Dionys MASCOLO – Sur le sens et l’usage
du mot « gauche »
Ce qui empêche l'homme qui se dit de gauche d'être un révolutionnaire, c'est précisément qu'il ait de l'homme une idée préconçue (...)
Dionys MASCOLO – Sur le sens et l’usage
du mot « gauche » (Les Temps Modernes – 1955)
Même au sens strict, le mot n'est pas
si clair. À l'origine, en tout cas, il est péjoratif. Gauche signifie d'abord
dévié, tordu, mal fait, d'où maladroit, et de là viendrait que le côté du corps
où se trouve le bras le plus faible, dit-on (et le cœur, a-t-on soin d'ajouter,
pour tenir compte du cas des gauchers), ait été désigné par ce mot. C'est là du
moins ce que les dictionnaires ont trouvé pour définir le côté gauche. Comme
on voit, cette définition ne correspond pas à l'usage réel du mot, qui sert à nommer
une orientation de l'espace que l'on occupe, sans plus.
L'emploi politique du mot, lui, est
d'origine nettement accidentelle. La gauche a été ainsi appelée, en
France tout d'abord, parce qu'elle (c'est-à-dire les partis de l'opposition)
était placée à la gauche du président de l'assemblée (dès la Constituante,
semble-t-il). Dans d'autres assemblées, bien entendu, c'était l'inverse. Mais,
autre curiosité, la gauche politique ne se laisse guère mieux définir que le
côté gauche, qui a servi fortuitement à la désigner. L'emploi du mot est
cependant courant, et gauche et droite, en politique, passent pour vouloir dire
quelque chose d'aussi précis que ce que veulent dire gauche et droite lorsqu'il
s'agit de s'orienter concrètement dans l'espace. Cela est immédiatement
compris, sans examen. S'agissant des hommes pris en particulier, par exemple,
le mot fait partie des caractères pour ainsi dire anthropométriques de chacun,
à quoi nous sommes tous tenus de fournir une réponse.
Cet accord sur le mot recouvre tous les
désaccords possibles. On croit s'entendre à demi-mot quand on a dit de gauche.
Mais si gauche est un demi-mot en effet, et non un mot entier, il joue pourtant
le rôle d'un vrai mot. D'où les malentendus, la confusion, dans un ordre de
choses où la confusion ne par- donne pas. Est-il de gauche, est-il de droite,
cela sous-entend trop souvent : est-il bon, est-il méchant. Et l'on se fait
trop d'illusions, ou l'on a trop envie de ne pas passer pour méchant. Trop
nombreux sont par suite ceux qui se croient « irréprochablement », résolument
de gauche, et ne le sont nullement avec le minimum de netteté (le moindre élan
du cœur leur en paraît une preuve irrécusable), mais ne comprennent pas
pourquoi ils ne le seraient pas, et se demandent ce qu'il faudrait bien faire
pour l'être vraiment. Et d'autre part trop nombreux ceux qui sont de gauche
comme ils respirent, et ne le savent pas, ou n'oseraient jamais penser que
c'est cela « être de gauche», et en viennent à se soupçonner d'être mauvais, et
se laissent aller à la honte.
Sont également de gauche en effet
-peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n'ont rien
en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou
répulsion, habitude ou parti pris... Ils ont cependant en commun d'être de
gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint
quelquefois que la gauche soit« déchirée ».Il est dans la nature de la gauche
d'être déchirée. Cela n'est nullement vrai de la droite, malgré ce qu'une
logique trop naïve donnerait à penser. C'est que la droite est faite
d'acceptation, et que l'acceptation est toujours l'acceptation de ce qui est,
l'état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus,
par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut
même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d'un certain type
d'homme, le penseur, pour peu qu'il soit favorisé de la fatigue): l'évidence et
la fermeté de ce qui est. Ce ne sont presque jamais exactement les mêmes choses
qu'on refuse (il faudrait pouvoir tout refuser, pour être sûr, donc ne pas
vivre). On essayera de préciser ce que c'est qui est constamment refusé dans
tout refus« de gauche».
Et d'abord, il n'est pas question de
condamner l'emploi de ce mot incertain. Son incertitude même est riche. C'est
Alain qui disait: « Lorsque je m'entends demander : qu'est-ce que gauche ou
droite? je comprends aussitôt que j'ai affaire à un homme de droite». Voilà
la sensibilité de gauche. Alain était de gauche assurément. Même, radical-socialiste.
Et tout est clair à ce niveau, en effet.
Tout est clair à ce niveau. Mais quel
est au juste ce niveau où tout est clair? Nul autre que celui du libéralisme
bourgeois. À la réflexion, l'auteur de ce mot, qui exprime si bien la
sensibilité de gauche, n'était-il pas plutôt de droite ? Il paraît établi qu'il
fut toujours réactionnaire. L'emploi correct du mot gauche ne serait donc
possible qu'à un niveau d'appartenance certaine à la bourgeoisie. On
peut être un bourgeois de gauche ou de droite, plus à gauche ou plus à droite,
plus ou moins réactionnaire. Le mot de gauche, en tout cas, n'a de contenu
qu'appliqué à une certaine manière d'être bourgeois. Cela revient à dire que ce
qui distingue droite et gauche est toujours superficiel, arbitraire, hasardeux:
de l'ordre de l'opinion. Entre tant d'opinions contraires, et si
fondamentalement complices entre elles, il est tout à fait impossible de
choisir. Aucune n'a de sens, ou chacune si peu de sens que celui qui accepte
d'entrer dans le jeu de pareilles disputes risque constamment de se trouver
entraîné à soutenir plutôt l'opinion de droite que l'autre, bien contre son
gré, et sans nulle vérité : on est alors dans la triste horreur d'une de ces
profondes nuits où toutes les vaches sont grises. Ce serait beaucoup trop peu
de dire que les questions sont mal posées lorsqu'elles le sont en termes de
gauche et de droite. Dans ces termes, elles ne sont pas réellement posées. S'il
est permis de dire que toute véritable exigence intellectuelle doit mener en
principe à une position de gauche, comme on croit, l'exigence intellectuelle
qui ne fait que s'appliquer à un problème particulier peut bien conduire à une
position de gauche en face de ce problème particulier en effet, mais il lui est
impossible d'en rester là, de se contenter d'être cela : position de gauche en
face de ce problème, sans cesser précisément d'être une exigence intellectuelle
et devenir une opinion, et rien de plus. Or chacun sait que de telles opinions
de gauche peuvent indéfiniment s'accumuler dans les esprits sans jamais y
provoquer de véritable révision. L'extrême saturation permet tout juste de
devenir le « sympathisant » des révolutionnaires - car c'est de révolution
qu'il s'agit: c'est par rapport au projet révolutionnaire que la gauche laisse
voir son sens, et non par rapport à la droite - posture où l'on peut se fixer,
comme au bord d'un vide où l'on sait bien qu'on ne se jettera pas, quand même
ou s'obstinerait à en savourer l'attirance sa vie durant. Ce n'est pas la
quantité des positions de gauche successivement prises qui permet d'accéder
finalement à la position révolutionnaire, comme si celle-ci devait n'être que
leur somme. Passer de la saturation de gauche à la position révolutionnaire
exige encore un acte qualitatif, véritable conversion aux yeux même d'hommes de
gauche saturés, autant qu'il est possible, mais qu'un tel acte effraie. En ce
sens, il importe peu de voir accumuler les positions de gauche, si le principe
commun à chacune de ces positions reste inaperçu, ou n'est pas reconnu, puisque
c'est en cette reconnaissance que consiste justement l'acte de conscience que
l'extrême saturation ne permettra jamais elle-même d'accomplir. En deçà de cet
acte, il y a finalement, entre la gauche qui s'entretient comme gauche et la révolution,
une opposition plus radicale qu'entre la moyenne des opinions qui constituent
la gauche et celles qui constituent la droite. Jamais par exemple un
révolutionnaire ne s'avisera de dire qu'il est de gauche. Si l'emploi du mot
marque une frontière, c'est la frontière entre ce qui est consciemment
révolutionnaire et ce qui ne l'est pas, bien plus que la frontière entre ce qui
est de gauche et ce qui est de droite. Cette dernière frontière est mouvante,
ne se laisse pas dessiner. Et quel révolutionnaire parlera de Gauche française,
pour dire le rassemblement idéal des révolutionnaires (appelés alors« l'extrême
gauche») avec les non-révolutionnaires, ou bourgeois, qui sont de gauche ?
Quitte à nuancer cela plus loin, on dira : de même qu'Alain voyait immédiatement
en celui qui cherche à nier le sens de la distinction gauche-droite un homme de
droite, de même le révolutionnaire reconnaît immédiatement en ceux qui pensent
en termes de gauche et de droite des hommes qui ne sont pas des
révolutionnaires, des bourgeois, fussent-ils de gauche. Après tout, ces
disputes sont les leurs, non les siennes. La distinction gauche droite a donc
un seul sens sûr. Elle sert à distinguer entre eux des bourgeois. Le mot de
gauche a donc un contenu certain. Mais ce contenu signifie d'abord
non-révolutionnaire. Il faut le dire, il peut aller jusqu'à signifier (non pas
du tout par astuce ou jeu sur les mots, mais bien réellement) réactionnaire
d'un certain genre - bref : de droite. Cela est de fait. Simplement, il reste
entendu que le réactionnaire de gauche sera moins réactionnaire que le
réactionnaire de droite. L'emploi de ce vocabulaire rend nécessaires en effet
des nuances de cette taille. Il ne faudrait pas en inférer que ce vocabulaire
ne correspond pas à une réalité. Il y correspond. Il y a une gauche partout. Il
y eut une gauche du parti nazi, sans nulle comédie. Cette gauche était une
gauche, et nazie. Le négliger serait commode, si ce n'était se résigner à ne
plus rien comprendre. Mais les choses sont plus mêlées encore : il y a de la
gauche partout.
Tout ce qui est désigné par de gauche
est déjà équivoque. Mais bien plus encore ce qui est désigné par« la
gauche». De tout ce qui n'ose pas être franchement, absolument de droite, ou
réactionnaire (ou fasciste) à tout ce qui n'ose pas être franchement
révolutionnaire, c'est le règne de la gauche, douteuse, instable, composite,
inconséquente, en proie à toutes les contradictions, empêchée d'être elle-même
par le nombre indéfini des manières d'être unie qui se proposent à elle, encore
une fois déchirée, comme on dit, et jamais déchirée par malchance, malveillance
ou maladresse, mais par nature.
La définition de tout à l'heure peut
être maintenant précisée. Est de gauche, on l'a vu, tout refus, même partiel,
de ce qui est. Tout jugement, tout acte qui peut être dit de gauche a ce
sens : c'est refuser un certain aspect de ce qui est. Il est une contestation,
timide ou radicale, fortuite ou systématique, de ce qui se présente comme
établi. Il nie quelque chose de ce qui tente de s'imposer comme non dépassable,
comme impossible, comme interdit. Tout acte de gauche a ce sens : il est
le refus d'une limite établie. Toute réflexion de gauche a ce sens: elle est la
négation d'une limite théorique. Toute sensibilité de gauche a ce sens: le
dégoût des limites, théoriques ou pratiques. Toute exigence de gauche est
l'exigence, même insensée, de dépasser une limite reconnue comme limite. On
reverra plus loin quelle distance sépare la décision révolutionnaire de l'acte
de gauche. Qu'il suffise de noter pour l'instant que le refus opposé à la
réalité révolutionnaire, refus qui devient possible, et même attirant, dès
qu'existe une entreprise révolutionnaire effective, ce refus peut lui-même être
dit de gauche, et même passer pour exemplaire. Opposer un tel refus à la
réalité révolutionnaire, et ne plus cesser de le motiver ensuite, c'est le seul
acte« de gauche» qu'aient jamais accompli certains hommes universellement
reconnus comme d'éminents représentants de la gauche. Il est à remarquer aussi que
la vocation de l'artiste, de l'écrivain, du poète, est immédiatement« de gauche
». C'est au monde extérieur, à la forteresse insupportable et prétentieuse des
apparences qu'il est bien obligé de commencer à s'attaquer, aussitôt qu'il
commence à faire œuvre. En ce sens il est vrai de dire qu'il n'y a pas de
grande œuvre de droite. Proust, qui n'avait rien d'un négateur, n'a rien
reçu tel quel dans son œuvre. Le regard neuf de l'artiste sur le monde
extérieur est en soi l'équivalent de la révolte (politique) devant l'état de
choses.
On voit tout de suite l'infinie
diversité possible des attitudes qui peuvent être dites également de gauche. Il
faudrait pouvoir nier tout le réel. Le refus indéfini toutes les limites serait
l'attitude de la révolte idéale. Mais de lui-même le refus se limite à son
tour. L'élan de contestation le plus grandiose bute lui-même un jour à l'objet
qui lui semble digne d'amour ou de respect, et qui le laisse interdit. Et
heureusement qu'il en est ainsi, peut-être, mais il faut voir aussi que c'est
là l'éternel avantage du réel, du monde extérieur, des apparences, de l'état de
choses, de l'ordre établi, et qui ressemble fort à l'éternel avantage du mal
que Péguy constatait: beaucoup de bien ne modifie pas l'état du mal, qui l'absorbe
aussitôt, un atome de mal suffit à corrompre une grande masse de bien. Le réel
semble devoir finir toujours par triompher (du moins chez les individus
séparés, car il en est tout autrement des collectivités). L'inégalité est trop
grande, de ce qui est, au refus qu'on tente d'y opposer. Les choses sont
réactionnaires. Il faudrait donc être d'une méfiance infinie, et tenir
cependant pour certain qu'elle viendra d'elle-même à s'assoupir, et toujours
assez tôt. Mais c'est aussi pourquoi la gauche ne peut qu'être inconséquente.
Elle est partout- ou il y a quelque chose d'elle partout- où se déclare le
refus d'une limite, c'est-à-dire une révolte contre ce qui est. Mais ce qui
est, c'est tantôt la famille, tantôt la religion, ou le régime social, la division
des hommes en classe, leur séparation en espèces différentes, l'exploitation
capitaliste, ou le colonialisme, ou l'académisme, voire la révolution elle-même
(depuis 1917). Vous pouvez toujours louablement opérer votre révolte dans tel
ou tel secteur du réel, repousser l'un des mondes auxquels vous avez appartenu
jusque là, c'est-à-dire qui vous limitait, vous diminuait, vous mutilait, sans
avoir peur ni honte à continuer de faire partie de tel autre de ces mondes,
l'endossant au contraire sans même y penser. Ce refus partiel, refus opposé à
l'un ou l'autre des mondes qui vous retiennent prisonnier, c'est cet acte qui
mérite vraiment d'être appelé de gauche.
Encore une fois, il ne suffit pas, pour
passer à la détermination révolutionnaire, de multiplier les refus de ce genre.
Et d'abord il faut remarquer que la question même de refuser ou de ne pas
refuser ne se pose qu'à celui qui n'est pas dans l'état de la dépossession
(dépossession pratique ou théorique). Celui à qui tout est déjà refusé
n'a certes pas tellement d'efforts à fournir pour refuser quelque chose, pas
tellement à faire pour repousser des tentations inexistantes, ni tant à se
féliciter des mérites que se reconnaissent quelquefois à être de gauche ceux
qui auraient pu demeurer dans les illusions où les enferme leur classe, en même
temps qu'elle leur dispense ses privilèges. C'est pourquoi celui à qui tout est
déjà refusé naturellement ne songera pas à se dire de gauche. Il est, en
puissance du moins, le révolutionnaire-né, l'homme de besoin, ou prolétaire,
celui-là même auprès de qui les hommes de gauche se sentent toujours si
désespérément, si comiquement roturiers, comme si le sort, dès leur naissance,
avait écarté d'eux pour leur malheur ce titre de noblesse, quand il dépend
d'une disposition de l'esprit tout à fait naturelle et d'ailleurs fréquente de
partager cette noblesse avec tous.
La question même de refuser ceci ou
cela peut n'être encore que bourgeoise. L'esprit de simplicité, tout
aussi bien et même mieux que la naissance à l'extérieur des classes dominantes,
en fait voir l'inconsistance. Le refus « de gauche >> est encore un luxe.
On ne prête qu'aux riches, dit-on, et de même il faut encore être riche pour
se trouver de gauche. Faire l'abandon de quelque chose du patrimoine que
représente l'appartenance à une classe privilégiée, fût-ce un abandon de pensée
-une négation- voilà qui suffit d'habitude pour être dit et se sentir de
gauche. C'est l'éternel côté franciscain des riches, complément nécessaire,
luxe supplémentaire, grâce auquel il devient possible de jouir librement des
richesses conservées. Il y eut un temps où le riche franciscain eut un sens. Et
il n'y a pas si longtemps que l'homme de gauche pouvait encore s'en trouver un.
Devant l'existence d'un mouvement révolutionnaire dont la nature révolutionnaire,
en dépit de toutes les mélancolies que peut nourrir à son endroit l'esprit
de perfection, est parfaitement claire, l'homme de gauche n'a plus aucun sens
certain. Il sombre dans le vague, il peut être soupçonné de toutes les hypocrisies,
de toutes les faiblesses, de toutes les habiletés, il est capable de céder à
tous les caprices, de subir toutes les intimidations, d'être l'auteur de toutes
les fausses démarches, de tous les retournements, revirements, conversions,
reniements possibles. L'homme de gauche n'a pas de figure. Il n'a pas
d'identité, parce que la gauche n'a pas de concept.
Qu'est-ce donc qui serait si nécessaire
pour devenir révolutionnaire, et qui manque aux hommes de gauche ? Pour en
rester aux « riches » - et remarquons que tout intellectuel est par définition
un riche - et pour employer la seule terminologie adéquate ici, il leur manque
d'abord le simple esprit de pauvreté ou, de nouveau, de simplicité, qui aurait
pu tout naturellement leur donner au moins l'envie de céder à la contagion du
refus, d'étendre à tous les mondes qui les tiennent prisonniers l'acte de
rébellion qui les en rendrait libres. Parvenus là, il leur resterait encore à
découvrir le critère révolutionnaire capable de donner à tous ces actes de refus
bourgeois, ou de gauche, un sens commun, et qui les forcerait en effet à les
accomplir tous par cohérence. C'est alors qu'ils pourraient se retrouver -
enfin ! -les égaux du révolutionnaire-né, de celui du moins qui leur semble né
tout armé de ce critère avec l'état de besoin qui fut toujours le sien, ce qui
est inexact, car il faut encore que le révolutionnaire-né se laisse persuader
par théorie que son état de dépossession est justement l'état
révolutionnaire fondamental, pour devenir lui-même un révolutionnaire. Mais
enfin, par leurs voies, ils seraient au moins parvenus à cet état de
dépossession qui permet seul, et même s'il est purement théorique, de concevoir
l'acte révolutionnaire.
Est de gauche l'acte de refus limité
lui-même à la négation d'un des mondes qui empêchent un homme d'être un homme.
Refuser d'admettre comme homes légitimes celles du cloître mental qu'est la
religion, par exemple, cela donne lieu, en politique, au laïcisme. Dans le
parti appelé R.G.R., G signifie gauche, et gauche ici signifie seulement
laïcisme, et laïcisme est le seul trait qui soit commun à tous les hommes de ce
parti. Il y a cependant des catholiques appelés chrétiens progressistes qui ne
sont nullement laïques, et qui se situent fort à gauche des premiers, puisqu'ils
rejettent avec une vigueur toute communiste le régime social dont s'accommodent
très bien les hommes de gauche du R.G.R., prisonniers du cloître mental qu'est
la bourgeoisie. A la limite de l'ambiguïté, on peut encore trouver d'autres
sortes d'évasion. Aux yeux des républicains réactionnaires sages, le royalisme
de Maurras passa toujours pour jacobin. La tristesse, la désolation sont si
grandes, il faut croire, dans les jeunes générations bourgeoises, qu'une sorte
assez fréquente de révolte, aujourd'hui encore, mène à l'adhésion royaliste.
Pris individuellement, chacun
présentera donc quelque trait de gauche, et il est impossible de trouver un
homme, même très original, très « anormal », ou très anormalement sain, et qui
serait resté indemne, préservé de toute atteinte de ce mal :la gauche, qui
serait donc purement de droite. Tout le monde est contaminé plus ou moins, il y
a de la gauche partout, et par suite il n'y a pas plus de droite pure que de
gauche absolue. Au hasard des rencontres individuelles, des expériences et des
lectures, des amitiés et des connaissances acquises, les traits de gauche se
trouvent distribués inégalement dans toute vie, et chacun peut toujours être
considéré comme une petite nébuleuse de gauche dans son genre. Le professeur
Massignon connaît trop bien la culture arabe pour n'être pas révolté par la
politique française en Afrique du Nord. Le sort des ouvriers français ne l'a
pas spontanément mobilisé de même, et les limites qu'impose à la pensée la
religion chrétienne- et la musulmane- ne l'ont jamais indigné. Ainsi de
suite...
De tels complexes peuvent se retrouver
même à l'échelle d'une nation, un tel schéma s'appliquer même à l'attitude
politique d'un peuple, considéré dans son ensemble, à un moment donné de son
histoire. L'Amérique dans son ensemble est de gauche. Quiconque a vu
vivre les soldats américains de 1944-45 n'en peut douter. Et les Européens qui
ont vécu en Amérique ont tous été frappés du ton démocratique qui règne dans
les mœurs. Pourquoi donc l'Américain le plus démocrate a-t-il l'air en
Europe d'un patron ? L'Amérique en effet se conduit depuis la guerre comme
l'homme riche du globe. Elle ne connaissait rien du monde, ne s'y intéressait
pas, s'en isolait même volontairement, semblable en cela au jeune bourgeois libéral,
tolérant, qui cherche en lui-même sa propre liberté, ne s'occupe pas des
autres, et entend que les autres aussi le laissent en paix. Vint la guerre, où
elle fut mise en demeure d'intervenir ou d'abdiquer absolument. Elle découvrit
alors que le reste du monde était pauvre. Elle en fut effrayée, même elle en
tomba malade, et n'en est pas remise. Tout ce qui s'en est suivi ressemble aux
réactions du riche qui a peur. De l'isolationnisme, elle est ainsi passée à la
solitude. A la solitude du maître, cet incompris, qui en effet ne comprend pas
que c'est sa puissance même qui l'empêche d'être compris, et qui, incompris,
prend peur. La bourgeoisie libérale du monde entier a suivi une évolution
semblable. Le libéralisme est mort en même temps que le riche a pris peur, et
il a pris peur en même temps qu'il découvrait sa solitude. Jusque-là, il
pouvait se croire démocrate, homme de gauche, homme parmi les hommes de la
société stable du libéralisme. Il ne le peut plus tout à fait, découvre qu'il
est de droite, et que la droite est solitude, et par surcroît, que cette
solitude est la mauvaise solitude. Le refus des limites, la levée des
interdits, seuls, font entre- voir une communauté possible : la vérité sera
l'œuvre et le privilège de tous, ou de personne. Il n'y a pas de raison de
n'être pas de droite si l'on n'a pas horreur de la solitude- disons de cette
solitude qui ne vient pas de ce que l'acte solitaire par excellence, et promis
à chacun, soit la mort. Mais il ne devrait être possible d'être ainsi de droite
que seul. Tandis que les solitaires s'assemblent, comme s'associent les héros
de Sade (avant de se supplicier les uns les autres) parce qu'ils ont en commun
de croire qu'il n'existe aucune possibilité de briser la solitude, qui est pour
eux absolue. Il y a donc une droite, mais cette droite n'est pas moins
inconséquente ni moins impure que la gauche. Simplement, de nouveau, et sans
même le savoir, la droite a pour elle la force des choses, ou plutôt leur
poids, la force d'inertie de l'état de choses, la simple pesanteur. C'est le
poids des choses qui se charge toujours de remettre de la cohérence là où elle
commencerait à manquer. Dans la forteresse des limites reçues, on peut jouer
tout à loisir à contester quelque chose de ce qui est, s'offrir le luxe d'un
désordre, d'un rire, d'un caprice, d'une heure d'ivresse, d'un accès de
générosité, d'un acte d'imagination, comme faisaient les princes partis se
promener incognito dans la foule de leurs sujets. Le gigantesque agencement des
limites n'en est pas ébranlé, l'édifice du monde extérieur demeure intact. Un
trait de gauche chez un homme de droite n'est pas une inconséquence réelle. La
droite semble donc toujours cohérente, et une. Encore une fois, cette cohérence
est celle de ce qui est, cette unité l'unité de l'état de fait. L'inconséquence
n'est que dans les hommes, et les hommes, à ce niveau, ne peuvent même plus se
tromper, pour ainsi dire. Qu'ils acceptent le système en bloc, et à partir de
là ils auront beau multiplier les actes de gauche, ils sont de droite, et le
restent.
Cherchant toujours à préciser le sens
du mot de gauche et l'usage qu'il est possible d'en faire, il est de la plus
grande importance de remarquer maintenant qu'un homme politique révolutionnaire
-c'est-à-dire le seul type d'homme en qui le penseur et l'homme d'action
coïncident en principe- a le devoir, et d'ailleurs se trouve dans la nécessité
de compter avec les traits de gauche ainsi semés dans l'éventail des formations
politiques et des idéologies, des groupes divers, et même des attitudes
individuelles. Ces contradictions, comme il dit, qu'il surveille sans
cesse, et auxquelles il tente toujours d'accrocher l'action
révolutionnaire- et l'action révolutionnaire a effectivement ce sens: elle est
l'effort logique qui se greffe aux choses, qui s'en prend à elles (on
est tenté de dire qui les interpelle, par analogie avec le dialogue) pour
tâcher de leur faire développer leurs propres conséquences - ces
contradictions, considérées ici comme l'inconséquence de la gauche, appelées
ailleurs le déchirement de la gauche (si l'on prend la gauche comme un tout),
le révolutionnaire voit en elles une autre expression, l'expression
idéologique, des contradictions capitalistes. Aux contradictions capitalistes
correspond l'inconséquence idéaliste. Inconséquence, précisément parce qu'il
n'y a pas d'idéalisme qui ne comporte des traits de gauche.
Selon les événements, il pourra donc
passer alliance avec tel colonialiste laïque plutôt qu'avec tel socialiste,
avec tel papiste « social » plutôt que tel radical, tel philosophe idéaliste
plutôt que tel théoricien marxiste « gauchiste ». Impossible pour lui d'agir
autrement. Chez tout bourgeois, ou petit bourgeois, ou dans toute conscience
pré-révolutionnaire, les traits de gauche et ceux de droite, les refus et les
acceptations des limites, les répugnances et les soumissions sont mêlés dans
des proportions variables, selon un nombre d'arrangements infinis, comme les
électrons dans les atomes. Les isotopes de la gauche sont innombrables.
Pour l'homme d'action révolutionnaire,
la gauche, quoique équivoque et incertaine toujours, est donc une réalité qui
ne peut être négligée. Elle est une réalité pour lui. Il ne peut la négliger.
Et pourtant, quelle étrange réalité est-ce là, même pour lui, qui ne peut
jamais la saisir. Au vrai, à ses yeux même, la gauche n'est qu'un projet. La
gauche -la Gauche sur laquelle les journaux publient tous les jours des
informations- est la réunion idéale de tous les refus séparés, l'unité jamais
réalisée de tous les traits de gauche semés dans la variété sans bornes des
attitudes individuelles, le groupement théorique des actes de contestation du
réel accomplis dans les différentes sphères du réel. Le jeu des alliances, sous
la pression de certains événements graves et très exceptionnels (mais si graves
qu'ils font devenir sérieux et obligent tout le monde à être conséquent pour
quelques mois, les événements eux-mêmes jouant ici le rôle d'accoucheuse
logique réservé d'habitude à l'action révolutionnaire), peut donner lieu à des
phénomènes comme les fronts populaires, où la gauche est tout près d'avoir une
réalité. Vrais paradis de la conscience de gauche, éphémères, inoubliables, ils
sont bientôt l'objet de grandes nostalgies, et ces nostalgies mêmes ne tardent
pas à se changer en hargne accusatrice, lorsque les choses ont repris leur
morne cours, et qu'elles obligeraient à trop d'efforts supplémentaires ceux qui
rêvent de retrouver l'ancienne unité, tombée du ciel en des temps de facilité
bienheureuse.
Autant elle est une réalité non négligeable
pour l'homme d'action, autant, au regard de la réflexion théorique, la gauche
ainsi définie n'est d'aucun emploi. Celui qui n'est pas un homme d'action, mais
qui essaie simplement de penser l'entreprise révolutionnaire et ses raisons, et
qui finit par leur donner son assentiment, et par leur promettre à l'occasion
son appui, ne peut prétendre qu'il y ait une pensée de gauche, ou il est
incapable de la définir. Encore une fois, la gauche n'a pas de concept. Toute
négation des limites, en soi, est de gauche. L'homme d'action peut encore
savoir, à tel moment, dans telle situation, ce que veut dire gauche,
approximativement. L'homme de réflexion ne peut pas le prétendre. Si l'on parle
de gauche, il est par suite indispensable de distinguer ce qu'il est admis
d'appeler la gauche politique, dont la réalité est incontestable et n'a
pas besoin d'être justifiée, et ce qu'on appelle la gauche intellectuelle -les
intellectuels de gauche - dont l'existence n'est pas niable, qui peut être
étudiée par exemple sociologiquement, mais dont l'identité spirituelle est
douteuse - ce qui signifie qu'il n'est pas du tout facile, elle, de la
justifier, quelque envie qu'on en ait.
Ce qui précède avait pour but de faire
admettre ceci de très simple : si gauche a un sens au niveau de l'action
politique, au niveau de la réflexion ou de la recherche de la vérité, gauche
ne peut qu'être opposé à révolutionnaire.
Cela est simple, et il peut même
sembler facile de le faire admettre. En fait, au contraire, cela est presque
toujours nié sourdement, et c'est dans la marge de cette négation sourde que se
développent les haines inexpiables, entre ceux qui se nomment eux-mêmes des «frères
ennemis », qui ne savent pas bien ce qui les sépare, et s'étonnent de se
voir si proches et d'être forcés de se haïr tellement. Par suite, il est de la
plus grande importance de savoir si l'on admet ou non une telle opposition, et
pourquoi. Que reprochent les hommes de gauche aux révolutionnaires, au fond ?
De n'être pas de gauche, sans doute, mais ils entendent par là : de ne pas être
vraiment révolutionnaires. Et que reprochent les révolutionnaires aux
hommes de gauche ? De n'être pas révolutionnaires, oui, mais surtout, de n'être
pas vraiment de gauche. Or il est vrai qu'être de gauche n'a pas grand
sens pour le révolutionnaire : lui par exemple ne se sent pas de gauche. Et
celui qui est de gauche a de la peine à imaginer qu'être révolutionnaire, ce
n'est pas simplement être un peu plus« de gauche », La négligence de cette
opposition réelle, l'ignorance, entretenue de part et d'autre, de cette
différence de nature, engendre les ressentiments les plus ténébreux. Du
prétendu« malheur de la gauche », la nature profonde en étant méconnue, on fait
le crime des uns ou des autres, comme dans les mauvais couples. A force de
ménager tant les chances de s'entendre, feignant toujours d'être les mêmes, dissimulant
les différences, on en arrive au règne de l'accusation permanente.
Peu de mots suffisent maintenant pour
préciser cette opposition. La développer complètement, ce serait exposer la
théorie révolutionnaire au complet. Cela mènerait trop loin. Et d'abord il faut
dire, pour peu réaliste que cela semble, que les disputes sur le parti
communiste français actuel, le stalinisme, la possibilité d'y adhérer, n'ont
rien à faire ici. Cela est d'un autre ordre. Beaucoup sont empêchés d'adhérer
au mouvement révolutionnaire parce qu'il se trouve accaparé par ce parti
communiste- quand ils n'auraient jamais adhéré à aucun mouvement
révolutionnaire, simplement parce qu'ils sont vraiment des hommes de gauche,
c'est-à-dire opposés par théorie à la théorie révolutionnaire.
Revenons-en à l'illusion tout à fait
caractéristique déjà signalée tout à l'heure : c'est l'illusion que les
comportements de gauche mènent insensible- ment à l'attitude révolutionnaire,
que la gauche est déjà révolutionnaire. Cette illusion, à la vérité
assez superficielle, est grave aussi, et d'une grande importance de fait. Elle
doit normalement, rigoureusement conduire celui qui l'entre- tient à l'attitude
contre-révolutionnaire. Il n'y a là aucun paradoxe, et nulle mauvaise foi de la
part de ceux qui suivent ce chemin. Les choses se passent ainsi. A chaque instant,
l'entreprise révolutionnaire réelle se présente elle-même comme un
ensemble de limites. Des adhésions individuelles au communisme ont même ce sens
: ce sont des limites nouvelles, la sécurité de nouveaux inter- dits qu'on
épouse en lui, tout comme on pourrait faire d'une religion par exemple.
Cependant, il est trop certain que la lutte révolutionnaire n'aurait aucune
espèce d'existence possible si elle ne s'imposait pas de se livrer seule- ment
dans certaines limites, et même d'une étroitesse extrême. Le refus théorique de
toutes les limites, qui est l'âme du mouvement révolutionnaire, conduit donc à
l'acceptation des limites de la lutte révolutionnaire, de la discipline, de la
« ligne », etc. Pareille nécessité peut gêner grandement, surtout pendant les
périodes qui ne sont pas révolutionnaires, où il semble ne subsister rien que
le seul interdit. C'est aussi pourquoi un homme de gauche peut toujours
paraître plus à gauche que n'importe quel révolutionnaire (sauf en période
révolutionnaire, de nouveau, où tout s'éclaire). Il semble en particulier aux
intellectuels de gauche que l'honnêteté les oblige à refuser les limites de
l'action révolutionnaire comme ils ont refusé les autres limites. C'est aller
jusqu'au bout de l'attitude de gauche, être de gauche« jusqu'à la gauche », si
l'on ose dire, et cela signifie: jusqu'à l'attitude contre-révolutionnaire
inclusivement. Cette chute dans l'abstraction ne cesse pas d'être attrayante.
Mais on voit bien que la simple attitude du refus indéfini, qui est l'acte de
gauche essentiel, est loin de conduire fatalement à la décision révolutionnaire
: elle ferait plutôt passer par-dessus.
Il n'est pas trop difficile de voir
maintenant ce qui fait défaut aux actes de refus« de gauche», pour qu'ils
soient des actes de refus révolutionnaires. C'est le critère matérialiste.
Le seul critère qui puisse unifier tous
les refus de gauche dans l'acte simple du refus révolutionnaire, c'est la
définition matérialiste de l'homme comme homme de besoin. On peut tourner et
retourner cela comme on voudra : tout refus, toute révolte de gauche sont
par nature idéalistes. Seul peut se dire de gauche l'humaniste
non-révolutionnaire. La gauche coïncide alors avec les bons sentiments ; on est
de gauche parce qu'on n'est pas méchant, parce qu'on se fait une certaine idée
de l'homme, et qu'il est trop visible que des forces réelles empêchent l'homme
de réaliser cet idéal. Tout intellectuel qui accepte de s'appeler de gauche
obéit à un humanisme, qu'il le sache et le veuille ou non, c'est-à-dire à un
système de pensée qui prétend savoir déjà ce que doit être l'homme. Autrement
dit, il donne de l'homme une définition positive. Il serait vain de chercher
pareille prétention dans la théorie révolutionnaire matérialiste. C'est
pourquoi il est impossible de constituer un humanisme des besoins. Un humanisme
des besoins se résoudrait aussitôt en action révolutionnaire. L'homme en proie
au besoin n'est pas un homme - ou il ne l'est que d'autre part, précisément en
tant que la révolution n'a déjà plus aucun intérêt pour lui et n'en a jamais
eu: en tant qu'il n'est pas en proie au besoin en même temps, c'est-à-dire en
tant qu'il oublie le besoin, et donc en tant qu'il est déjà un homme :
cet être oublieux justement, distrait, désintéressé, curieux, jouisseur,
rieur, joueur, buveur, rêveur : par-dessus tout rêveur. L'homme en proie au
besoin, lorsqu'il exige que ce besoin soit satisfait, c'est toujours son besoin
d'être un homme qu'il exprime. Et il n'est nullement nécessaire pour cela,
comme le croient les humanistes, qu'il sache déjà ce que c'est qu'un homme. Il
suffit qu'il éprouve la nécessité de supprimer ce qui l'empêche d'être un
homme. En ce sens, tout homme est en proie au besoin, y compris le bourgeois
qui se meurt des privations qu'il doit endurer pour rester de sa classe. La
recherche de la vérité la moins ambitieuse, celle d'un critère d'universalité,
oblige à nier toute définition de l'homme qui exclurait un homme de l'humanité.
Il faut alors définir l'homme par son manque, ou besoin. C'est le définir
négativement, et par suite renvoyer tout humanisme sine die. Le besoin,
qui n'est pas une valeur, est la seule valeur qui ne puisse être niée. Aligner
tous les besoins sur le besoin matériel des hommes, c'est mettre l'accent sur
la portée politique d'une telle définition. Ce n'est que cela, et l'on voit bien
que la définition a une portée plus générale. L'état de besoin, plus l'exigence
que ce besoin soit satisfait, est ainsi l'exemple parfait de la négation de la
négation. Il est positif seulement en ce sens, mais ce positif est l'inconnu,
ce qui n'est pas encore, ou ce qui est en train de se faire. C'est ce
qu'exprime on ne peut mieux le texte suivant, d'Alexandre Kojève: «Dans
l'interprétation dialectique de l'Homme, c'est-à-dire de la Liberté ou de
l'Action, les termes "négation" et "création" doivent, d'ailleurs,
être pris au sens fort. Il s'agit non pas de remplacer un donné par un autre
donné, mais de supprimer le donné au profit de ce qui n'est pas (encore), en
réalisant ainsi ce qui n'a jamais été donné. C'est dire que l'Homme ne se
change pas lui-même et ne transforme pas le Monde afin de réaliser une
conformité avec un "idéal" donné à lui (imposé par Dieu, ou
simplement "inné"). Il crée et se crée parce qu'il nie et se nie
"sans idée préconçue": il devient autre simplement parce qu'il ne
veut plus être le même. Et c'est uniquement parce qu'il ne veut plus être ce
qu'il est que ce qu'il sera ou pourra être est pour lui un "idéal"
qui "justifie" son action négatrice ou créatrice, c'est-à-dire son
changement, en leur conférant un "sens". D'une manière générale, la
Négation, la Liberté et l'Action ne naissent pas de la pensée, ni de la
conscience de soi et de l'extérieur; ce sont ces dernières au contraire qui
naissent de la Négativité se réalisant et se "révélant" (par la
pensée dans la Conscience) en tant qu'action libre effective1• »
Ce qui empêche l'homme qui se dit de
gauche d'être un révolutionnaire, c'est précisément qu'il ait de l'homme une
idée préconçue, un idéal que rien ne justifie. Il n'y a rien de tel chez le
révolutionnaire conscient. S'il arrive que l'homme de gauche s'entende avec le
révolutionnaire, c'est donc toujours à la faveur d'un malentendu. Le refus
idéaliste d'une limite donnée peut toujours coïncider avec un épisode de
l'action révolutionnaire négatrice. Il ne faut pas pour autant que l'homme de
gauche se prenne pour un révolutionnaire, quant au révolutionnaire, il ne
risque pas pour autant de se prendre pour un homme de gauche. Il importe
certainement de savoir que l'on est de gauche, et non de droite. Mais il
importe aussi de savoir, tout à gauche qu'on soit, si l'on est idéaliste, ou
matérialiste, et d'en connaître les conséquences. Notamment, il importe de voir
qu'au niveau de la réflexion il n'y a pas de gauche, pas de pensée de gauche,
ou que ce qui se nomme ainsi n'est pas plus justifiable que ce qui est de
droite. La générosité à part, un idéalisme « de gauche » vaut strictement un
idéalisme « de droite», Que le communisme, dans la conjoncture présente, ait ou
n'ait pas d'attraits, c'est une autre affaire. Il faut admettre au moins, pour
éviter de graves erreurs, et des désaccords plus graves encore, laissant
d'autre part chacun choisir selon ses moyens, ses dispositions, sa fatigue, ses
humeurs même, qu'aucune exigence intellectuelle« de gauche» n'est justifiable
(elle risque toujours de se changer en son contraire) si elle ne va pas de pair
avec l'universelle exigence communiste, si elle n'est pas portée par
elle et prise en elle. S'il n'en est pas ainsi, cette prétendue exigence
redevient l'exaltation d'une nouvelle valeur entre toutes les autres, le prêche
d'un nouvel humanisme entre les innombrables autres humanismes, ses rivaux et
semblables (à quelque différence près), la poursuite de la vaine querelle de
sourds à travers les siècles. Chacun peut avoir ses raisons de rester à l'écart
de l'entreprise communiste. Mais en théorie, si l'on excepte les théologies, il
n'y a pas de pensée non communiste possible. Que les idéalistes de gauche
cessent donc d'accuser les révolutionnaires de n'être pas de gauche: ils ne
font ainsi que leur reprocher de n'être pas idéalistes. Qu'ils comprennent que
les révolutionnaires peuvent bien préférer un idéalisme de gauche à un
idéalisme de droite dans l'action politique, mais qu'en théorie, pour eux, l'un
et l'autre se valent. Et qu'ils comprennent en outre qu'un peu moins de rigueur
suffirait à faire disparaître en peu de temps tout semblant d'action
révolutionnaire. Qu'ils sachent enfin pourquoi ils peuvent s'allier aux
révolutionnaires et dans quelle mesure, au lieu de ne s'allier jamais à eux que
par malentendu.
C'est à réduire de tels malentendus que
tendaient les réflexions qui précèdent.
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