dimanche 21 juillet 2019

Guy Debord : Retour vers le futur (2000)

Au bout du compte, mai 1968 fut une révolution de petits-bourgeois impatients, futurs chiens de garde libéraux-libertaires de l'économie mondialisée.

Guy Debord - Cannes, villa Meteko (avant 1950)

Via Revue des Deux Mondes (Février 2000)

      «J'ai vu aussi sous le soleil une action qui m'a paru un effet d'une très grande sagesse.» L'ecclésiaste.

Paradoxalement, lire Guy Debord va devenir de plus en plus difficile. Ses œuvres sont rééditées sans cesse, les témoignages affluent, et les manœuvres de récupération, les tentatives d'intoxication ou les entreprises de désinformation sont devenues quotidiennes. Il faut dire que nous vivons une époque étrange, comme celles qui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes, dans un mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'enthousiasmes vagues, calibrés par la loi du marché. Des exemples ? Sollers et les sollersiens, qui ont décidé de faire de Debord un grand écrivain pléiadisable, ou encore les néo-penseurs à sang froid des  Inrockuptibles qui l'invoquent à longueur de colonnes en s'autoproclamant gardiens du Temple et défenseurs de la Foi, entre deux morceaux de  Divine Comedy ou des  Tindersticks.  On l'aura compris, surexposer Debord de cette manière, aujourd'hui, c'est le refouler. Tout est fait, souvent avec intelligence, pour oublier qu'il y a un peu plus de trente ans cet homme avait déjà nommé ce qui nous tue aujourd'hui, nous épuise, nous sépare : le spectacle. 



Vision vivante et désespérée de notre présent, la pensée de Debord, telle qu'elle fut formulée dans  la Société du spectacle, parue en 1967, puis dans les Commentaires sur la société du spectacle,  en 1988, est aujourd'hui la seule qui puisse nous aider à saisir la nature inédite de la désespérance d'un monde nous proposant pour avenir radieux l'effet de serre, les organismes génétiquement modifiés, les épidémies de dépressions immunitaires et la transparence effrayante des autoroutes de l'information.

Quand, dans un théorème fondateur, « tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation »,  Guy Debord conclut la première proposition de La Société du spectacle,  il ne s'agit pas simplement d'une radicalisation de la critique marxiste de l'économie capitaliste. Debord veut - et réussit - démontrer que l'ordre des choses dans nos sociétés postmodernes n'est pas seulement injuste et suicidaire, mais aussi qu'il nous fait subir une altération durable de notre perception : nous sommes ainsi condamnés à vivre nos émotions, nos amours, nos peurs et nos désirs en différé, par procuration. Il y aura, désormais, toujours quelque chose entre nous et le corps du Temps  : « Le spectacle, comme organisation présente de la paralysie de l'histoire et de la mémoire, de l'abandon de l'Histoire qui s'érige sur la base des temps historiques, est la fausse conscience du temps. » Debord appelle cela la falsification. Elle joue à tous les niveaux, protégeant ses serviteurs et aveuglant ses victimes, les faisant vivre dans un monde renversé, aliéné à tout jamais,  « où le vrai est un moment du faux ».  Marchandisation triomphante de tout ce qui existe - à quand les sociétés par actions pour commercialiser le génome humain ? - et mensonge généralisé,  « le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image ».

On le voit, tout, absolument tout doit être fait pour éluder la portée insurrectionnelle d'un tel discours. Comme il est tragiquement impossible de le réduire par l'argumentation, on l'étouffé. Naguère, c'était par la calomnie ou le silence, aujourd'hui c'est par la panthéonisation systématique, les louanges qui castrent, la gloire qui asphyxie :  Timeo Danaos et dona ferentes...  Il faut dire qu'entre-temps, le 30 novembre 1994, peu avant qu'une soirée spéciale ne soit consacrée à son œuvre sur Canal Plus, Guy Debord s'est suicidé.

Son premier champ de bataille : l'art

Ce n'est pas un des moindres mérites de la biographie que lui a consacrée Christophe Bourseiller (1) que de nous montrer à quel point Guy Debord, qui toute sa vie avait cultivé le secret autant par goût que par stratégie, a été douloureusement conscient de cette ironie dialectique qui le transformait en penseur à la mode, en référence obligée des métaphysiciens hebdomadaires éditorialisant sur le papier glacé des news de la domination. Plus généralement, on saluera le travail de Bourseiller pour son honnêteté, sa précision et sa rigueur. Vie et mort de Guy Debord retrace avec clarté les lignes de force d'une vie volontairement obscure, tout entière vouée au si salubre travail du négatif dans un monde où l'approbation est obligatoire, où la tyrannie de la tolérance n'a jamais été aussi forte. Bourseiller nous rappelle d'abord que le premier champ de bataille de Debord fut l'art. C'est un jeune homme de vingt ans qui, en 1951, rejoint la tribu lettriste d'Isidore Isou, un mouvement d'avant-garde fermement décidé à scandaliser une après-guerre tétanisée par les horreurs d'un conflit encore si proche. Dès l'année suivante, Debord crée sa propre tendance, l'Internationale lettriste, avec le Belge Gil J. Wolman. Il réalise un premier film, Hurlements en faveur de Sade. Pendant quatre-vingts minutes, sur une alternance d'écrans blancs et noirs, défilent des dialogues détournés. Provocation, esthétique de la rupture, tout le personnage de Debord est déjà là en germe, et la suite de son itinéraire n'est que l'illustration d'une cohérence jamais démentie. L'Internationale lettriste est elle-même composée de jeunes gens qui flirtent avec la délinquance et les maisons de correction, les excès alcooliques et les canulars violents ainsi que les longues dérives dans un Paris nocturne, sur les traces des surréalistes mais aussi sur celles, plus lointaines encore, des compagnons de Villon.

Christophe Bourseiller, pourtant, refuse de cantonner le jeune Debord à cet aspect folklorique. Il montre bien que, dans ces années décisives, c'est à une véritable réflexion théorique, à un travail fondamental que se livrent les jeunes fauves de l'Internationale lettriste. Leurs apports, dans la revue  Potlatch,  sont capitaux dans des domaines aussi divers que le cinéma, l'urbanisme ou la critique de la vie quotidienne. C'est à cette époque, aussi, que se forgent des concepts et des méthodes aussi importants que la dérive psychogéographique, le détournement ou la création de situations, situations que Debord définissait ainsi : «  Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c'est-à-dire la construction concrète d'ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure.  [...]  On a assez interprété les passions, il s'agit maintenant d'en trouver d'autres. »

Le  Rapport sur la construction des situations,  d'où est extraite cette citation, est le document fondateur de la conférence de Cosio d'Arroscia, en Italie, lieu historique de la création de l'Internationale situationniste, en juillet 1957. L'activité de Debord et de son groupe prend alors un tour de plus en plus nettement politique, comme le montre l'excellente édition du premier volume de sa  Correspondance (2) qui vient de paraître. Ce que l'on pourrait appeler « les années IS » sont des années d'activité intense. Sur le plan théorique, Debord entame un dialogue avec le sociologue Henri Lefèvre, qui fut le premier à penser l'aliénation de la vie quotidienne dans la société de consommation, ou avec le groupe Socialisme ou barbarie, composé d'intellectuels comme Edgar Morin ou Gilles Martinet qui tentent de repenser le marxisme sans l'hypothèque stalinienne.

Mais Debord et son groupe sont des ultras flamboyants dont la recherche suppose le refus de toute concession. Les ruptures, les exclusions se multiplient. Elles seront même, avec les lettres d'injure, une des marques de fabrique de cette saine violence situationniste qui faisait s'incarner les idées dans les corps, les amitiés, les amours.

En juin 1958 paraît le premier numéro  d'Internationale situationniste,  une revue dont les douze numéros - le dernier verra le jour en 1969 (3) - peuvent encore se lire aujourd'hui comme la critique la plus radicale et la plus joyeuse d'un monde suicidaire aux yeux braqués sur l'horizon indépassable de la société de consommation. Dès 1966, à l'université de Strasbourg, c'est un groupe « présitu » qui demande à un lieutenant de Debord, Mustapha Kayati, de rédiger une brochure qui sera un des textes fondateurs de mai 1968, la mèche pour un baril de poudre qui mettra encore quelques mois à exploser, De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier.  Le mouvement de mai 1968, comme le note fort justement Christophe Bourseiller, « dans sa dimension de révolte contre la société marchande et de critique de la vie quotidienne, constituait une indéniable validation de la théorie situationniste. Observer Guy Debord et ses camarades revient donc à braquer les projecteurs sur la frange la plus radicale et la plus extrême des "soixante-huitards" ». Les situationnistes, qui s'allient bientôt aux enragés de Nanterre, sont au premier rang dans les occupations des universités. Ils deviennent les apologistes d'une démocratie directe, conseilliste, et se transforment en « poètes des murailles », couvrant les murs de ces célèbres slogans qui, hélas ! devaient plus tard faire la fortune des ex-révolutionnaires reconvertis dans la publicité ou le management d'entreprise. Mais cela, Debord et ses camarades l'avaient compris dès le début, et l'analyse impitoyable qu'ils feront des événements dans Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, un collectif paru chez Gallimard à la fin de l'année 1968, rejoint celle que nombre d'observateurs, notamment Paul-Marie Couteaux (4), feront trente ans après : au bout du compte, mai 1968 fut une révolution de petits-bourgeois impatients, futurs chiens de garde libéraux-libertaires de l'économie mondialisée.

L'Internationale situationniste, elle, s'autodissout en 1971. Les raisons de cette disparition volontaire, nous dit Bourseiller, sont à la fois multiples et complexes, comme la personnalité de Guy Debord. Il y a bien sûr les exclusions et les ruptures qui, nous l'avons vu, sont pour ce grand solitaire un mode normal de fonctionnement, un véritable carburant : les tendances se multiplient et les chapelles s'affrontent dans des querelles byzantines. Mais il y a aussi cette crainte, jamais démentie chez Debord, d'une récupération par le spectacle. En effet, et c'est un comble pour cet amant du secret, les « situs » sont à la mode. Déjà trop de monde s'en revendique faussement, et le risque est grand de voir se transformer une pensée vivante et subversive en prêt-à-porter idéologique.
    

Autopsie d'une hystérie médiatique
C'est en cherchant un producteur pour une adaptation cinématographique de  la Société du spectacle que Guy Debord rencontre à cette époque Gérard Lebovici, créateur d'Artmédia, une des plus importantes agences françaises de cinéma, et fondateur des éditions Champ libre, qui reprendront bientôt tous les titres de l'auteur. Une belle amitié naît à cette occasion, Lebovici devenant pour Debord un véritable mécène, allant jusqu'à lui offrir un cinéma, rue Cujas, exclusivement réservé à la projection de ses films. La belle histoire vire au roman noir en 1984 quand Lebovici est retrouvé assassiné de plusieurs balles dans un parking. Debord, que ses errances italiennes dans les années soixante-dix avaient rendu suspect alors que précisément elles avaient pour but de montrer que les Brigades rouges étaient manipulées pour le plus grand profit d'un terrorisme d'État, est évidemment soupçonné, et même inquiété par la police judiciaire. Il faut lire à ce sujet, de Debord, les  Considérations sur l'assassinat de Gérard Lebovici. C'est un livre magnifique, précis et rageur, une manière d'élégie où l'ironie est préférée au sanglot, qui pourtant affleure. Debord y autopsie l'hystérie médiatique dont il fut l'objet après le meurtre de son ami. Plus généralement, il nous apprend que nous vivons des temps qui supportent difficilement que l'on vive dans le secret ou même simplement à l'écart : apparaître est un impératif catégorique, et s'y dérober par mépris ou par dégoût, par stratégie ou par tristesse, est aussitôt assimilé à une conduite suspecte. La colère froide et l'indignation tranquille voisinent heureusement dans ce livre, et l'on retiendra cet épisode emblématique dans lequel Debord traqué par les paparazzi retourne contre ces derniers leurs propres procédés en les photographiant à leur insu, ce qui montre bien, et de manière très pratique, le génie dialectique de cet esprit scandaleusement libre. 

Lebovici assassiné, il reste à Guy Debord dix ans à vivre. Il les passe en clandestin mobile que la reconnaissance rattrape malgré lui. Philippe Sollers s'extasie sur ses derniers textes, l'extrême droite aussi, et Gallimard, le vieil ennemi méprisé, après une de ces luttes éditoriales, compliquées et âpres, comme seule en connaît la république parisienne des lettres, entame une réédition systématique de ses œuvres. Sans illusions, Debord avait déjà prévenu, dès les premières lignes de ses  Commentaires sur la société du spectacle : « Ces commentaires sont assurés d'être promptement connus de cinquante ou soixante personnes [...]. Il faut également considérer que de cette élite qui va s'y intéresser la moitié, ou un nombre qui s'en approche de très près, est composée de gens qui s'emploient à maintenir le système de domination spectaculaire. »
Comme pour échapper à cette neutralisation programmée de sa théorie, à partir de 1989 Debord entame une sorte de cycle autobiographique dans lequel, notamment, on pourra lire avec profit In girum imus nocte et consumimur igni,  texte du film du même nom, et surtout  Panégyrique.  Debord s'y montre en situation, immergé dans un temps et un monde détestés, car leurs figures s'en sont allées, semble-t-il pour toujours : « Ma méthode sera très simple. Je dirai ce que j'ai aimé ; et tout le reste, à cette lumière, se fera bien suffisamment comprendre. » Panégyrique forme des mémoires extrêmement resserrés autour de quelques points névralgiques : l'amour de la subversion, ou encore celui des femmes, de l'alcool et d'un Paris aujourd'hui disparu. Ce qui frappe tout d'abord, dans cet autoportrait réduit à ses lignes de force, c'est le style. Une langue que l'on dirait incorruptible, taillée dans le diamant, et une syntaxe aussi tranchante que limpide donnent à Panégyrique l'allure d'un texte échappé du XVIIe siècle. On aurait tantôt envie de l'attribuer à Retz pour ce côté conspirateur presque surpris d'être encore en vie, tantôt à La Rochefoucauld, car Debord a bel et bien quelque chose d'un moraliste dont le désespoir s'appellerait lucidité. Un style de frondeur, donc, ce qui n'a somme toute rien de surprenant, puisque les internationales lettriste et situationniste apparaissent de plus en plus, avec le temps, comme des révoltes aristocratiques contre le totalitarisme inavouable des démocraties modernes.

Ce cycle autobiographique fait aussi apparaître très clairement ce que Bourseiller dans sa biographie ne cesse de rappeler : l'immense culture de Debord, une culture utilisée comme une arme de guerre et non comme l'assurance vieillesse d'un humaniste sur le retour. Debord convoque tour à tour Li Po et Omar Khayyâm, François Villon et Charles d'Orléans, Bossuet et Baltasar Graciân, Clausewitz et Sun-tse : « Je devrai faire un assez grand emploi de citations. Jamais, je crois, pour donner de l'autorité à une quelconque démonstration ; seulement pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure, et moi-même. »

Guy Debord, clandestin nostalgique, irréductible, n'accepta finalement pour alliés que les stratèges et les poètes, les logiciens et les enchanteurs. Autrement dit, tous ceux qui comme lui, et cela depuis l'Ecclésiaste, tentent de nous réveiller du spectacle, ce « mauvais rêve de la société moderne enchaînée ».

Jérôme Leroy

1.  Vie et mort de Guy Debord, 1931-1994,  Pion, 1999, 460 p., 149 francs.
2. De Guy Debord, volume I,  juin 1957-août i960,  Fayard, 1999, 380 p., 160 francs.
3.  Internationale situationniste, 1958-1969,  Fayard, 1997, 700 p., 180 francs.
4. Voir notamment de cet auteur le Traité de savoir-disparaître à l'usage d'une vieille génération,  Michalon, 1998, 204 p., 90 francs. 

Via Revue des Deux Mondes (Février 2000)

La prétention volontariste d'être tout de suite parfaits a empêché beaucoup de gens d'être très bien.
(via Situationniste Blog)

2 commentaires:

  1. Le véritable organe de la vision est le cerveau c'est à dire la mémoire, la culture et les apriori du spectateur....
    C'est pourquoi les petits bourgeois futurs BoBo libéraux se sont tellement reconnus dans les peintures de Debord

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  2. Mais ...........l’honnêteté élémentaire commande la plus grande modestie devant DEBORD

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