de la culpabilité résulte de l'isolement spirituel. La société crée chez l'accusé un isolement dans la faute qui le désarme.
Devant le tribunal, détenteur de toutes les clés du bien et du mal, l'accusé moderne connaît l'impossibilité de contester les principes. Il n'a même pas le refuge du martyre, le martyre est une création postérieure, un mot-conquête de la réhabilitation.

Fragilité de la spiritualité

Mais, répétons-le, il n'y a pas de législation dans l'abstrait: «Nul n'est censé ignorer la loi», dit le Code ; et, en fait, il arrive que le «sujet de droit» ignore la loi, ce n'est qu'au niveau de la contravention; et ce n'est guère au-dessus de ce niveau que le législateur peut se passer de lui.

 III - Pour l'accusé Boukharine il est des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience d'un homme, Combat - 7 octobre 1952

 
SUPPOSONS l'accusé assez intelligent pour faire la démarcation entre les faits et leur portée en justice; un accusé, qui voit parfaitement où l'on veut le mener. Pendant des mois, il a eu faim et froid ; pendant des mois on l'a réveillé en pleine nuit pour l'interroger, mais on ne l'a pas convaincu. Et, à l'audience, il paraîtra plus convaincu que son juge.

«Je n'oublierai jamais, tant que je vivrai, dit Boukharine, une circonstance qui m'a amené sur la voie des aveux. Une fois, à l'instruction, c'était en été, j'ai appris : premièrement le déchaînement de l'agression japonaise contre la Chine, j'ai appris l'agression non déguisée de l'Allemagne, de l'Italie contre le peuple espagnol. J'ai appris les préparatifs fiévreux de tous les États fascistes en vue de déclarer la guerre mondiale. Ce que d'habitude le lecteur apprend chaque jour au compte-gouttes par les télégrammes, je l'ai appris tout d'un coup, en doses fortes et massives. J'en fus littéralement atterré. Tout mon passé se dressa devant moi. Certainement ce passé peut être déconsidéré et sera anéanti par mon action infâme, mais comme motif intérieur, c'est plus fort que n'importe quoi. Tout mon passé et toute ma responsabilité se sont dressés devant moi et il m'est apparu avec une parfaite clarté que j'y avais moi-même participé et que j'en étais responsable ; que par mes actes de traître, j'avais secondé les agresseurs.»

L'accusé est d'avance convaincu de sa culpabilité
On voit donc comment la vision historique des conséquences d'un acte abolit l'élément subjectif du délit, dans l'esprit même de l'accusé. Une succession de faits qu'il ne pouvait prévoir et dont l'enchaînement lui est présenté d'un seul coup, définit sa responsabilité et sa culpabilité à ses propres yeux.
C'est ainsi qu'on montrait aux généraux allemands, à Nuremberg, des photographies des camps de concentration pour les convaincre de l'étendue de leur culpabilité de chefs d'armée. De même les premiers collaborateurs jugés étaient coupables de toute l'horreur de la société pour un certain déroulement historique qui définissait après coup leur culpabilité.
Roger Grenier écrit très justement : «Une opération semblable est tout à fait nécessaire quand on est chargé de la purification d'une nation après le passage de l'ennemi». Cette conception de la culpabilité, répétons-le, convainc en premier lieu l'accusé lui-même.
Il s'agit ensuite de faire connaître en pleine audience à l'accusé la noirceur de son crime, ce qui ne va pas toujours sans heurt:
Vychinski. - Comment pourrait-on caractériser ces rendez-vous?
Rykov. - C'était des rendez-vous des membres d'une organisation illégale en lutte contre le parti et le gouvernement soviétiques.
Et encore :
Vychinski. - Comment peut-on qualifier une telle utilisation des fonds qui ne vous appartiennent pas à des fins criminelles ?
Bessonov. - ...
Vychinski. - Je vais peut-être vous aider.
Bessonov. - Je pense que vous le ferez mieux que moi. Ce qui dans ma bouche peut maintenant paraître insincère et peu convaincant, si vous le dites, sonnera vrai.
On saisit sur le vif le passage de l'acte à sa qualification : Rikov veut bien reconnaître le fait qu'il a participé à certaines réunions. Encore faut-il que ces réunions, il les reconnaisse pour des «rendez-vous d'un organisation illégale tendant... ». C'est toute la question et seule la vision historique peut convaincre le candidat...
Quelquefois l'accusé effleure le problème : on croit qu'il va le saisir.
Vychinski. - On sait que le groupe du Caucase du nord était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés blancs. Est-ce un fait, oui ou non?
Boukharine. - Mais je vous ai dit que je ne pouvais nier ce fait, citoyen procureur.
Vychinski. - Accusé Boukharine, est-ce un fait, oui ou non, qu'un groupe de vos complices dans le Caucase du nord, était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés blancs à l'étranger ? Est-ce un fait, oui on non ? Rikov en a parlé. Supkov en a parlé de même.
Boukharine. - Si Rikov en a parlé, je n'ai pas de raison de ne pas le croire.
Vychinski. - Ne pouvez-vous pas me répondre sans philosophie ?
Boukharine. - Ce n'est pas de la philosophie.
Vychinski. - Dites-moi non.
Boukharine. - Je ne peux pas dire non, ni affirmer que cela n'a pas eu lieu.
Vychinski. - Donc, ni oui ni non?

Boukharine. - Mais pas du tout. Parce qu'il y a des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience d'un homme. C'est le problème de la réalité du monde extérieur. Je ne suis pas un solipsite.
  
La culpabilité historique d'un Lousteau

On voit ici le désavantage et même le ridicule de Boukharine. Pourtant l'outil du Procureur est simple et grossier. La «réalité extérieure» de ce dernier, c'est l'Histoire. L'accusé est coupable de faits postérieurs même à son incarcération. Cela rappelle le procès du journaliste Lousteau engagé sur le front de l'Est comme reporter et entraîné dans un combat à l'issue duquel il reçut la Croix de fer. «Infiniment triste», dit le Président Ledoux avec la solennité mélancolique, qui lui est familière. «Vous auriez préféré que je me sauve, que les Allemands disent qu'un officier français se sauve? s'écrie Lousteau. Le Président Ledoux continue à lui reprocher tous ses forfaits qui prennent place aussitôt l'un après l'autre dans une culpabilité historique globale.

Cette culpabilité paraît à l'inculpé fabriquée, tant elle lui paraît étrangère à ses actes et à l'atmosphère dans laquelle il les a vécus. Mais en histoire, comme en Littérature, c'est le dernier mot qui donne son sens au drame. Sartre a fort bien démontré ce mécanisme. L'éclairage à rebours et inévitable. Soudain Lousteau se met à pleurer: «Ce n'est pas si simple, je vous assure que ce n'est pas si simple.»


IV - Pour l'accusé moyen il n'est pas d'existence morale hors de la communauté, Combat - 8 octobre 1959

Si Lousteau, nous l'avons montré, ne trouve de refuge que dans l'absolu, Boukharine, lui, voit l'avenir de l'orthodoxie : « Lorsqu'on se demande : «Si tu meurs, au nom de quoi mourras-tu?», c'est alors, dit-il, qu'apparaît avec une netteté saisissante un gouffre absolument noir. Il n'est rien au nom de quoi il faille mourir, si je voulais mourir sans avouer mes torts. Et, au contraire, tous les faits positifs qui resplendissent dans l'Union Soviétique prennent des proportions différentes dans la conscience de l'homme».


« Et c'est ce qui m'a en fin de compte désarmé définitivement ; c'est ce qui m'a forcé à fléchir le genou devant le Parti et devant le pays. Et lorsqu'on se demande : «Si par un miracle quelconque, tu restes à vivre, quel sera alors ton but ? isolé de tout le monde, ennemi du peuple, dans une situation qui n'a rien d'humain, coupé de tout ce qui fait l'essence de la vie» (...), on se trouve en présence d'une victoire morale intérieure complète de l'U.R.S.S. sur ses adversaires mis à genoux.

Nous sommes au centre de la question des aveux spontanés. Ici s'édifie une vérité si puissante que la personnalité n'y résiste pas : elle se brise et semble se fondre dans la nation. Ainsi le mystique dans le sein de Dieu.
  
 Le gouffre noir

1) On sait qu'une société totalitaire tend à se constituer en orthodoxie, c'est-à-dire à s'arroger le monopole de la vie spirituelle. Or, il semble que l'individu ne puisse affirmer de vie intérieure sans s'appuyer sur une collectivité si restreinte soit-elle. Réduit à la solitude absolue, l'homme sombre dans un «gouffre absolument noir.» Les société occidentales sont diversifiées en de multiples familles d'esprits. C'est, inconsciemment, par recours à ces groupes, que l'individu trouve la confirmation de ses certitudes.
La vie spirituelle solitaire, c'est-à-dire personnelle, est une monstruosité créatrice d'histoire. Elle est rarissime. On la rencontre chez les prophètes, les capitaines, les grands artistes.
2) Les accusés soviétiques réagissent comme les accusés devant le tribunal de l'Inquisition : au Moyen Age, il n'y avait pas d'existence morale possible pour un individu rejeté de la communauté chrétienne. Le relaps et renégat était une sorte de coupable absolu et se trouvait, comme Boukharine, «dans une situation qui n'a rien d'humain.» S'il reconnaissait sa faute, c'était parce qu'en tant que coupable, il rentrait, paradoxalement, dans le sein de la chrétienté. Boukharine et Rajk ne demandent que la grâce de mourir réconciliés. Ainsi l'aveu et la volonté de rachat révèlent une vérité qui va à l'encontre du matérialisme : la vie sans spiritualité serait une impossibilité biologique.
3) Ivanov s'écrie : «Je me reconnais responsable et coupable des pires forfaits. Pour les crimes abominables que j'ai commis, je suis prêt à accepter quelle qu'elle soit la punition que la justice soviétique trouvera nécessaire de m'infliger, afin de mettre à jour, devant l'U.R.S.S. tout entière, le parti et le peuple, toute cette lâcheté, cette turpitude, cette trahison, cette perfidie et félonie du «bloc des droitiers et des trotzkistes» et du groupe des droitiers. »

Si le mouvement qui dicte de telles confessions nous demeure étranger, qu'on lise la déclaration suivante :

«Je déclare solennellement m'être trompé et regrette amèrement mes erreurs. Je reconnais que mes actes m'ont rendu complice de crimes abominables, je répudie ces crimes et toutes les théories qui les ont justifiés et permis. Je fais serment de les combattre désormais de toutes mes forces et de me dévouer dans la sincérité de mon coeur au service des idées que la Résistance française a défendues contre moi et mes pareils : la liberté, l'égalité et la fraternité des citoyens. Je revendique dès maintenant, s'il m'arrive un jour de retourner à mes vomissements et de me parjurer dans mes paroles, mes écrits ou mes actes, la dénonciation immédiate de la grâce amnistiante que je sollicite et l'application du double de la peine dont j'aurai été relevé.»

Ce texte est de Vercors et constitue un projet de rétractation des collaborateurs.
Il faut remarquer que Boukharine, Rajk, etc., sont de vieux révolutionnaires pour lesquels la mystique du parti se confond à leur être le plus intime. Quand il s'agit d'accusés qui, par leur formation et leur culture, peuvent s'appuyer sur des traditions contraires aux mythes de la cité, nous savons que le procès ne prend jamais cette allure de confession pathétique. Petkov, chef du parti agrarien de Roumanie, a proclamé son innocence jusqu'au bout : il était de formation occidentale et avait fait toutes ses études de Droit à Paris. Pour comprendre l'horreur sacrée qu'il soulevait sur ses pas, il faut imaginer un accusé devant le tribunal de l'Inquisition proclamant son droit à nier l'existence de Dieu. Petkov est vraiment mort en damné, rejeté dans ce que les procureurs soviétiques appellent «la poubelle de l'Histoire».
Le coupable total existe également en Occident, mais surtout à l'échelon de droit commun. Il y a quelque temps, la Banque des yeux faisait savoir qu'elle n'accepterait plus d'yeux de condamnés à mort, les malades refusant de se les faire greffer. L'horreur qu'inspire le condamné à mort résulte d'une culpabilité inscrite dans la chair et le sang. Elle est totale.

Le caractère total et horrifique de la culpabilité de droit commun a été d'ailleurs fort bien compris par le système soviétique. Aussi tout l'effort du procureur tend-il à montrer que les accusés ne sont pas des idéologues de l'opposition, mais des assassins, des espions à la solde de l'étranger, des saboteurs. Boukharine, ce simple brigand, «ce maudit croisement de renard et de porc», dit Vychinski. Ainsi le coupable, aux yeux de la masse russe, rejoint ces champs tout préparés de la culpabilité où la société «normale» réagit à son tour de façon totalitaire. C'est pourquoi il s'agit toujours, dans tout procès politique, de déplacer la ligne de démarcation entre les accusés politiques et les accusés de droit commun, c'est plus sûr.

V - La sauvagerie des verdicts résulte d'un automatisme jouant dans une atmosphère collective puissante, Combat - 9 octobre 1952


Ce serait une erreur de croire au caractère délibéré et lucide de ces sortes de procès en sorcellerie. En tant qu'une telle justice exprime une unanimité nationale, ou du mois une atmosphère suffisamment exclusive, elle traduit l'intime conviction des exécutants et témoigne incontestablement de leur sincérité. Certes, ces vérités étant fonction des certitudes collectives se désagrègent rapidement.
La plupart des membres du Tribunal Révolutionnaire ne comprenaient plus rien à leurs actes, après la Terreur. Inconscients du mécanisme de leurs convictions, ils croyaient avoir été pris de vertige. Le Dr G. Le Bon, dans sa «Psychologie des Révolutions», pour avoir examiné les convictions politiques sous l'angle de la raison au lieu de les étudier sous l'angle de la psychologie collective, parle également de délire, de folie. Mais l'épuration de 400 000 Français frappés de peines diverses par des justices d'exception et la plupart déshonorés, cela paraîtra aussi vertigineux et incompréhensible à nos descendants qu'à nous-mêmes certains épisodes de la Terreur. Aujourd'hui, l'Inquisition nous révolte, mais comme le remarque très justement M. Alec Mellor, «pour les hommes du 13e siècle, héritiers d'une longue tradition, l'unité de foi et l'ordre social sont une seule et même chose, et ce grandiose idéal n'était mis en doute par personne. L'idée d'une paisible coexistence entre fidèles et hérétiques dans le cadre de la société laïque était impensable. les hommes du Moyen Age eussent été singulièrement étonnés s'ils avaient pu prévoir un monde où les chefs de l'Église et les ministres hérétiques admettent de paraître ensemble publiquement, à l'occasion de cérémonies temporelles et de manifestations de charité».
  
 Trotskistes sans le savoir
Il faut remarquer que l'idéal des hérétiques au 13e siècle n'était pas la liberté de pensée religieuse, mais une chrétienté fondée sur leur propre base. Il en est exactement de même en Russie où le trotzkisme ne peut coexister avec le stalinisme. On rétorquera qu'il s'agit ici de politique et que le régime apporterait sans dévier une opposition. Hélas! ce n'est pas de choses pratiques, mais spirituelles qu'il s'agit. Au Moyen Age, quelques hérétiques menaçaient moins la chrétienté dans sa puissance que dans sa cohésion intellectuelle. C'est cette dernière qui est primordiale. Rien ne démontre mieux cet aspect des orthodoxies que le sort réservé aux dirigeants communistes locaux dans les pays baltes, mis en place par les Russes, puis arrêtés, transportés en U.R.S.S., accusés de trotzkisme. Or ils étaient trop jeunes pour avoir entendu parler de Trotzky autrement que comme d'un horrible traître, d'un criminel avide et sanguinaire. Ils proclamèrent qu'ils avaient toujours été partisans fervents de Staline. «L'instruction fut reprise,» dit Roger Caillois dans sa Description du Marxisme, «et on dut avouer qu'ils disaient vrai». On ne les laissa pas moins en prison : «Vous étiez, leur apprit-on, trotzkistes sans le savoir.»

Les mouvements d'unanimité nationale où la vie personnelle s'efface sont considérés par les uns comme des périodes créatrices. Ce qui est certain, c'est qu'elles sont créatrices d'empires. Elles offrent la caractéristique de ne pas poser certaines questions, empêchant ainsi certains problèmes d'exister. Une société catholique emploiera les termes de mécréant, de relaps, de renégat, mais non le terme de libre penseur qui, imposant le problème de la liberté à propos de Dieu, crée mie question qui ne venait pas à l'esprit.
Naturellement, la tendance à la liberté existe en Russie : c'est le mot qui n'y est pas, remplacé par celui d'anarchisme. Aujourd'hui, la société soviétique ne connaît que des schismes: c'est une société où le problème de la liberté au sens occidental n'est pas posé et c'est cela qui rend le dialogue impossible.

Toute doctrine de masse tourne au totalitarisme
Nous ne prétendons pas avoir épuisé le problème de l'aveu. C'est à peine si nous l'avons circonscrit. Mais nous croyons avoir montré constamment, par transparence en quelque sorte, les conditions d'existence de la liberté moderne.
Nous ne voulons pas promouvoir un individualisme mieux informé de ses propres exigences : l'individualisme, s'il survit, sera celui-là ; pourquoi dès lors jouer au moraliste, il suffit d'observer. L'idée de liberté est devenue un thème majeur à l'usage des masses. Or il semble que toute doctrine qui s'adresse aux masses tourne au totalitarisme quel qu'en soit le mot-clé. L'expérience paraît démontrer que la démocratie américaine, par exemple, dès sa première épreuve historique d'envergure, placée devant des spiritualités contraires à la sienne, chancelle et se fige en orthodoxie, amorçant dans son sein les structures totalitaires qu'elle abhorre.

L'individualisme, comme toutes les valeurs véritables, tend donc à redevenir rare et difficile. Si notre analyse de l'aveu a pu jeter quelque lumière sur ce problème, c'est en montrant le manque d'indépendance naturelle des esprits et la force des empreintes collectives. C'est le nombre qui déclenche les certitudes, aussi bien en démocratie qu'en dictature. Rares sont les caractères et les intelligences à l'abri des engouements de l'Histoire.
  
 L'individualisme de combat

Mais peut-on affirmer dans l'absolu que le refus des religions en marche et des sociétés en construction est préférable à l'attitude contraire? Dans la mesure où il se retranche de la fraternité humaine qui caractérise toute entreprise collective, même meurtrière, l'individualisme se constitue souvent en «conscience malheureuse». Se retranche-t-on impunément de l'Histoire? Ceux qui n'ont pas un message en eux qui les enlevât de la cité ne payent-ils pas trop cher leur arrachement? L'individualisme, aux yeux mêmes de l'individualiste; devient, dans une société totalitaire, une forme malsaine de l'esprit. Dans la mesure où il se singularise et s'isole, l'homme ressent, douloureusement l'ostracisme dont il est frappé ; aussi tend-il à se constituer lui-même en paria. Ne peut-il ressentir alors la tentation de cette trivialité fraternelle où sa solitude serait enfin abolie? Quoi qu'il en soit, on constate que l'individualisme en régime totalitaire, prend trois directions différentes ; il se désagrège spontanément, en se convertissant à l'orthodoxie - parfois démocratique - et c'est le cas pour l'immense majorité des citoyens dans les époques troublées ; ou bien il adopte un ton plaintif et les allures du martyre - preuve qu'il se sent contesté et qu'il ne trouve pas en lui-même la force qu'il faudrait pour surmonter les contraintes morales qui pèsent sur lui; ou bien, enfin, il vire à l'individualisme de combat circonscrit à un petit groupe et redevient une doctrine aristocratique.
Ces individualistes-là sont les seuls qu'on voit survivre dans les pires dictatures. Ce ne sont pas des esprits politiques encore moins des théoriciens : ce sont des tempéraments. Ne croyant à aucun absolu, ils opposent un «non» tout affectif et arbitraire aux absolus qu'on leur propose. Comme les conditions dans lesquelles ils sont placés les font paraître orgueilleux, inciviques et réfractaires au bon esprit et, comme d'autre part ils méprisent ostensiblement les certificats de bonne conduite, ils passent très vite dans les «droit commun». Ils constituent le corps malade, la gangrène de l'esprit. C'est en cela qu'ils sont redoutables - ils empoisonnent l'atmosphère.
Il y a quelque temps, plusieurs individualistes se rassemblaient autour du micro sur la chaîne nationale, afin de débattre le pour et le contre de l'emploi du penthotal. Ils ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur la question de savoir dans quelle mesure exacte il convenait de permettre ou d'interdire...

Ces individualistes distingués sont les seuls qu'on autorise à «agir» dans les époques troublées.
Manuel de Diéguez

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