(articles publiés dans Combat 2-9 octobre 1952)
I - C'est le tortionnaire qui donne mauvaise conscience à la société, Combat - 2 Octobre 1953
Il n'est peut-être pas de question plus gênante, plus quotidienne et plus mal connue que celle des conditions de l'aveu dans le monde moderne. Il semble que plus le problème s'insère dans la trame des jours et dans la conscience de l'homme moyen, plus on s'efforce de perpétuer l'imprécision et le malentendu. On répugne à une analyse rationnelle ; on se réfugie dans une sorte de naïveté volontaire bien proche de la mauvaise conscience.
Car on craint,
du moins inconsciemment, de contester des structures morales
communément qualifiées de normales. Ce n'est pas
tellement la révélation de tortures policières
- révélations toutes matérielles, en quelque
sorte, et sans portée tragique, même si nous sommes
compromis - qui nous inquiète : c'est un ébranlement
de l'humanisme occidental. Il semble qu'on ait peur de la terrible
fragilité de la personne, du dérisoire de convictions
trop vite anéanties, de l'humiliation de techniques plus
fortes que notre dignité. Au moment même où
la civilisation libérale proclame ses principes et ses
conquêtes passées avec un acharnement désespéré,
une honte secrète se joint à ses certitudes, celle
de la victime devant le bourreau qui la met à nu. Les
méthodes de ravalement de la personne ne posent-elles
pas le problème de notre condition avec une sincérité
sans refuge? Est-il possible de passer sous silence ce qu'elles
nous apprennent de nous-mêmes? Si barbare que soit l'instrument
qui nous contraint au regard, nous n'échappons pas à
une lucidité impitoyable à son tour.
Les conditions
de l'aveu entraînent la pensée à une sorte
de masochisme où les principes ne sont plus rien que
des panneaux protecteurs. L'observateur, déchiré
entre des vérités soudain gratuites et le pessimisme
où le plongent des armes sauvages, mais révélatrices,
essaie de se soustraire à la question qui se retourne
aussi contre la victime forcée au secret de sa démission.
Très vite, le problème des fondements de notre
vie intérieure devient trop urgent et le débat
se déplace - c'est, paradoxalement, le tortionnaire qui
donne mauvaise conscience à la société.
Les pouvoirs
de la conscience collective
Une autre
raison de la répugnance à étudier les conditions
de l'aveu découle de l'impossibilité de le faire
par référence à une doctrine politique.
La question touche aux arcanes de l'organisation psychique des
collectivités ; elle se ramifie donc dans la sociologie
; elle met en cause des réflexes de la vie morale ; elle
oblige à se pencher sur les composantes de la personnalité,
sur sa capacité de résistance au milieu ; elle
montre les pouvoirs de la conscience collective des masses ;
elle révèle le degré d'autonomie spirituelle
de l'individu : autant de gages d'universalité qui nous
poussent précisément à tenter sans réticences
cette étude. D'autant plus que le moment serait mal choisi
pour la réticence et ce qu'elle implique de tacite adhésion.
En 1936, les grandes épurations en Russie pouvaient encore
passer pour un phénomène isolé. Mais en
Europe, la guerre, puis l'occupation, ont également fait
de l'aveu une préoccupation quotidienne. Enfin, certains
procès de l'Épuration ont singulièrement
ressemblé, par l'attitude que prenaient les accusés,
à ces démonstrations de culpabilité qui,
de loin, nous paraissaient incompréhensibles. Le problème
de l'aveu est donc au carrefour des justifications de notre
Occident. Par les conditions dans lesquelles il se pose, il
constitue un leitmotiv de la conscience moderne. C'est sans
tenir compte des régimes ni des nations qu'il convient
d'y entrer.
D'abord
une question de mots
Les mots sont
porteurs d'absolu ; ils sont inconditionnels par nature et rendent
la vie difficile aux sociétés. Il est aussi impossible
de les accepter avec toutes leurs prétentions que de
les repousser. Ainsi en est-il des mots «vol» ou
«assassinat» chargés de tout le poids des
Tables de la Loi. Toute société commence donc
par limiter la portée des mots ou par les supprimer ;
c'est sa manière d'imposer le relatif. Le mot «torture»
n'est plus dans le Code ; cela rend plus difficile l'abolition
de la torture : il faut à nouveau créer la question
de la torture en allant repêcher le mot. De même
une société ne proclamera jamais que l'assassinat
ou le vol sont désormais légaux ; elle «réprimera
les menées anti-nationales», elle «procédera
à l'élimination systématique des ennemis
de la classe ouvrière», elle «luttera contre
les traîtres, les fascistes ou les impérialistes»,
elle «préservera ses idéaux».
Les mots inattendus
qui pullulent soudain dans les époques troublées
ne sont d'ailleurs que des fractionnements de mots anciens.
Du reste, par temps calme, les mots sont également fractionnés,
mais dans une moindre mesure : si vous supprimez votre crémière,
c'est un meurtre ; si la société vous supprime
en retour, c'est un verdict.
Les mots anciens
sont tous atteints d'un virus dangereux, ils sont universels.
Les mots nouveaux, par contre, sont tous contingents à
l'Histoire, à la Révolution, à la Nation,
à la Démocratie ou à la Tyrannie. C'est
pourquoi on les arme de majuscules, cela leur donne de l'importance.
Le renversement
des évidences
Les mots nouveaux
coupent et taillent si allègrement dans le vif des mots
anciens qu' ils parviennent quelquefois à les supprimer.
On revient alors aux mots anciens, mais ceux-ci ne contenant
plus rien d'éternel ne présentent plus aucun danger.
En vérité, un tel phénomène est
fort rare et exige une longue maturation des esprits. «Le
mot agression vient de changer de sens, les événements
lui ayant donné un contenu historique nouveau opposé
à l'ancien», dit M. Molotov après la signature
du pacte avec l'Allemagne. «Le scientifique, c'est le
partiel, l'objectivité, c'est l'erreur», proclame
Jdanov. Ce «renversement des évidences» est
le signal de l'extinction radicale d'une forme de civilisation.
Mais ceci est une autre histoire.
Aux précautions
qu'on prend à l'égard des mots, on mesure le pouvoir
qu'ils ont gardé. En Occident, ils ne se laissent pas
faire encore. Aussi les camoufle-t-on, les refoule-t-on dans
les archives des bibliothèques, dans les Académies
et autres institutions culturelles d'où ils resurgissent
timidement d'abord, arrogants bientôt. Un beau jour, coup
de théâtre : l'assassinat redevient l'assassinat.
La société ne pouvant voir sans honte un tel vocable
sur la place publique, se redonne aussitôt une bonne conscience
en réduisant le monstre à la part qui lui revient
dans les sociétés tranquilles. Alors les sages
qui, hier encore, assainissaient la nation, passent un mauvais
quart d'heure au nom de la liberté. Tels sont les chassés-croisés
des mots avec les choses et des choses avec les mots.
Cette apparente
digression était nécessaire pour faire comprendre
les formes nouvelles et fabuleuses de l'aveu. En effet, la torture
que nous connaissons fait avouer des délits de droit
commun. Certes, elle peut, aussi bien en Occident qu'en U.R.S.S.,
acculer au vertige. «Au bout d'un an et demi de prison,
a dit Deshayes, le condamné de Nantes, j'avais perdu
tout ressort: j'étais un homme brisé, une vraie
loque. J'en avais trop subi. J'ai pu tout juste rassembler quelques
forces pour hurler que j'étais innocent. Mais là
encore, on ne m'a pas cru. Au fond, j'ai été pris
dans un engrenage qui m'a broyé, j'étais un homme
«foutu». Tout ce que je peux vous souhaiter, c'est
de ne pas passer par là». Mais il reste
que les crimes reprochés par erreur à Deshayes
ont une claire définition dans la loi et dans les moeurs:
personne ne conteste leur caractère de «délit
en soi». Quid si la qualification juridique se met à
battre la campagne? Nous revenons alors aux complications affreuses
que les mots nouveaux infligent au citoyen. Tel acte, jusqu'alors
anodin, relèvera désormais du Code pénal.
II - La société ne permet plus à l'individu de contester la qualification juridique de son délit, Combat - 3 octobre 1952
Même
sous la pression d'une collectivité enragée, l'aveu
demeure plein de réticences. Il y a loin de l'aveu des
accusés français de la légation de Roumanie,
à ceux, exultants, de Rajk ; les aveux devant nos cours
de justice, les aveux même de Mindszenty ou de Mihailovitch
ne sont pas comparables à ceux de Boukharine qui rejoint
le roman par la luxuriance et la variété des fautes
dont il s'accuse.
Les prévenus,
interrogés et torturés pendant des mois, diminués
mentalement et physiquement, demeurent la tête basse et
balbutient : on sent qu'avec des forces ils retrouveraient des
vérités contraires. Pourquoi Rajk en rajoute-t-il?
Pourquoi semble-t-il si heureux d'avouer?
C'est un nouvel
aspect de l'aveu qu'il convient d'examiner. Mais déjà
nous connaissons quelques conditions fondamentales de l'aveu
que nous retrouverons ici. Déjà nous devinons
la fragilité de toute spiritualité autonome et
la force du nombre au gré des remous de l'Histoire. Il
suffit d'aller aux limites de cet univers virtuel pour en découvrir
les derniers ressorts.
Supposons
que l'activité d'un attaché militaire constitue
le délit d'espionnage et entraîne la peine de mort.
L'accusé pourra choisir entre deux solutions - outre
celle de tout avouer.
1) Nier le
fait. Mais l'accusation a prouvé, pièces en main,
que vous avez noté sur votre calepin l'heure de passage
d'un train militaire, l'emplacement d'un champ d'aviation. Vous
êtes parvenu par astuce à savoir combien d'ouvriers
travaillent à l'usine voisine. Le dossier regorge de
menus faits bien établis, il serait de mauvaise foi de
les nier ;
2) Reconnaître
les faits, mais nier leurs portée, contester la qualification
juridique du délit. Dire : «Oui, en tant qu'attaché
militaire français en Roumanie j'ai observé l'aménagement
de nouveaux terrains d'atterrissage et j'en ai fait rapport
à mon gouvernement, mais je conteste que ceci constitue
de l'espionnage en faveur des «États impérialistes»,
car les traditions diplomatiques des États civilisés,
le droit des gens, etc., etc.». Où encore: «Oui,
j'ai pris position contre Mersel-Kébir et, d'ailleurs,
je déteste les Anglais et je situe Nuremberg au niveau
de la justice canaque ou papoue, mais ceci ne constitue pas
le délit de trahison, vu que la liberté de pensée
et d'expression, etc., etc.».
Pas de
pouvoir sans consentement collectif
Il est clair
qu'une telle attitude est à peu près impossible
à soutenir. Quel moyen plus sûr de vous faire condamner
que de vous proclamer coupable quand on vous tient pour suspect?
Si le juge est maître de la définition du délit,
c'est que cette définition repose sur un consentement
de la nation. José Ortega y Gasset a bien démontré
qu'il n'y a pas de pouvoir sans consentement. Il s'agit d'ailleurs
moins d'un acquiescement lucide que d'une atmosphère
qui vous entraine.
Et il n'est
d'ailleurs pas besoin de la contrainte directe. En Amérique,
le citoyen peut encore refuser de comparaître devant la
Commission des Activités anti-américaines ; mais
alors, l'opinion le tient pour coupable et la Commission le
condamne pour outrage au Congrès, c'est-à-dire
à elle-même. Il n'est pas interdit de s'affilier
au parti communiste, à condition de s'inscrire sur la
liste des espions mise à votre disposition à la
police. On se rend bien compte que l'extension quasi indéfinie
de la notion de trahison serait impossible sans soutien de l'opinion
- et pourtant le parti libéral est encore au pouvoir.
En France,
le Tribunal révolutionnaire n'a été possible
que parce que la loi des Suspects jouait jusque dans les plus
petits villages, grâce à «l'élan patriotique»
de tous les citoyens. De même, la notion de trahison qui
a régné en France, de 1944 à 1947-48 environ,
reposait sur l'adhésion de la majorité des Français.
Puis, à mesure que la société retrouvait
une stabilité et que l'oubli venait recouvrir les soubresauts
de l'Histoire, la justice a retrouvé ses traditions.
Jamais les lois d'exception n'auraient été possibles
sans le consentement de la masse. L'indépendance du pouvoir
existe si peu que c'est dans la mesure exacte où le sentiment
collectif de la vérité venait se modeler sur d'autres
températures de la vie nationale, que les verdicts sont
devenus progressivement moins lourds.
Il y a plus
grave : lors du procès d'espionnage intenté à
divers membres de la Légation française de Roumanie,
la presse française s'est aveuglée avec
une sorte de naïveté obstinée. Les employés
français avaient tout avoué: en France, on s'est
contenté de déclarer systématiquement que
c'était sous l'effet de la torture. C'est que nous sommes
suffisamment ébranlés dans nos propres vérités,
non seulement pour que nous n'osions plus nous appuyer sur elles,
mais encore pour qu' elles nous paraissent gênantes. Déjà,
nous ne pouvons plus dire que nos diplomates se livrent au travail
du diplomate, ni que Mgr Mindszenty est un homme de droite qui
visait au rétablissement des Habsbourg : car Mgr Mindszenty
visant au rétablissement des Habsbourg est déjà
pour nous aussi un coupable. Tel est le pouvoir pris sur nous
par la notion moderne de trahison. Seule la contestation absolue
des définitions de l'adversaire armerait notre logique
et donnerait un fondement à nos fidélités.
Mais l'adversaire est dans nos murs et nos armes spirituelles
sont gangrenées.
Pourquoi
les accusés plaident tous coupables?
On nous répondra
qu'il subsiste une différence essentielle entre les culpabilités
dictées par des vérités collectives et
celles qui découlent du droit usuel: c'est que, dans
le premier cas, l'accusé, dans son for intérieur,
ne se tient pas pour coupable, n'ayant eu ni la conscience ni
la volonté de sa faute. Quand rien, dans les traditions
et les moeurs d'une nation, ne donne un fondement au nouveau
et fabuleux délit, il manquerait à la faute cet
«élément subjectif» qui conditionne
la responsabilité, donc la culpabilité, dans les
pays civilisés.
Or les suspects
sous la Révolution se sentaient coupables, les employés
français à la Légation de Roumanie ne croyaient
plus à leur propre innocence. Tous les citoyens jugés
par les cours de justice ont plaidé coupable: ils ont
essayé de nier ou d'atténuer leurs fautes, aucun
n'a contesté les définitions du délit,
tant était invincible le sentiment de la vérité
que la collectivité leur opposait. Il en est de même
pour l'accusé russe, bulgare ou roumain, écrasé
par la force de l'orthodoxie marxiste-léniniste, ou irradié
par l'avenir socialiste de l'univers.
L'individualisme
d'aujourd'hui est bien obligé de fixer toute son attention
sur la ligne de démarcation de plus en plus insaisissable
entre le délit politique et celui de droit commun. En
vérité, le sentiment de la culpabilité
résulte de l'isolement spirituel. La société
crée chez l'accusé un isolement dans la faute
qui le désarme.
Devant le
tribunal, détenteur de toutes les clés du bien
et du mal, l'accusé moderne connaît l'impossibilité
de contester les principes. Il n'a même pas le refuge
du martyre, le martyre est une création postérieure,
un mot-conquête de la réhabilitation.
Fragilité
de la spiritualité
Mais, répétons-le,
il n'y a pas de législation dans l'abstrait: «Nul
n'est censé ignorer la loi», dit le Code ; et,
en fait, il arrive que le «sujet de droit» ignore
la loi, ce n'est qu'au niveau de la contravention;
et ce n'est guère au-dessus de ce niveau
que le législateur peut se passer de lui.
III - Pour l'accusé Boukharine il est des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience d'un homme, Combat - 7 octobre 1952
SUPPOSONS l'accusé assez intelligent
pour faire la démarcation entre les faits et leur portée
en justice; un accusé, qui voit parfaitement où
l'on veut le mener. Pendant des mois, il a eu faim et froid
; pendant des mois on l'a réveillé en pleine nuit
pour l'interroger, mais on ne l'a pas convaincu. Et, à
l'audience, il paraîtra plus convaincu que son juge.
«Je n'oublierai jamais, tant que je vivrai,
dit Boukharine, une circonstance qui m'a amené sur la voie
des aveux. Une fois, à l'instruction, c'était en
été, j'ai appris : premièrement le déchaînement
de l'agression japonaise contre la Chine, j'ai appris l'agression
non déguisée de l'Allemagne, de l'Italie contre
le peuple espagnol. J'ai appris les préparatifs fiévreux
de tous les États fascistes en vue de déclarer la
guerre mondiale. Ce que d'habitude le lecteur apprend chaque jour
au compte-gouttes par les télégrammes, je l'ai appris
tout d'un coup, en doses fortes et massives. J'en fus littéralement
atterré. Tout mon passé se dressa devant moi. Certainement
ce passé peut être déconsidéré
et sera anéanti par mon action infâme, mais comme
motif intérieur, c'est plus fort que n'importe quoi. Tout
mon passé et toute ma responsabilité se sont dressés
devant moi et il m'est apparu avec une parfaite clarté
que j'y avais moi-même participé et que j'en étais
responsable ; que par mes actes de traître, j'avais secondé
les agresseurs.»
L'accusé est d'avance convaincu de
sa culpabilité
On voit donc comment la vision historique des
conséquences d'un acte abolit l'élément
subjectif du délit, dans l'esprit même de l'accusé.
Une succession de faits qu'il ne pouvait prévoir et dont
l'enchaînement lui est présenté d'un seul
coup, définit sa responsabilité et sa culpabilité
à ses propres yeux.
C'est ainsi qu'on montrait aux généraux
allemands, à Nuremberg, des photographies des camps de
concentration pour les convaincre de l'étendue de leur
culpabilité de chefs d'armée. De même les
premiers collaborateurs jugés étaient coupables
de toute l'horreur de la société pour un certain
déroulement historique qui définissait après
coup leur culpabilité.
Roger Grenier écrit très justement
: «Une opération semblable est tout à fait
nécessaire quand on est chargé de la purification
d'une nation après le passage de l'ennemi». Cette
conception de la culpabilité, répétons-le,
convainc en premier lieu l'accusé lui-même.
Il s'agit ensuite de faire connaître en pleine
audience à l'accusé la noirceur de son crime, ce
qui ne va pas toujours sans heurt:
Vychinski. - Comment pourrait-on caractériser
ces rendez-vous?
Rykov. - C'était des rendez-vous des membres
d'une organisation illégale en lutte contre le parti et
le gouvernement soviétiques.
Et encore :
Vychinski. - Comment peut-on qualifier une telle
utilisation des fonds qui ne vous appartiennent pas à des
fins criminelles ?
Bessonov. - ...
Vychinski. - Je vais peut-être vous aider.
Bessonov. - Je pense que vous le ferez mieux que
moi. Ce qui dans ma bouche peut maintenant paraître insincère
et peu convaincant, si vous le dites, sonnera vrai.
On saisit sur le vif le passage de l'acte à
sa qualification : Rikov veut bien reconnaître le fait qu'il
a participé à certaines réunions. Encore
faut-il que ces réunions, il les reconnaisse pour des «rendez-vous
d'un organisation illégale tendant... ». C'est toute
la question et seule la vision historique peut convaincre le candidat...
Quelquefois l'accusé effleure le problème
: on croit qu'il va le saisir.
Vychinski. - On sait que le groupe du Caucase du
nord était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés
blancs. Est-ce un fait, oui ou non?
Boukharine. - Mais je vous ai dit que je ne pouvais
nier ce fait, citoyen procureur.
Vychinski. - Accusé Boukharine, est-ce un
fait, oui ou non, qu'un groupe de vos complices dans le Caucase
du nord, était en liaison avec les milieux cosaques d'émigrés
blancs à l'étranger ? Est-ce un fait, oui on non
? Rikov en a parlé. Supkov en a parlé de même.
Boukharine. - Si Rikov en a parlé, je n'ai
pas de raison de ne pas le croire.
Vychinski. - Ne pouvez-vous pas me répondre
sans philosophie ?
Boukharine. - Ce n'est pas de la philosophie.
Vychinski. - Dites-moi non.
Boukharine. - Je ne peux pas dire non, ni affirmer
que cela n'a pas eu lieu.
Vychinski. - Donc, ni oui ni non?
Boukharine. - Mais pas du tout. Parce qu'il y a
des faits qui existent sans pour cela entrer dans la conscience
d'un homme. C'est le problème de la réalité
du monde extérieur. Je ne suis pas un solipsite.
La culpabilité historique d'un Lousteau
On voit ici le désavantage et même
le ridicule de Boukharine. Pourtant l'outil du Procureur est simple
et grossier. La «réalité extérieure»
de ce dernier, c'est l'Histoire. L'accusé est coupable
de faits postérieurs même à son incarcération.
Cela rappelle le procès du journaliste Lousteau engagé
sur le front de l'Est comme reporter et entraîné
dans un combat à l'issue duquel il reçut la Croix
de fer. «Infiniment triste», dit le Président
Ledoux avec la solennité mélancolique, qui lui est
familière. «Vous auriez préféré
que je me sauve, que les Allemands disent qu'un officier français
se sauve? s'écrie Lousteau. Le Président Ledoux
continue à lui reprocher tous ses forfaits
qui prennent place aussitôt l'un après l'autre dans
une culpabilité historique globale.
Cette culpabilité paraît à
l'inculpé fabriquée, tant elle lui paraît
étrangère à ses actes et à l'atmosphère
dans laquelle il les a vécus. Mais en histoire, comme en
Littérature, c'est le dernier mot qui donne son sens au
drame. Sartre a fort bien démontré ce mécanisme.
L'éclairage à rebours et inévitable. Soudain
Lousteau se met à pleurer: «Ce n'est pas si simple,
je vous assure que ce n'est pas si simple.»
IV - Pour l'accusé moyen il n'est pas d'existence morale hors de la communauté, Combat - 8 octobre 1959
Si Lousteau, nous l'avons montré, ne
trouve de refuge que dans l'absolu, Boukharine, lui, voit l'avenir
de l'orthodoxie : « Lorsqu'on se demande : «Si tu
meurs, au nom de quoi mourras-tu?», c'est alors, dit-il,
qu'apparaît avec une netteté saisissante un gouffre
absolument noir. Il n'est rien au nom de quoi il faille mourir,
si je voulais mourir sans avouer mes torts. Et, au contraire,
tous les faits positifs qui resplendissent dans l'Union Soviétique
prennent des proportions différentes dans la conscience
de l'homme».
« Et c'est ce qui m'a en fin de compte
désarmé définitivement ; c'est ce qui m'a
forcé à fléchir le genou devant le Parti
et devant le pays. Et lorsqu'on se demande : «Si par un
miracle quelconque, tu restes à vivre, quel sera alors
ton but ? isolé de tout le monde, ennemi du peuple, dans
une situation qui n'a rien d'humain, coupé de tout ce
qui fait l'essence de la vie» (...), on se trouve en présence
d'une victoire morale intérieure complète de l'U.R.S.S.
sur ses adversaires mis à genoux.
Nous sommes au centre de la question des aveux
spontanés. Ici s'édifie une vérité
si puissante que la personnalité n'y résiste pas
: elle se brise et semble se fondre dans la nation. Ainsi le
mystique dans le sein de Dieu.
Le gouffre noir
1) On sait qu'une société totalitaire
tend à se constituer en orthodoxie, c'est-à-dire
à s'arroger le monopole de la vie spirituelle. Or, il
semble que l'individu ne puisse affirmer de vie intérieure
sans s'appuyer sur une collectivité si restreinte soit-elle.
Réduit à la solitude absolue, l'homme sombre dans
un «gouffre absolument noir.» Les société
occidentales sont diversifiées en de multiples familles
d'esprits. C'est, inconsciemment, par recours à ces groupes,
que l'individu trouve la confirmation de ses certitudes.
La vie spirituelle solitaire, c'est-à-dire
personnelle, est une monstruosité créatrice d'histoire.
Elle est rarissime. On la rencontre chez les prophètes,
les capitaines, les grands artistes.
2) Les accusés soviétiques réagissent
comme les accusés devant le tribunal de l'Inquisition
: au Moyen Age, il n'y avait pas d'existence morale possible
pour un individu rejeté de la communauté chrétienne.
Le relaps et renégat était une sorte de coupable
absolu et se trouvait, comme Boukharine, «dans une situation
qui n'a rien d'humain.» S'il reconnaissait sa faute, c'était
parce qu'en tant que coupable, il rentrait, paradoxalement,
dans le sein de la chrétienté. Boukharine et Rajk
ne demandent que la grâce de mourir réconciliés.
Ainsi l'aveu et la volonté de rachat révèlent
une vérité qui va à l'encontre du matérialisme
: la vie sans spiritualité serait une impossibilité
biologique.
3) Ivanov s'écrie : «Je me reconnais
responsable et coupable des pires forfaits. Pour les crimes
abominables que j'ai commis, je suis prêt à accepter
quelle qu'elle soit la punition que la justice soviétique
trouvera nécessaire de m'infliger, afin de mettre à
jour, devant l'U.R.S.S. tout entière, le parti et le
peuple, toute cette lâcheté, cette turpitude, cette
trahison, cette perfidie et félonie du «bloc des
droitiers et des trotzkistes» et du groupe des droitiers.
»
Si le mouvement qui dicte de telles confessions
nous demeure étranger, qu'on lise la déclaration
suivante :
«Je déclare solennellement m'être
trompé et regrette amèrement mes erreurs. Je reconnais
que mes actes m'ont rendu complice de crimes abominables, je
répudie ces crimes et toutes les théories qui
les ont justifiés et permis. Je fais serment de les combattre
désormais de toutes mes forces et de me dévouer
dans la sincérité de mon coeur au service des
idées que la Résistance française a défendues
contre moi et mes pareils : la liberté, l'égalité
et la fraternité des citoyens. Je revendique dès
maintenant, s'il m'arrive un jour de retourner à mes
vomissements et de me parjurer dans mes paroles, mes écrits
ou mes actes, la dénonciation immédiate de la
grâce amnistiante que je sollicite et l'application du
double de la peine dont j'aurai été relevé.»
Ce texte est de Vercors et constitue un projet
de rétractation des collaborateurs.
Il faut remarquer que Boukharine, Rajk, etc.,
sont de vieux révolutionnaires pour lesquels la mystique
du parti se confond à leur être le plus intime.
Quand il s'agit d'accusés qui, par leur formation et
leur culture, peuvent s'appuyer sur des traditions contraires
aux mythes de la cité, nous savons que le procès
ne prend jamais cette allure de confession pathétique.
Petkov, chef du parti agrarien de Roumanie, a proclamé
son innocence jusqu'au bout : il était de formation occidentale
et avait fait toutes ses études de Droit à Paris.
Pour comprendre l'horreur sacrée qu'il soulevait sur
ses pas, il faut imaginer un accusé devant le tribunal
de l'Inquisition proclamant son droit à nier l'existence
de Dieu. Petkov est vraiment mort en damné, rejeté
dans ce que les procureurs soviétiques appellent «la
poubelle de l'Histoire».
Le coupable total existe également en
Occident, mais surtout à l'échelon de droit commun.
Il y a quelque temps, la Banque des yeux faisait savoir qu'elle
n'accepterait plus d'yeux de condamnés à mort,
les malades refusant de se les faire greffer. L'horreur qu'inspire
le condamné à mort résulte d'une culpabilité
inscrite dans la chair et le sang. Elle est totale.
Le caractère total et horrifique de la
culpabilité de droit commun a été d'ailleurs
fort bien compris par le système soviétique. Aussi
tout l'effort du procureur tend-il à montrer que les
accusés ne sont pas des idéologues de l'opposition,
mais des assassins, des espions à la solde de l'étranger,
des saboteurs. Boukharine, ce simple brigand, «ce maudit
croisement de renard et de porc», dit Vychinski. Ainsi
le coupable, aux yeux de la masse russe, rejoint ces champs
tout préparés de la culpabilité où
la société «normale» réagit
à son tour de façon totalitaire. C'est pourquoi
il s'agit toujours, dans tout procès politique, de déplacer
la ligne de démarcation entre les accusés politiques
et les accusés de droit commun, c'est plus sûr.
V - La sauvagerie des verdicts résulte d'un automatisme jouant dans une atmosphère collective puissante, Combat - 9 octobre 1952
Ce serait une erreur de croire
au caractère délibéré et lucide de ces sortes de procès en sorcellerie.
En tant qu'une telle justice exprime une unanimité nationale,
ou du mois une atmosphère suffisamment exclusive, elle traduit
l'intime conviction des exécutants et témoigne incontestablement
de leur sincérité. Certes, ces vérités étant fonction des certitudes
collectives se désagrègent rapidement.
La
plupart des membres du Tribunal Révolutionnaire ne comprenaient
plus rien à leurs actes, après la Terreur. Inconscients du mécanisme
de leurs convictions, ils croyaient avoir été pris de vertige.
Le Dr G. Le Bon, dans sa «Psychologie des Révolutions», pour
avoir examiné les convictions politiques sous l'angle de la
raison au lieu de les étudier sous l'angle de la psychologie
collective, parle également de délire, de folie. Mais l'épuration
de 400 000 Français frappés de peines diverses par des justices
d'exception et la plupart déshonorés, cela paraîtra aussi vertigineux
et incompréhensible à nos descendants qu'à nous-mêmes certains
épisodes de la Terreur. Aujourd'hui, l'Inquisition nous révolte,
mais comme le remarque très justement M. Alec Mellor, «pour
les hommes du 13e siècle, héritiers d'une longue tradition, l'unité de
foi et l'ordre social sont une seule et même chose, et ce grandiose
idéal n'était mis en doute par personne. L'idée d'une paisible
coexistence entre fidèles et hérétiques dans le cadre de la
société laïque était impensable. les hommes du Moyen Age eussent
été singulièrement étonnés s'ils avaient pu prévoir un monde
où les chefs de l'Église et les ministres hérétiques admettent
de paraître ensemble publiquement, à l'occasion de cérémonies
temporelles et de manifestations de charité».
Trotskistes
sans le savoir
Il faut remarquer que l'idéal
des hérétiques au 13e siècle n'était pas la liberté
de pensée religieuse, mais une chrétienté fondée sur leur propre
base. Il en est exactement de même en Russie où le trotzkisme
ne peut coexister avec le stalinisme. On rétorquera qu'il s'agit
ici de politique et que le régime apporterait sans dévier une
opposition. Hélas! ce n'est pas de choses pratiques, mais spirituelles
qu'il s'agit. Au Moyen Age, quelques hérétiques menaçaient moins
la chrétienté dans sa puissance que dans sa cohésion intellectuelle.
C'est cette dernière qui est primordiale. Rien ne démontre mieux
cet aspect des orthodoxies que le sort réservé aux dirigeants
communistes locaux dans les pays baltes, mis en place par les
Russes, puis arrêtés, transportés en U.R.S.S., accusés de trotzkisme.
Or ils étaient trop jeunes pour avoir entendu parler de Trotzky
autrement que comme d'un horrible traître, d'un criminel avide
et sanguinaire. Ils proclamèrent qu'ils avaient toujours été
partisans fervents de Staline. «L'instruction fut reprise,»
dit Roger Caillois dans sa Description du Marxisme, «et on dut
avouer qu'ils disaient vrai». On ne les laissa pas moins en
prison : «Vous étiez, leur apprit-on, trotzkistes sans le savoir.»
Les mouvements d'unanimité nationale
où la vie personnelle s'efface sont considérés par les uns comme
des périodes créatrices. Ce qui est certain, c'est qu'elles
sont créatrices d'empires. Elles offrent la caractéristique
de ne pas poser certaines questions, empêchant ainsi certains
problèmes d'exister. Une société catholique emploiera les termes
de mécréant, de relaps, de renégat, mais non le terme de libre
penseur qui, imposant le problème de la liberté à propos de
Dieu, crée mie question qui ne venait pas à l'esprit.
Naturellement, la tendance à
la liberté existe en Russie : c'est le mot qui n'y est pas,
remplacé par celui d'anarchisme. Aujourd'hui, la société soviétique
ne connaît que des schismes: c'est une société où le problème
de la liberté au sens occidental n'est pas posé et c'est cela
qui rend le dialogue impossible.
Toute
doctrine de masse tourne au totalitarisme
Nous ne prétendons pas avoir
épuisé le problème de l'aveu. C'est à peine si nous l'avons
circonscrit. Mais nous croyons avoir montré constamment, par
transparence en quelque sorte, les conditions d'existence de
la liberté moderne.
Nous ne voulons pas promouvoir
un individualisme mieux informé de ses propres exigences : l'individualisme,
s'il survit, sera celui-là ; pourquoi dès lors jouer au moraliste,
il suffit d'observer. L'idée de liberté est devenue un thème
majeur à l'usage des masses. Or il semble que toute doctrine
qui s'adresse aux masses tourne au totalitarisme quel qu'en
soit le mot-clé. L'expérience paraît démontrer que la démocratie
américaine, par exemple, dès sa première épreuve historique
d'envergure, placée devant des spiritualités contraires à la
sienne, chancelle et se fige en orthodoxie, amorçant dans son
sein les structures totalitaires qu'elle abhorre.
L'individualisme, comme toutes
les valeurs véritables, tend donc à redevenir rare et difficile.
Si notre analyse de l'aveu a pu jeter quelque lumière sur ce
problème, c'est en montrant le manque d'indépendance naturelle
des esprits et la force des empreintes collectives. C'est le
nombre qui déclenche les certitudes, aussi bien en démocratie
qu'en dictature. Rares sont les caractères et les intelligences
à l'abri des engouements de l'Histoire.
L'individualisme
de combat
Mais peut-on affirmer dans l'absolu
que le refus des religions en marche et des sociétés en construction
est préférable à l'attitude contraire? Dans la mesure où il
se retranche de la fraternité humaine qui caractérise toute
entreprise collective, même meurtrière, l'individualisme se
constitue souvent en «conscience malheureuse». Se retranche-t-on
impunément de l'Histoire? Ceux qui n'ont pas un message en eux
qui les enlevât de la cité ne payent-ils pas trop cher leur
arrachement? L'individualisme, aux yeux mêmes de l'individualiste;
devient, dans une société totalitaire, une forme malsaine de
l'esprit. Dans la mesure où il se singularise et s'isole, l'homme
ressent, douloureusement l'ostracisme dont il est frappé ; aussi
tend-il à se constituer lui-même en paria. Ne peut-il ressentir
alors la tentation de cette trivialité fraternelle où sa solitude
serait enfin abolie? Quoi qu'il en soit, on constate que l'individualisme
en régime totalitaire, prend trois directions différentes ;
il se désagrège spontanément, en se convertissant à l'orthodoxie
- parfois démocratique - et c'est le cas pour l'immense majorité
des citoyens dans les époques troublées ; ou bien il adopte
un ton plaintif et les allures du martyre - preuve qu'il se
sent contesté et qu'il ne trouve pas en lui-même la force qu'il
faudrait pour surmonter les contraintes morales qui pèsent sur
lui; ou bien, enfin, il vire à l'individualisme de combat circonscrit
à un petit groupe et redevient une doctrine aristocratique.
Ces individualistes-là sont
les seuls qu'on voit survivre dans les pires dictatures. Ce
ne sont pas des esprits politiques encore moins des théoriciens
: ce sont des tempéraments. Ne croyant à aucun absolu, ils opposent
un «non» tout affectif et arbitraire aux absolus qu'on leur
propose. Comme les conditions dans lesquelles ils sont placés
les font paraître orgueilleux, inciviques et réfractaires au
bon esprit et, comme d'autre part ils méprisent ostensiblement
les certificats de bonne conduite, ils passent très vite dans
les «droit commun». Ils constituent le corps malade, la gangrène
de l'esprit. C'est en cela qu'ils sont redoutables - ils empoisonnent
l'atmosphère.
Il y a quelque temps, plusieurs
individualistes se rassemblaient autour du micro sur la chaîne
nationale, afin de débattre le pour et le contre de l'emploi
du penthotal. Ils ne sont pas parvenus à se mettre d'accord
sur la question de savoir dans quelle mesure exacte il convenait
de permettre ou d'interdire...
Ces individualistes distingués
sont les seuls qu'on autorise à «agir» dans les époques troublées.
Manuel de Diéguez
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