mercredi 3 mai 2017

BOUGAINVILLE ET LES PÉCHERAIS (1768)


Mission scientifique du Cap Horn (1882-1883)
Collection du musée du quai Branly - Jacques Chirac


70 ans avant Darwin, c'est Bougainville qui est confronté aux Fuégiens (On désignait ainsi autrefois les nomades marins occupant toutes les îles au sud du détroit de Magellan, puis par extension tous les nomades marins de Patagonie appelés aujourd’hui Indios Canoeros - Dominique Legoupil)

Même si le regard de Bougainville est parfois cruel, il ne l'est pas autant que celui de Darwin dans Voyage d'un naturaliste autour du monde qui écrivit à leur propos " quand on voit ces hommes, c’est à peine si on peut croire que ce soient des créatures humaines, des habitants du même monde que le nôtre ", "On peut, en quelque sorte, comparer leurs quelques facultés à l’instinct des animaux, ces facultés en effet ne profitant pas de l’expérience" ou " est énorme la différence qui sépare l’homme sauvage de l’homme civilisé, différence certainement plus grande que celle qui existe entre l’animal sauvage et l’animal domestiqué".

Plus près de nous, Jean Raspail dans Qui se souvient des hommes... écrit :
"Ils s'appelaient eux-même les Hommes. Ils étaient parvenus à cette extrémité de la terre - qui devait, bien plus tard, être nommée Terre de Feu - au terme d'une si longue migration qu'ils en avaient perdu la mémoire. Sans cesse poussés par de nouveaux envahisseurs, ils avaient traversé un continent et des millénaires dans l'ignorance et la peur. Ils s'étaient établis là où, semblait-il, nul ne pouvait les rejoindre, tant sont cruels le ciel, la terre et la mer dans cet enfer austral. Ils furent peut-être un peuple; ils ne furent plus que des clans, puis des familles (...)"


Aujourd'hui, il n'y a plus de Fuégiens dans le sud austral.







BOUGAINVILLE ET LES PÉCHERAIS (1768)

Ce jour-là (6 janvier 1768) nous eûmes à bord la visite de quelques sauvages.
Quatre pirogues avaient paru le matin à la pointe du cap Galant et, après s'y être tenues quelque temps arrêtées, trois s'avancèrent dans le fond de la baie, tandis qu'une voguait vers la frégate. Après avoir hésité pendant une demi-heure, enfin elle aborda avec des cris redoublés de Pécherais. Il y avait dedans un homme, une femme et deux enfants. La femme demeura dans la pirogue pour la garder, l'homme monta seul à bord avec assez de confiance et d'un air fort gai. Deux autres pirogues suivirent l'exemple de la première, et les hommes entrèrent dans la frégate avec les enfants.


Bientôt ils y furent fort à leur aise. On les fit chanter, danser, entendre des instruments et surtout manger, ce dont ils s'acquittèrent avec grand appétit. Tout leur était bon : pain, viande salée, suif, ils dévoraient ce qu'on leur présentait. Nous eûmes même assez de peine à nous débarrasser de ces hôtes dégoûtants et incommodes, et nous ne pûmes les déterminer à rentrer dans leurs pirogues qu'en y faisant porter à leurs yeux des morceaux de viande salée. Ils ne témoignèrent aucune surprise ni à la vue des navires, ni à celle des objets divers qu'on y offrit à leurs regards ; c'est sans doute que, pour être surpris de l'ouvrage des arts, il en faut avoir quelques idées élémentaires. Ces hommes bruts traitaient les chefs-d'œuvre de l'industrie humaine comme ils traitaient les lois de la nature et ses phénomènes. Pendant plusieurs jours que cette bande passa dans le port Galant, nous la revîmes souvent à bord et à terre. Ces sauvages sont petits, vilains, maigres et d'une puanteur insupportable. Ils sont presque nus, n'ayant pour vêtement que de mauvaises peaux de loups marins trop petites pour les envelopper, peaux qui servent également et de toits à leurs cabanes, et de voiles à leurs pirogues. Ils ont aussi quelques peaux de guanaques, mais en fort petite quantité. Leurs femmes sont hideuses et les hommes semblent avoir pour elles peu d'égards. Ce sont elles qui voguent dans les pirogues et qui prennent soin de les entretenir, au point d'aller à la nage, malgré le froid, vider l'eau qui peut y entrer dans les goémons qui servent de port à ces pirogues, assez loin du rivage ; à terre, elles ramassent le bois et les coquillages, sans que les hommes prennent aucune part au travail. Les femmes même qui ont des enfants à la mamelle ne sont pas exemptes de ces corvées. Elles portent sur le dos les enfants pliés dans la peau qui leur sert de vêtement.


Leurs pirogues sont d'écorces mal liées avec des joncs et de la mousse dans les coutures. Il y a au milieu un petit foyer de sable où ils entretiennent toujours un peu de feu. Leurs armes sont des arcs faits, ainsi que les flèches, avec le bois d'une épine-vinette à feuille de houx qui est commune dans le détroit, la corde est de boyau et les flèches sont armées de pointes de pierre, taillées avec assez d'art ; mais ces armes sont plutôt contre le gibier que contre des ennemis : elles sont aussi faibles que les bras destinés à s'en servir. Nous leur avons vu de plus des os de poisson longs d'un pied, aiguisés par le bout et dentelés sur un des côtés. Est-ce un poignard ? Je crois plutôt que c'est un instrument de pêche. Ils l'adaptent à une longue perche et s'en servent en manière de harpon. Ces sauvages habitent pêle-mêle, hommes, femmes et enfants, dans les cabanes au milieu desquelles est allumé le feu. Ils se nourrissent principalement de coquillages ; cependant ils ont des chiens et des lacs faits de barbe de baleine.
J'ai observé qu'ils avaient tous les dents gâtées, et je crois qu'on en doit attribuer la cause à ce qu'ils mangent les coquillages brûlants, quoique à moitié crus.
Au reste, ils paraissent assez bonnes gens ; mais ils sont si faibles qu'on est tenté de ne pas leur en savoir gré. Nous avons cru remarquer qu'ils sont superstitieux et croient à des génies malfaisants : aussi chez eux les mêmes hommes qui en conjurent l'influence sont en même temps médecins et prêtres. De tous les sauvages que j'ai vus dans ma vie, les Pécherais sont les plus dénués de tout : ils sont exactement dans ce qu'on peut appeler l'état de nature ; et, en vérité, si l'on devait plaindre le sort d'un homme libre et maître de lui même, sans devoir et sans affaires, content de ce qu'il a parce qu'il ne connaît pas mieux, je plaindrais ces hommes qui, avec la privation de ce qui rend la vie commode, ont encore à souffrir la dureté du plus affreux climat de l'univers. Ces Pécherais forment aussi la société d'hommes la moins nombreuse que j'aie rencontrée dans toutes les parties du monde ; cependant, comme on en verra la preuve un peu plus bas, on trouve parmi eux des charlatans. C'est que, dès qu'il y a ensemble plus d'une famille, et j'entends par famille père, mère et enfants, les intérêts deviennent compliqués, les individus veulent dominer ou par la force ou par l'imposture. Le nom de famille se change alors en celui de société, et fut-elle établie au milieu des bois, ne fut-elle composée que de cousins germains, un esprit attentif y découvrira le germe de tous les vices auxquels les hommes rassemblés en nations ont, en se poliçant, donné des noms, vices qui font naître, mouvoir et tomber les plus grands empires. Il s'ensuit du même principe que dans les sociétés, dites policées, naissent des vertus dont les hommes, voisins encore de l'état de nature, ne sont pas susceptibles.


Le 7 et le 8 furent si mauvais qu'il n'y eut pas moyen de sortir du bord ; nous chassâmes même dans la nuit, et fûmes obligés de mouiller une ancre du bossoir. Il y eut, dans des instants, jusqu'à quatre pouces de neige sur notre pont, et le jour naissant nous montra que toutes les terres en étaient couvertes, excepté le plat pays dont l'humidité empêche la neige de s'y conserver. Le thermomètre fut à cinq degrés, quatre degrés, baissa même jusqu'à deux degrés au-dessus de la congélation. Le temps fut moins mauvais le 9 après midi. Les Pécherais s'étaient mis en chemin pour venir à bord. Ils avaient même fait une grande toilette, c'est-à-dire qu'ils s'étaient peint tout le corps de taches rouges et blanches ; mais, voyant nos canots partir du bord et voguer vers leurs cabanes, ils les suivirent. Une seule pirogue fut à bord de L’Étoile. Elle y resta peu de temps et vint rejoindre aussitôt les autres avec lesquels nos messieurs étaient en grande amitié. Les femmes cependant étaient toutes retirées dans une même cabane, et les sauvages paraissaient mécontents lorsqu'on y voulait entrer. Ils invitaient au contraire à venir dans les autres, où ils offrirent à ces messieurs des moules qu'ils suçaient avant que de les présenter. On leur fit de petits présents qui furent acceptés de bon cœur. Ils chantèrent, dansèrent et témoignèrent plus de gaieté que l'on n'aurait cru en trouver chez des hommes sauvages, dont l'extérieur est ordinairement sérieux.

Mission scientifique du Cap Horn (1882 - 1883)

Leur joie ne fut pas de longue durée. Un de leurs enfants, âgé d'environ douze ans, le seul de toute la bande dont la figure fut intéressante à nos yeux, fut saisi tout d'un coup d'un crachement de sang accompagné de violentes convulsions. Le malheureux avait été à bord de L’Étoile où on lui avait donné des morceaux de verre et de glace, ne prévoyant pas le funeste effet qui devait suivre ce présent. Ces sauvages ont l'habitude de s'enfoncer dans la gorge et dans les narines de petits morceaux de talc. Peut-être la superstition attache-t-elle chez eux quelque vertu à cette espèce de talisman, peut-être le regardent-ils comme un préservatif à quelque incommodité à laquelle ils sont sujets. L'enfant avait vraisemblablement fait le même usage du verre. Il avait les lèvres, les gencives et le palais coupés en plusieurs endroits, et rendait le sang presque continuellement.
Cet accident répandit la consternation et la méfiance.
Ils nous soupçonnèrent sans doute de quelque maléfice ; car la première action du jongleur qui s'empara aussitôt de l'enfant fut de le dépouiller précipitamment d'une caque de toile qu'on lui avait donnée. Il voulut la rendre aux Français ; et sur le refus qu'on fit de la reprendre, il la jeta à leurs pieds. Il est vrai qu'un autre sauvage, qui sans doute aimait plus les vêtements qu'il ne craignait les enchantements, la ramassa aussitôt.
Le jongleur étendit d'abord l'enfant sur le dos dans une des cabanes et, s'étant mis à genoux entre ses jambes, il se courbait sur lui et, avec la tête et les deux mains, il lui pressait le ventre de toute sa force, criant continuellement sans qu'on pût distinguer rien d'articulé dans ses cris. De temps en temps, il se levait et, paraissant tenir le mal dans ses mains jointes, il les ouvrait tout d'un coup en l'air en soufflant comme s'il eût voulu chasser quelque mauvais esprit. Pendant cette cérémonie, une vieille femme en pleurs hurlait dans l'oreille du malade à le rendre sourd. Ce malheureux cependant paraissait souffrir autant du remède que de son mal. Le jongleur lui donna quelque trêve pour aller prendre sa parure de cérémonie ; ensuite, les cheveux poudrés et la tête ornée de deux ailes blanches assez semblables au bonnet de Mercure, il recommença ses fonctions avec plus de confiance et tout aussi peu de succès. L'enfant alors paraissant plus mal, notre aumônier lui administra furtivement le baptême.
Les officiers étaient revenus à bord et m'avaient raconté ce qui se passait à terre. Je m'y transportai aussitôt avec M. de la Porte, notre chirurgien major, qui fit apporter un peu de lait et de la tisane émolliente.
Lorsque nous arrivâmes, le malade était hors de la cabane ; le jongleur, auquel il s'en était joint un autre paré des mêmes ornements, avait recommencé son opération sur le ventre, les cuisses et le dos de l'enfant.
C'était pitié de les voir martyriser cette infortunée créature qui souffrait sans se plaindre. Son corps était déjà, tout meurtri, et les médecins continuaient encore ce barbare remède avec force conjurations. La douleur du père et de la mère, leurs larmes, l'intérêt vif de toute la bande, intérêt manifesté par des signes non équivoques, la patience de l'enfant nous donnèrent le spectacle le plus attendrissant. Les sauvages s'aperçurent sans doute que nous partagions leur peine, du moins leur méfiance sembla-t-elle diminuée. Ils nous laissèrent approcher du malade, et le major examina la bouche ensanglantée que son père et un autre Pécherais suçaient alternativement. On eut beaucoup de peine à les persuader de faire usage du lait ; il fallut en goûter plusieurs fois, et, malgré l'invincible opposition des jongleurs, le père enfin se détermina à en faire boire à son fils, il accepta même le don de la cafetière pleine de tisane émolliente. Les jongleurs témoignaient de la jalousie contre notre chirurgien qu'ils parurent cependant à la fin reconnaître pour un habile jongleur. Ils ouvrirent même pour lui un sac de cuir qu'ils portent toujours pendu à leur côté et qui contient leur bonnet de plume, de la poudre blanche, du talc et les autres instruments de leur art ; mais à peine y eut-il jeté les yeux qu'ils le refermèrent aussitôt. Nous remarquâmes aussi que, tandis qu'un des jongleurs travaillait à conjurer le mal du patient, l'autre ne semblait occupé qu'à prévenir par les enchantements l'effet du mauvais sort qu'ils nous soupçonnaient d'avoir jeté sur eux.
Nous retournâmes à bord à l'entrée de la nuit, l'enfant soufflait moins ; toutefois un vomissement presque continuel qui le tourmentait nous fit appréhender qu'il ne fût passé du verre dans son estomac. Nous eûmes ensuite lieu de croire que nos conjectures n'avaient été que trop justes. Vers les deux heures après midi, on entendit du bord des hurlements répétés ; et dès le point du jour, quoiqu'il fit un temps affreux, les sauvages appareillèrent. Ils fuyaient sans doute un lieu souillé par la mort et des étrangers funestes qu'ils croyaient n'être venus que pour les détruire. Jamais ils ne purent doubler la pointe occidentale de la baie ; dans un instant plus calme, ils remirent à la voile, un grain violent les jeta au large et dispersa leurs faibles embarcations.
Combien ils étaient empressés à s'éloigner de nous !
Ils abandonnèrent sur le rivage une de leurs pirogues qui avait besoin d'être réparée : Satis est gentem eflugisse nefandam. Ils ont emporté de nous l'idée d'êtres malfaisants ; mais qui ne leur pardonnerait le ressentiment de cette conjoncture ? Quelle perte en effet pour une société aussi peu nombreuse qu'un adolescent échappé à tous les hasards de l'enfance !

Louis-Antoine de BOUGAINVILLE - Voyage autour du monde par la frégate du roi "la Boudeuse" et la flûte "l'Étoile"; en 1766, 1767, 1768 & 1769
__________

Pour le plaisir des yeux et de la lecture, cette édition de 1775 du Voyage autour du monde.
(Le passage sur les Pécherais à partir de la page 154)




On doit la mise en ligne de ces excellents scans à la Biodiversity Heritage Library.
Une visite sur leurs différents sites s'impose :
https://biodivlibrary.tumblr.com/
https://www.flickr.com/photos/biodivlibrary/albums
http://www.biodiversitylibrary.org/


Sinon, une bonne version du texte de Bougainville est téléchargeable ICI dans différents formats

2 commentaires:

  1. Je saisis l'occasion d'évoquer la guerre indienne plus longue et la plus méconnue. Elle fut l'affaire de peuples vivant plus au Nord mais elle scella le destin des Yagans ( Yamanas)
    Guerre d'Arauco
    .
    Peuples du Chili

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    Réponses
    1. Merci, j'ignorais l'existence de cette guerre, à côté de laquelle La Guerre de Trente Ans fait figure d'escarmouche...

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