jeudi 8 janvier 1970

R. SOUPAULT - La Croisière noire en plein Montmartre




Et maintenant, laissons la banlieue et centrons à Paris. Car à Paris même les colonies existent, variées. Du reste, en peu de temps, nous allons pénétrer au cœur même de l'Afrique la plus noire et des Amériques de couleur.


Autrefois, lorsque le négrier cherchait les sujets qu'il vendait ensuite au marché des esclaves, il lui fallait entreprendre de longs voyages, fréter un bateau, contourner des côtes, pénétrer par les fleuves dans des pays difficiles où l'aventure présentait les plus grands dangers.



Aujourd'hui, le négrier a disparu. On n'utilise plus les nègres comme esclaves, mais comme nous sommes devenus, nous, les blancs, les esclaves de la musique nègre, nous avons toujours le plus grand besoin d'eux. S'il fallait au tenancier de bar ou de dancing s'embarquer pour aller chercher au loin le négro authentique nécessaire pour tenir avec chic le jazz, la trompette bouchée, le trombone ou le saxo, nul doute que nous n'en verrions guère en France ou que les rares établissements munis de ces « rara avis » seraient obligés de vendre la limonade à des prix prohibitifs, aventure dangereuse pour nos modernes négriers par un temps de crise aussi prononcée. 

Aussi ne va-t-on pas si loin. Pour trouver un nègre, en 1931, et cela depuis quelques années, on prend tout simplement le Nord-Sud et l'on descend à Saint-Georges ou à Pigalle. Car, c'est entre ces deux stations, qui délimitent du reste ce flanc très « négrifié » de la Butte, que s'étend la colonie couleur d'ébène. Dans tous les cafés, les bureaux de tabac, les bars, rue Fontaine, rue Pigalle et même rue Notre-Dame- de-Lorette, se réunissent tous les saxos, les jazz, les altos, les ténors et les barytons et les sopranos légères qui donnent aux soirs de Montmartre ou de Montparnasse cet attrait noir qui a remplacé depuis quelques années l'attrait slave de nos anciennes boîtes de nuit.

Tous les après-midis, les natifs du Sénégal, du Soudan, des Antilles, de la Martinique ou de la Guadeloupe, du Mexique ou de la Caroline du Sud s'attablent par groupes devant les guéridons chargés des boissons sucrées que réclament leurs goûts particuliers.

Dans les langues les plus chantantes, ils se racontent, les uns les autres, les aventures de la nuit précédente dans telle ou telle boîte, les incidents cocasses survenus, leurs propres exploits dès l'instant où ceux-ci peuvent les faire un tant soit peu briller aux yeux de leurs congénères.

Ce sont tous de beaux garçons, tirés à quatre épingles, le cheveu dru et crépu lissé par la gomina, le torse avantageusement bombé, cintrés à la taille pour faire ressortir leurs charmes physiques, le petit gilet recherché, largement échancré sur des chemises de soie rose ou vert pâle, ou blanche rayée de mille petits traits fins, la cravate bien faite par des doigts experts et décorée de la perle fine. Le pantalon est large, très large même, cassant sur la chaussure à 10 ou 15 louis, au talon assez haut, au cou-de-pied bien cambré. Les mains soignées, les ongles bien faits s'ornent toutes de bagues étincelantes aux diamants bien taillés. Ce sont des « coloured gentlemen » pour qui la vie se borne à peu de choses : jouer et aimer.

Car c'est en jouant de leurs instruments de prédilection qu'ils les « tombent » toutes les belles femmes blanches qui fréquentent leurs bars. Et c'est aussi l'une de leurs conversations favorites que la narration quotidienne de leurs conquêtes nocturnes.

Le récit est toujours vrai quant au fond. Seuls, les détails sont ingénieusement amplifiés bien souvent. Ils mènent, là, presque à la porte de leur travail, comme les sidis d'Argenteuil à la porte de leur usine, leur vie complète, se levant à 2 ou 3 heures de l'après-midi, se réunissant pour prendre le café, s'habillant vers 7 ou 8 heures avec des lenteurs de femmes, et employés consciencieux allant remplir ensuite la salle exiguë, mais bien décorée, des lamentations mugissantes de leur musique énamourée.

Et c'est là que les managers, désireux de monter dans quelque endroit nouveau un « jazz-trot » de couleur, ou de remplacer dans un autre jazz existant le trombone ou le saxo défaillant, viennent faire leur choix tout comme autrefois le planteur venait acheter en Louisiane ou en Floride le nègre nécessaire pour cueillir la canne à sucre. Il n'y a qu'une différence, c'est que, pour la location seule d'un saxo on paye aujourd'hui beaucoup plus cher qu'autrefois pour l'achat définitif de toute une famille de couleur.



Il y a aussi une autre catégorie de gentlemen noirs - fréquentant ce quartier. Ce sont les nègres dont les parents furent sans doute autrefois ou récemment pêcheurs de perles et qui durent pour accomplir leur périlleuse mission, se défendre contre les attaques du requin ou de la pieuvre. L'atavisme a conduit certains de leurs descendants à continuer la tradition. Aussi, il y a dans les bars de Montmartre beaucoup de pêcheurs de perles, mais, ceux-ci, plus modernes que leurs ancêtres, ne vont pas disputer cette proie convoitée à des requins : ils se sont contentés de se faire danseurs mondains et, tout en glissant sur le rythme lent d'un tango, ils soulagent les vieilles morues extasiées des perlouses magnifiques dont elles ornent leur cou défaillant ou, moins pressés, ils arrivent à se les faire légalement remettre, s'apparentant alors à un autre poisson au dos strié de raies bleues...

Il y a bien d'autres colonies nègres à Paris. Mais ce sont des colonies pour gens du monde et touristes : le bal de la rue Blomet ou le Rocher de Cancale, ou le bal des Antilles. Mais qui ne connaît ou n'a entendu chanter par des exploitants lyriques les vertus mille fois grossies de ces endroits qui furent pourtant charmants lorsqu'ils étaient inconnus et que la biguine n'y était pas un spectacle pour européens concupiscents mais un simple amusement de famille?

Non, je préfère réellement mes nègres de Montmartre, car, sous leurs allures polies et civilisées, ce sont, à tout prendre, les plus près de leur brousse natale. Et puis, l'on a tellement de fois comparé la région à la Jungle !

Ralph Soupault - Les colonies inconnues. La Croisière noire en plein Montmartre (Comoedia, 4 octobre 1931)
Illustrations de Ralph Soupault.

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