Aragon, Eluard, Hilsum et Breton par Man Ray |
UNE TACHE DE SANG INTELLECTUELLE (Certificat)
J’ai connu Louis ARAGON pendant quatorze ans. J’ai eu longtemps en lui
une confiance sans réserves. Mon estime et mon amitié pour lui m’ont
fait fermer les yeux sur ce que je prenais pour des défauts de
caractère. Quand il allait dans le monde, je croyais qu’il était plus
léger, plus sociable que moi quand il tentait de temporiser avec notre
volonté de manifester publiquement notre colère, j’attribuais celle
attitude à un excès d’esprit critique; ses écarts de langage me le
rendaient seulement un peu puéril, un peu inoffensif; ses erreurs, je le
croyais toujours assez intelligent, assez courageux, assez honnête pour
les réparer. Je l’aimais, je l’estimais, je le défendais.
Il y a un an, il est revenu de Russie, après avoir signé un texte désavouant l’activité surréaliste et particulièrement le Second Manifeste du Surréalisme, d’André Breton. Quand ce dernier lui a dit qu’il nous paraissait indispensable de publier un désaveu, Aragon, honteux ou feignant de l’être l’a menacé de se tuer. C’est alors qu’Aragon s’est obscurci pour moi. Une pareille menace m’a fait douter de sa conscience révolutionnaire, un révolutionnaire ne pouvant vivre sur un tel compromis. Troublé, démoralisé, sceptique à voir chaque jour un peu plus apparaître sa mauvaise foi sous un chantage sentimental croissant, j’ai attendu le saut qu’il ne pouvait manquer de faire dans la nuit définitive. Tirant toute sa force de ses reniements successifs, mais reculant sans cesse le jour où il n’aurait plus rien à renier, le jour où son arrivisme n’aurait plus le reniement pour aliment naturel, j’ai subi toutes les concessions intéressées qu’il voulait bien faire aux mobiles de notre activité. Je l’ai vu, il y a trois mois, usant de moyens théâtraux, fondre en larmes en nous lisant ces phrases déjà suspectes, maintenant monstrueuses, de son article sur « Le Surréalisme et le devenir révolutionnaire » : «C’est pourquoi, mes amis, je considère avec quelque émotion, avec plus d’émotion qu’il ne me plaît de le dire, la singulière entreprise de tous ceux qui voudraient, aujourd’hui, me séparer de vous. J’ai été, cela est vrai, sollicité et re-sollicité de m’écarter de vous. Il est certain que par des voies détournées mais tout aussi perfides, les mêmes gens vous sollicitent aussi de croire que ceci est un fait accompli, qu’on a réussi à nous séparer.» Quand nous lui proposions de lui rendre sa liberté d’action, il nous démontrait qu’il y perdrait toutes raisons d’agir. Brusquement, pressé par la crainte de nous voir dévoiler le double jeu qu’il menait, il se démasqua. Il osa nous demander, lui, l’auteur de trois livres publiés sous le manteau, d’éliminer, sous le prétexte que des esprits malveillants voudraient la faire passer pour pornographique, la collaboration de Salvador Dali à nos publications. Devant notre stupéfaction, il comprit qu’il devait abandonner tout espoir de ruiner l’activité surréaliste. Il n’attendit plus que le premier prétexte venu pour la dénoncer, et, au moment exact où Breton commentait les résultats de la protestation que nous avions élevée contre l’inculpation d’un de ses poèmes, il n’hésitait pas à nous accuser d’être des contre-révolutionnaires.
Il le fit avec la même désinvolture qu’il écrivait, au lendemain de la mort de Lénine, «Moscou-la Gâteuse». Je comprends qu’il ait toujours tenté de justifier à nos yeux le principe d’une révolution par bonds qui lui serait propre et qui ne laissait pas d’être de me paraître inquiétante. C’est seulement aujourd’hui qu’il m’est donné de voir, en effet, quelles contradictions misérables il entend faire passer à la faveur de sa prétendue conception dialectique de la vie.
L’incohérence devient calcul, l’habileté devient intrigue, Aragon devient un autre et son souvenir ne peut plus s’accrocher à moi. J’ai pour m’en défendre une phrase qui, entre lui et moi, n’a plus la valeur d’échange que je lui ai si longtemps prêtée, une phrase qui garde tout son sens et qui fait justice, pour lui comme pour tant d’autres, d’une pensée devenue indigne de s’exprimer :
Paul Eluard (1932)
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