En 1881, le Jardin d'acclimatation présente un groupe de onze Fuégiens au public parisien. Seuls quatre d'entre eux retourneront sur leur terre, les autres mourront en Europe, dont cette fillette décédée le 30 septembre 1881.
Source : Racines en Seine
LES FUÉGIENS par le Dr GUSTAVE LE BON
G. Le Bon - Fuégiens du Jardin d'acclimatation - 1881 |
Les Fuégiens dont je me propose d’entretenir la Société aujourd’hui sont ceux que le Jardin d’acclimatation a possédé pendant quelques temps. Leur étude offrait un intérêt très grand et je serais heureux d’appeler encore une fois l’attention des voyageurs sur l’importance considérable que présente l’observation intellectuelle et morale, si négligée encore, de toutes les population inférieures pour la reconstitution de notre passé.
Personne n’ignore aujourd’hui que l’homme, tel qu’il nous apparaît pendant la courte durée des temps dont la tradition a gardé la mémoire, est le produit d’une évolution d’une immense longueur. L’histoire ne commence qu’à ces âges héroïques qu’ont chantés les poètes et qui se perdent, dit-on, dans la nuit des temps. Mais bien au delà de cette nuit des temps, bien au delà des 7 à 8000 ans avant lesquels il n’y a plus d’histoire, l’humanité avait derrière elle un long passé. La science moderne a reconstitué ce passé qui semblait évanoui pour toujours, et dont la longueur ne peut se chiffrer que par millions d’années, car pendant sa durée la faune, la flore, les climats et l’aspect des continents ont profondément changé. On a donné le nom d’âge de la pierre taillée à la plus lointaine des périodes préhistoriques. L’homme ignorait alors les métaux, l’agriculture, l’art de rendre les animaux domestiques et n’avait que des pierres grossièrement taillées pour armes.
La science de l’homme préhistorique est toute moderne car elle compte un quart de siècle d’existence à peine. A son début on n’eut recours qu’aux débris d’armes et d’objets divers d’industries laissés par nos ancêtres dans les couches géologiques pour reconstituer leurs conditions d’existence. Mais en étudiant attentivement certaines tribus sauvages disséminées sur divers points de la surface du globe on constata qu’il y avait une analogie étroite entre l’industrie de ces sauvages et celle de nos premiers aïeux. On fut ainsi conduit à supposer qu’il devait y avoir analogie également entre l’état intellectuel, moral et social et des uns et celui des autres. On comprit alors que l’étude des peuples arrivés à diverses périodes de développement pouvait permettre de reconstituer les phases successives qu’avaient dû traverser toutes les agglomérations humaines avant de s’élever jusqu’à la civilisation. L’études des peuples inférieures prit alors une importance qu’on n’avait pas soupçonnée encore.
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Parmi ces population inférieures que les invasions des peuples civilisés détruisent rapidement, il en est quelques-unes qui, par leurs conditions d’existence, leur industrie, leurs armes peuvent nous donner une idée bien nette de ce que fut l’existence de nos premiers pères aux lointaines périodes de la pierre taillée. Les Fuégiens sont précisément dans ce cas; et à ce titre, leur étude présente un intérêt capital.
Quelques mots d’abord de la contrée qu’habitent les Fuégiens. Si, comme on l’a dit, le milieu explique l’homme, c’est surtout pour un pays comme celui où vivent ces sauvages que cette assertion est exacte.
On donne, vous le savez, le nom de Terre de Feu à cette grande île froide, désolée et stérile située à l’extrémité méridionale de l’Amérique. Le pays est véritablement affreux. Il se compose de montagnes et de rochers s’étendant jusqu’à la mer. La terre habitable est uniquement formée des pierres du rivage.
Le climat est plus affreux encore : Brouillards perpétuels, tempêtes incessantes. Au solstice d’été, il tombe de la neige tous les jours sur les collines, il pleut et il grêle dans les vallées; la température moyenne de l’été n’est guère que de 10 degrés environ.
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C’est sur cette terre désolée que vit, privée de ressources, la population que nous allons étudier et qui fit une si profonde impression sur le grand naturaliste Darwin lorsqu’il la visita il y a quarante ans. “Quand on voit ces hommes, écrivait-il, c’est à peine si l’on peut croire que ce soient des créatures humaines, des habitants du même monde que le nôtre.”
Il est difficile de dire exactement à quelle race les Fuégiens que nous avons examinés appartiennent; car ils possèdent des caractères communs à plusieurs. On admet généralement, cependant, qu’ils appartiennent à cette race ando-péruvienne qui habite les Andes et une partie des pampas du Chili. Pour fuir les attaques des Patagons, un certain nombre d’individus se seraient réfugiés de l’autre côté du détroit de Magellan. Ceux observés par Darwin ressemblaient tellement aux Botocudos que les Brésiliens qui les virent les confondirent avec eux. Ceux que nous avons observés diffèrent sur plusieurs points, et nous serions porté à les considérer comme un mélange d’individus d’origine assez différente.
Par leurs caractères extérieurs, nos Fuégiens, comme vous pouvez en juger par les photographies que nous en avons exécutées; sont loin d’avoir une apparence aussi dégradée que celle de certains sauvages. Ce sont des individus au teint chocolat clair, de taille moyenne, aux cheveux noirs, longs et plats. Les poils et la barbe sont rares. Le corps est massif, les bras et les jambes un peu maigres. La figure souvent triangulaire est assez régulière.
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Si les Fuégiens, comme nous allons le voir bientôt, peuvent, par leur industrie et leur état social être rangés parmi les sauvages les plus misérables, cette infériorité est exclusivement intellectuelle et morale et vous pouvez juger par vous-même que dans leur extérieur on ne trouve vraiment aucun de ces signes d’infériorité profonde qu’on observe chez beaucoup d’autres peuples tels que les nègres. La plupart de nos Fuégiens pourraient certainement, à part peut-être la couleur de leur peau, circuler dans les rues sans provoquer l’attention, si on les habillait en Européens. Ce n’est qu’au point de vue intellectuel que leur infériorité est évidente. Elle n’a rien cependant qui puisse nous surprendre, étant donné leurs conditions d’existence. Plaçons des Européens civilisés dans un milieu semblable à celui où vivent les Fuégiens, en les privant de toutes ressources; et il ne faudra certainement pas un grand nombre de générations pour les transformer en purs sauvages. Les transformations physiques étant beaucoup plus lentes que les transformations intellectuelles et morales, nos Européens pourraient être intellectuellement de grossiers sauvages tout en restant par leur apparence extérieure des Européens.
Telle est un peu, je crois, l’histoire des Fuégiens. Aucune race peut-être, n’est socialement plus inférieure, mais, au point de vue physique, bien des races leur sont très inférieures; les Nubiens semblent précisément dans ce cas. Ils diffèrent beaucoup plus en effet des individus de races blanches que n’en diffèrent les Fuégiens. Évidemment ce que nous savons de leur état social, dénote une grande supériorité intellectuelles sur les Fuégiens, mais leur prognatisme, la nature de leur chevelure, certains caractères de leur crâne les placent physiquement au-dessous d’eux.
Les photographies que je présente à la Société ont été exécutées de façon instantanée. Avec les nouveaux procédés qui viennent de transformer si radicalement la photographie, rien n’est plus simple; et je recommande vivement aux voyageurs ces nouvelles méthodes. Tout le matériel nécessaire pour obtenir nos photographies de Fuégiens n’a pas dépassé lee volume d’un dictionnaire. (Dans le dernier voyage que je viens de terminer en Orient et pendant lequel j’ai parcouru la Grèce, la Turquie, l’Asie-Mineure, la Syrie, la Palestine, l’Égypte et la Nubie, tout mon bagage photographique tenait dans une petite valise à main, et il aurait pu être réduit encore. En consacrant une demi-heure par jour à peine à la photographie, il m’a été facile, en trois mois, d’obtenir plus de 100 clichés de types et de monuments. Par le dessin, le même travail n’aurait certainement pas été exécuté en une année.) Ce n’est qu’en opérant d’une façon instantanée qu’on peut obtenir des expressions naturelles que l’art ne saurait imiter. On peut ainsi photographier très facilement des individus sans qu’ils s’en doutent ce qui, du point de vue de certaines races inférieures présente un intérêt très grand. J’ai fait construire pour mon usage personnel un petit appareil, du volume d’un décimètre cube qui me rend de précieux services, pour la photographie d’individus en mouvement.
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Pour terminer ce qui concerne la description physique des Fuégiens, je rappellerai qu’ils possèdent une résistance aux basses températures qui a frappé Darwin. Ils laissent une pluie glaciale ruisseler sur leurs corps sans en paraître incommodés. Un petit morceau de peau est leur seul vêtement contre les plus grands froids. Darwin assure également qu’ils ont la vue excessivement perçante. Ils voyaient au loin, en effet, des objets que les matelots n’apercevaient pas.
J’arrive maintenant à la description intellectuelle, morale et sociale de nos Fuégiens et de leurs conditions d’existence.
Leur aspect général révèle une grande indolence; on dirait qu’ils sont toujours sur le point de s’endormir. Je ne pouvais malgré tous mes efforts les faire rester debout un moment sans qu’ils cherchassent un appui.
Il professent, à l’égard des objets de notre civilisation, une indifférence complète et comme la plupart des sauvages sont peu accessibles à la curiosité et à l’étonnement. Des miroirs que je mettais entre leurs mains ne produisaient pas plus d’effet sur eux qu’ils n’en eussent produits sur une bande de lapins. Ce n’est qu’avec des cigarettes, mais surtout avec des boîtes d’allumettes que j’ai pu me concilier leurs bonnes grâces. De tous les objets que je leur offrais, les allumettes seules excitaient leurs désirs. Cette indifférence est générale, du reste chez tous les sauvages. Elle avait frappé le grand navigateur Bougainville, qui avait remarqué que ces derniers traitaient les chefs-d’oeuvre de l’industrie humaine comme les lois de la nature et les grands phénomènes.
Les Fuégiens sont essentiellement ichthyophages et se nourrissent surtout de coquillages. Les femmes plongent pour se procurer des oeufs de mer, ou restent patiemment assises des heures entières dans leur canot jusqu’à ce qu’elles aient attrapé quelques petits poissons avec des lignes sans hameçons. Si l’on vient à tuer un phoque, ou si l’on vient à découvrir la carcasse d’une baleine à demi-pourrie, c’est le signal d’un immense festin.
Lorsqu’ils sont vivement pressés par la faim en hiver, ils se rabattent sur les vieilles femmes et les chiens, mais ils commencent toujours par manger les vieilles femmes, par l’excellente raison, disent-ils, que les chiens attrapent des loutres, alors que les vieilles femmes n’en attrapent pas. On asphyxie les victimes en les suspendant par les pieds au-dessus de la fumée. Un jeune Fuégien, qui avait assisté à cette opération, la décrivait à un voyageur, en imitant en riant les contorsions de la victime.
Les Fuégiens passent souvent le détroit de Magellan pour aller chasser, en Patagonie, les guanacos. Ils y rencontrent les Patagons qui leur donnent la chasse à leur tour et tâchent de les réduire en esclavage.
Les Fuégiens n’ont ni demeurent ni villages, ils passent leur vie à errer de place en place, dans leurs canots, à la recherche de leur nourriture. La nuit ils débarquent sur un point quelconque de la plage et quelques branches d’arbres cassées, qui ne demandent pas une heure pour être installées, constituent leur cabane.
Leur habillement est réduit à sa plus simple expression. Le plus souvent en effet, ils n’en ont pas du tout. Quand ils en possèdent, il se compose d’un manteau fait de la peau d’un guanaco, le poil en dehors. Ils jettent ce manteau sur leurs épaules. Chez les tribus centrales, l’habillement se compose d’un morceau de peau de loutre, grand comme un mouchoir et jeté sur leur dos qu’ils font passer du côté où vient le vent. Darwin en a vu d’absolument nus malgré la pluie. Beaucoup de Fuégiens se tatouent la peau de bandes rouges et blanches traversant le visage. Cette peinture se fait avec les débris de certains infusoires.
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Leur industrie est tout à fait analogue à celle des hommes préhistoriques de l’âge de la pierre taillée. Comme eux, ils ignorent les métaux, l’agriculture et l’art de rendre les animaux domestiques. Leurs armes sont des arcs, des frondes et des flèches, garnies de pointes d’obsidienne ou de pointes de verre fabriquées avec des débris de bouteilles provenant des bâtiments passant dans leurs parages. Le travail de la pointe ressemble entièrement à celui de nos ancêtres préhistoriques. Comme eux ils emploient les os dans la confection de leurs armes. Comme eux, également, ils fabriquent des racloirs, des harpons, etc. Ils savent aussi préparer des peaux de phoques, quelques paniers de jonc, tressés pour porter les coquillages, des sacs en peau de phoque pour conserver leurs flèches, des vases en écorce cousus constituent avec leurs armes tout ce qu’ils possèdent.
Les Fuégiens fabriquent des pirogues avec des écorces d’arbres dont les morceaux sont réunis avec des joncs. Des branches de bois tordu en demi-cercle forment la membrure de l’embarcation. Les jointures sont calfeutrées avec de la mousse et de l’argile.
Comme nos ancêtres préhistoriques, les Fuégiens connaissent l’usage du feu, ils le produisent en frottant l’un contre l’autre des morceaux de bois de silex au-dessus d’un paquet de mousse sèche. L’opération étant assez compliquée, ils se gardent bien de laisser éteindre le feu lorsqu’il a été allumé.
La famille semble très faiblement constituée chez ces peuples primitifs. Les Fuégiens ont généralement deux femmes. Elles vivent dans un complet esclavage, pêchant, ramant, plongeant et portant les fardeaux. Elles sont finalement mangées quand elle ne peuvent plus travailler. C’est du reste une coutume à peu près générale chez la plupart des peuples sauvages, notamment les australiens, de manifester leur tendresse pour leurs femmes en les mangeant quand elles commencent à vieillir. Ils donnent pour raison qu’il serait fâcheux de laisser perdre tant de bonne nourriture.
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Les sentiments des parents à l’égard des enfants sont très faiblement développé chez eux. Darwin a rapporté l’entrevue de la mère et du frère d’un Fuégien avec ce dernier, quand il revint d’Angleterre. “Leur première entrevue, dit-il, fut moins intéressante que celle d’un cheval avec un de ses vieux compagnons qu’il retrouve dans un pré. Aucune démonstration d’affection. Ils se contentèrent de se regarder bien en face pendant quelque temps, et la mère retourna immédiatement voir si il ne manquait rien à son canot. Un des Fuégiens ramenés dans son pays, apprenant la mort de son père, se borna à cette réflexion philosophique : Je n’y puis rien.”
Les sentiments d’amitié dont ils sont susceptibles ne semblent pas non plus très tendres. Des Fuégiens revenus d’Angleterre furent pillés quelques jours après, par leurs compatriotes.
Il n’existe aucune divinité chez les Fuégiens et ils ne possèdent rien qui ressemble à une cérémonie religieuse. L’un d’eux soutenait avec orgueil qu’il n’y avait pas de diables dans son pays, plusieurs voyageurs croient qu’il y a des magiciens chez eux mais ils ignorent absolument quelles seraient leurs fonctions.
Le langage des Fuégiens est une sorte de gloussement que Cook a comparé au bruit que ferait un homme en se gargarisant. On ne sait à quelle langue le rattacher. Il est probable que c’est un des dialectes appartenant à l’une des quarante familles de langues environ qu’on connaît en Amérique. C’est certainement un de ces dialectes en voie de changement perpétuel et qui varie de tribu à tribu, de génération en génération. Toutes les langues non fixées par l’écriture se transforment, comme on le sait, avec une rapidité étonnante. Chaque tribu ou même chaque campement en Amérique possède un dialecte différent et les dialectes d’une tribu à l’autre sont tellement dissemblables qu’elles ne peuvent se comprendre que par gestes. Ce n’est pas là du reste un phénomène propre aux races inférieures, mais à tous les peuples peu civilisés, même ceux dont l’écriture a commencé à fixer le langage. J’ai vu, en France, des Bretons entièrement incapables de se faire comprendre des habitants du village voisin. Personne n’ignore du reste que le latin des soldats de César forma bientôt d’innombrables dialectes tels que le provençal, le gascon, le normand, le picard, le bourguignon, le français, etc. Notre français est simplement le dialecte parlé dans l’Île-de-France et il ne devint d’un usage général vers la fin du XIIe siècle, que parce qu’il était le langage du pays où siégeait le pouvoir monarchique.
L’état social des fuégiens est des plus inférieurs. Ils ne paraissent même pas avoir atteint cet état primitif caractérisé par la constitution de la tribu. Ils forment simplement des agglomérations d’individus chassant et pêchant ensemble, mais ne possédant aucun chef. Ces divers groupes n’ont pas la trace la plus vague d’un gouvernement quelconque, et chacun agit à sa guise. Ils sont séparés par des territoires assez vastes et se livrent des combats acharnés quand, dans leurs excursions de chasse, ils viennent à se rencontrer.
La propriété terrienne n’est pas constituée chez eux. Chaque Fuégien ne possède absolument que ses armes et les lambeaux de peaux qui lui servent de vêtements. Ils pratiquent, du reste, le communisme le plus pur. Quand on donne un morceau d’étoffe à l’un d’eux, il le partage immédiatement avec ses camarades. Cette générosité résulte uniquement, du reste, de ce que ces derniers ne toléreraient pas qu’un d’eux fût plus riche que son voisin. Les Fuégiens ramenés autrefois d’Angleterre furent immédiatement dépouillés par leurs compatriotes de ce qu’ils possédaient.
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Il est intéressant de savoir de quel degré de civilisation un Fuégien était susceptible, et ce qu’il ferait de ses notions d’homme civilisé, s’il venait à retourner dans son pays, chez ses compatriotes. Cette curieuse expérience a été faite et voici quels résultats elle a donné.
En 1826, le capitaine Fitz-Roy amena deux Fuégiens et une Fuégienne en Angleterre. L’un d’eux, Jemmy Button devint bientôt un gentleman élégant, parlant assez bien l’anglais, portant toujours des gants et très vexé quand ses bottes bien cirées étaient par hasard salies. Au bout de trois ans de séjour en Angleterre, on le ramena chez ses compatriotes, on lui construisit une maison et on lui laissa de nombreux instruments et même un missionnaire. Un an après, le vaisseau repassait par le même endroit. Le gentleman accompli était redevenu un sauvage nu et grossier. Bien qu’un peu honteux d’abord, il déclara qu’il était parfaitement heureux de son état et ne désirait pas retourner en Angleterre. Quant au missionnaire, il était temps qu’on arrivât pour le rapatrier, car sa destinée prochaine paraissait d’être mangé.
Des faits analogues ont été observés chez bien des sauvages et nous montrent combien la civilisation a peu de prise en réalité sur eux. Nous possédons de nombreux exemples de sauvages amenés dans nos villes, y ayant reçu une éducation classique et qui, ramenés dans leur pays se dépouillent aussitôt de leur vernis d’éducation. On cite même un Botocudos qui retourna à la vie sauvage après avoir été reçu docteur en médecine. Les Peaux-Rouges, auxquels les Américains offrent gratuitement des territoires, des habitations et de la nourriture, préfèrent la vie sauvage à la vie civilisée; et cela, pour cette unique raison que, depuis des siècles, ils sont adaptés à l’une et ne le sont pas à l’autre. L’influence des ancêtres, c’est-à-dire l’hérédité, est toute-puissante sur l’homme.
Quelle qu’en soit, du reste, la cause, les peuples que nous qualifions d’inférieurs sont contents de leur sort et n’en veulent pas changer. Il n’y a pas un seul exemple qu’un peuple civilisé ayant réussi à imposer sa civilisation à un peuple beaucoup moins avancé que lui. Le contact des nations civilisées modernes n’a généralement d’autres résultats que d’anéantir rapidement les peuples inférieurs soumis à ce contact. Anéantissement parfois tellement complet que quelques-uns, les Tasmaniens par exemple, ont disparu jusqu’au dernier homme. Les Peaux-Rouges de l’Amérique semblent destinés à subir le même sort. Sans doute, si le peuple envahi a déjà atteint un certain degré de culture, la nation envahissante pourra bien lui imposer, par la force, sa langue, son industrie, ses institutions et ses croyances; mais cette langue, cette industrie, ces institutions, ces croyances éprouveront bientôt des transformations profondes en rapport avec la constitution mentale du peuple que les a subies. Les transformations que les barbares imprimèrent en Gaule à la civilisation romaine pour l’adapter à leurs besoins est un des nombreux exemples que l’on pourrait citer en passant. Si, -ce qui me paraît douteux, - les institutions que le Japon a empruntées à l’Europe ont un succès durable, elles devront subir des transformations profondes; or, de telles transformations sont toujours l’oeuvre de siècles et jamais l’oeuvre d’un jour. Mille ans de moyen âge ont été nécessaires pour enfanter la Renaissance. L’état présent d’un peuple est toujours la conséquence de son état passé, comme la plante est la conséquence de la graine. Une forme supérieure ne peut être atteinte qu’après avoir passé par toute une série de formes inférieures. De lentes accumulations héréditaires ont créé la constitution d’un Fuégien, d’un Chinois ou d’un Arabe. D’autres modifications héréditaires accumulées pendant plusieurs siècles peuvent seules les transformer.
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Nous venons de voir, par l’étude des Fuégiens, ce que durent être les conditions d’existence de nos premiers pères; conditions fort dures, si nous les comparons à notre existence actuelle; mais conditions en rapport avec leur façon de penser et de sentir et qui sans doute ne leur paraissaient pas dures.
Ces reconstitutions du passé ont entièrement détruit nos anciennes croyances relatives à l’existence heureuse des premiers hommes, et montré que l’âge d’or des poètes fut un état de férocité pure. Elles ont détruit, du même coup, les conceptions que se faisaient de l’homme primitif les philosophes et les savants du dernier siècle. L’archéologie préhistorique n’existant pas alors, ils n’avaient que leur imagination pour guide; et vous voyez à quelles fantaisies bizarres cette imagination les avait conduits. Des écrivains comme Diderot, Buffon, Rousseau notamment, décrivaient alors l’homme primitif comme un être doux, bon, bienfaisant, utilisant ses loisirs à disserter à l’ombre des chênes. Cet être primitivement bon, les sociétés seules l’avaient perverti et pour voir l’âge d’or régner de nouveau sur la terre, il n’y avait qu’à revenir aux institutions des premiers hommes. On les eût étrangement surpris en leur montrant, par l’étude des sauvages, que l’état de nature des philosophes était une fort vilaine chose, l’homme non civilisé un bien triste animal, que les sauvages se rapprochant le plus de l’homme primitif vivent dans un état qu’on ne peut guère comparer qu’à celui des bêtes féroces; ne connaissant d’autres lois que la force, tuant et pillant tous ceux dont ils n’ont rien à craindre, se débarrassant de leurs parents âgés en les massacrant; considérant leurs femmes comme des bêtes de somme, bonnes uniquement à être mangées quand l’âge les a rendues inutiles. S’il fallait créer des institutions pour de tels hommes, ce n’est pas le régime paternel rêvé par les philosophes qui pourrait leur convenir, mais bien ces lois de fer ignorant la pitié qui, chez tous les peuples antiques, furent les lois des premiers âges.
Je n’insisterai pas davantage sur l’intérêt scientifique et philosophique que présente l’études des Fuégiens, et du reste, de tous les sauvages pour la reconstitution du passé de l’homme. Ces races inférieures ont été dédaignées pendant longtemps. Ce n’est qu’à elles, je le répète encore, que nous pouvons demander, par l’intermédiaire des voyageurs, les documents nécessaires pour tracer l’histoire des formes successives par lesquelles toutes les société humaines ont successivement passé et comprendre les nécessités qui régissent leur développement.
Gustave Le Bon - Conférence donnée lors de la séance de la Société de Géographie du 2 décembre 1881.
(publiée dans le Bulletin de la Société de Géographie - 1883, pp. 266-278)
Crédit des illustrations :
Acte de décès : Racines en Seine
Photos 1 à 6 : Bibliothèque nationale de France - Gallica
Photos 7 à 10 : Museum national d'histoire naturelle (Paris)
Crédit des illustrations :
Acte de décès : Racines en Seine
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Photos 7 à 10 : Museum national d'histoire naturelle (Paris)
TOUS LES BILLETS DE LAVIGUE SUR LES FUEGIENS
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