Et maintenant, laissons la banlieue et
centrons à Paris. Car à Paris même les
colonies existent, variées. Du reste, en
peu de temps, nous allons pénétrer au
cœur même de l'Afrique la plus noire
et des Amériques de couleur.
Autrefois, lorsque le négrier cherchait
les sujets qu'il vendait ensuite au marché des esclaves, il lui fallait entreprendre de longs voyages, fréter un bateau,
contourner des côtes, pénétrer par les
fleuves dans des pays difficiles où l'aventure présentait les plus grands dangers.
Aujourd'hui, le négrier a disparu. On n'utilise plus les nègres comme esclaves, mais comme nous sommes devenus, nous, les blancs, les esclaves de la
musique nègre, nous avons toujours le
plus grand besoin d'eux. S'il fallait au
tenancier de bar ou de dancing s'embarquer pour aller chercher au loin le
négro authentique nécessaire pour tenir
avec chic le jazz, la trompette bouchée,
le trombone ou le saxo, nul doute que
nous n'en verrions guère en France ou
que les rares établissements munis de
ces « rara avis » seraient obligés de
vendre la limonade à des prix prohibitifs, aventure dangereuse pour nos modernes négriers par un temps de crise
aussi prononcée.
Aussi ne va-t-on pas si loin. Pour
trouver un nègre, en 1931, et cela depuis quelques années, on prend tout
simplement le Nord-Sud et l'on descend
à Saint-Georges ou à Pigalle. Car, c'est
entre ces deux stations, qui délimitent
du reste ce flanc très « négrifié » de la
Butte, que s'étend la colonie couleur
d'ébène. Dans tous les cafés, les bureaux de tabac, les bars, rue Fontaine,
rue Pigalle et même rue Notre-Dame-
de-Lorette, se réunissent tous les saxos,
les jazz, les altos, les ténors et les barytons et les sopranos légères qui donnent aux soirs de Montmartre ou de
Montparnasse cet attrait noir qui a remplacé depuis quelques années l'attrait
slave de nos anciennes boîtes de nuit.
Tous les après-midis, les natifs du
Sénégal, du Soudan, des Antilles, de
la Martinique ou de la Guadeloupe, du
Mexique ou de la Caroline du Sud s'attablent par groupes devant les guéridons chargés des boissons sucrées que
réclament leurs goûts particuliers.
Dans les langues les plus chantantes,
ils se racontent, les uns les autres, les
aventures de la nuit précédente dans
telle ou telle boîte, les incidents cocasses survenus, leurs propres exploits dès
l'instant où ceux-ci peuvent les faire un
tant soit peu briller aux yeux de leurs
congénères.
Ce sont tous de beaux garçons, tirés
à quatre épingles, le cheveu dru et
crépu lissé par la gomina, le torse avantageusement bombé, cintrés à la taille
pour faire ressortir leurs charmes physiques, le petit gilet recherché, largement
échancré sur des chemises de soie rose
ou vert pâle, ou blanche rayée de mille
petits traits fins, la cravate bien faite
par des doigts experts et décorée de la
perle fine. Le pantalon est large, très
large même, cassant sur la chaussure à
10 ou 15 louis, au talon assez haut, au
cou-de-pied bien cambré. Les mains
soignées, les ongles bien faits s'ornent
toutes de bagues étincelantes aux diamants bien taillés. Ce sont des « coloured gentlemen » pour qui la vie se
borne à peu de choses : jouer et aimer.
Car c'est en jouant de leurs instruments
de prédilection qu'ils les « tombent »
toutes les belles femmes blanches qui
fréquentent leurs bars. Et c'est aussi l'une de leurs conversations favorites que
la narration quotidienne de leurs conquêtes nocturnes.
Le récit est toujours vrai quant au
fond. Seuls, les détails sont ingénieusement amplifiés bien souvent. Ils mènent,
là, presque à la porte de leur travail, comme les sidis d'Argenteuil à la porte
de leur usine, leur vie complète, se levant à 2 ou 3 heures de l'après-midi,
se réunissant pour prendre le café, s'habillant vers 7 ou 8 heures avec des lenteurs de femmes, et employés consciencieux allant remplir ensuite la salle
exiguë, mais bien décorée, des lamentations mugissantes de leur musique énamourée.
Et c'est là que les managers, désireux de monter dans quelque endroit
nouveau un « jazz-trot » de couleur, ou
de remplacer dans un autre jazz existant le trombone ou le saxo défaillant,
viennent faire leur choix tout comme
autrefois le planteur venait acheter en
Louisiane ou en Floride le nègre nécessaire pour cueillir la canne à sucre. Il
n'y a qu'une différence, c'est que, pour
la location seule d'un saxo on paye aujourd'hui beaucoup plus cher qu'autrefois pour l'achat définitif de toute une
famille de couleur.
Il y a aussi une autre catégorie de
gentlemen noirs - fréquentant ce quartier. Ce sont les nègres dont les parents
furent sans doute autrefois ou récemment pêcheurs de perles et qui durent pour accomplir leur périlleuse mission,
se défendre contre les attaques du requin ou de la pieuvre. L'atavisme a
conduit certains de leurs descendants à
continuer la tradition. Aussi, il y a dans
les bars de Montmartre beaucoup de
pêcheurs de perles, mais, ceux-ci, plus
modernes que leurs ancêtres, ne vont pas
disputer cette proie convoitée à des requins : ils se sont contentés de se faire
danseurs mondains et, tout en glissant
sur le rythme lent d'un tango, ils soulagent les vieilles morues extasiées des
perlouses magnifiques dont elles ornent
leur cou défaillant ou, moins pressés, ils
arrivent à se les faire légalement remettre, s'apparentant alors à un autre poisson au dos strié de raies bleues...
Il y a bien d'autres colonies nègres
à Paris. Mais ce sont des colonies pour
gens du monde et touristes : le bal de
la rue Blomet ou le Rocher de Cancale,
ou le bal des Antilles. Mais qui ne connaît ou n'a entendu chanter par des
exploitants lyriques les vertus mille fois
grossies de ces endroits qui furent pourtant charmants lorsqu'ils étaient inconnus et que la biguine n'y était pas un
spectacle pour européens concupiscents
mais un simple amusement de famille?
Non, je préfère réellement mes nègres
de Montmartre, car, sous leurs allures
polies et civilisées, ce sont, à tout prendre, les plus près de leur brousse natale. Et puis, l'on a tellement de fois
comparé la région à la Jungle !
Ralph Soupault - Les colonies inconnues. La Croisière noire en plein Montmartre (Comoedia, 4 octobre 1931)
Illustrations de Ralph Soupault.
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