Un paravent sépare le bal du café.
Lorsqu'on a franchi cette mince
frontière, une voix vous arrête poliment : « Cinq francs pour le cavalier et quatre pour la danseuse ! »
Une grande salle rectangulaire
peinte en vert, avec une scène pour
les musiciens, un parquet pour les
danseurs, une galerie pour les curieux. Neuf heures. Le piano cause
avec la clarinette et le violoncelle
allume son cigare au feu du banjo.
Le marbre des tables est encore
vierge. Accoudé à la rampe, un spectateur venu trop tôt somnole.
Mais c'est un bal qui ne ressemble pas à tous les bals.
Attendez.
Une femme entre, puis une autre,
puis un couple. Et voici d'autres
femmes, d'autres couples, encore
d'autres. Manteaux corrects, chapeaux discrets, feutres et pardessus.
En dix minutes, tout un public mat, rassemblé là, semble conspirer.
Le patron vient de donner un coup
de pouce aux trois commutateurs.
Flots de lumière. Et tous les visages
s'éteignent. Question de peau. Les
yeux seuls luisent, montés à rotule.
Aussitôt les quatre musiciens magnifiquement encaustiqués répondent
au signal. Deux grosses lèvres sucent
le bec d'une clarinette, deux mains
empoignent le sapin verni du violoncelle, dix doigts cendrés s'accrochent aux cheveux du banjo et deux
paumes décolorées plaquent les premiers accords.
En avant !
Il faut regarder de haut, pour bien voir.
Beaucoup de bonnes extasiées, en
jersey de soie et souliers clairs; un
quartier-maître en vareuse tourne
autour de sa manche barrée d'une
double sardine d'or; un boxeur à
nuque énorme, au front plat, sanglé
dans un veston aubergine, fait face à
une nourrice de la vieille époque,
coiffée du madras avec fichu bariolé
et jupe à plis; un clerc en jaquette
bordée, ajuste ses lunettes d'écaille.
Il y a aussi quelques étudiants cérémonieux, sombres, très sombres, et
puis toute une humanité indéfinie.
En vingt minutes, la cohue.
Mais une cohue ordonnée, sage et
pas vulgaire. La lumière du lustre,
qui tombe à pic sur les fronts, fait
luire les nez épanouis, avive la doublure des lèvres, hérisse les mâchoires de dents éclatantes. Elle
s'amortit sur la housse crépue de
tous ces jeunes crânes, solidement
doublés d'astrakan.
Les femmes, vues de haut, animent
ce parquet ténébreux de teintes
étranges, rarement indiscrètes. Le
bleu sur la gorge sombre, s'argente,
a des reflets de cendre froide, le
rouge s'humanise, le vert s'étiole.
C'est à cause de la peau couleur de
terre, qui mange les tons et place un
peu partout ses touches de bitume.
Pourtant un feutre vif broché de
strass rutile, lance un appel criard,
sauvage et bref. Avertissement. Le
tableau change, ou bien on l'a mal
vu.
Voici deux corps accrochés l'un à
l'autre. L'homme, un géant, balance
le torse et se dandine, les yeux baissés. La femme lui a posé les deux
bras sur les épaules et laisse ses
mains pendre. Ils dansent ainsi lourdement, sérieusement. Le clerc en
jaquette sépare un couple de jeunes
filles, tire l'une par le poignet, l'entraîne et rit en découvrant une formidable denture. Deux femelles
qu'une étreinte noue se frôlent en
cadence, puis se rejettent, l'oeil mauvais. Leurs flancs tressaillent, leur
buste se cambre, leur croupe s'insurge. Un cavalier seul se disloque,
genoux rentrés, pieds pivotants, coudes écartés. Le matelot a dégrafé sa
vareuse et mâchonne un cigare en
tressautant, comme un mannequin
épileptique. Et tous virent, tournent,
bouillonnent. De la galerie, en guirlande, des masques hypnotisés regardent.
Alcide et son plateau avancent.
Ce vieux garçon de café traîne sans
hâte ses souliers plats, gouverne
avec son ventre, utilise les remous
et aborde ses consommateurs par le
travers, la cafetière fumante. Comme une bacchante cuivrée s'accroche
à lui, le prend à la taille, l'invite à
la valse, il dépose son plateau, plisse
une paupière et tourne tout d'une
pièce, la nuque raide, en soulevant les coins de son tablier. Son crâne
chauve et sa vieille face couperosée
promènent je ne sais quelle bonhomie tempérée au milieu de cette
exaltation tropicale.
Mais l'heure se précipite, la chaleur monte, et l'odeur.
Alcide a disparu depuis longtemps,
absorbé par toute cette chair noire.
L'orchestre titube, recherche avec
des contorsions farouches une mélodie rétive qui hurle, échappe aux secousses d'un rythme toujours plus saccadé. Et devant l'orchestre qu'il
stimule, un récitant égaré, hirsute,
étire sa bouche, défigure son masque projette sa mimique, semble
traduire quelque frénésie secrète et
collective qui fait osciller la salle
entière entre la bestialité et l'extase.
Minuit. Le couvercle du piano s'est
rabattu d'un claquement. Silence.
Les danseurs se sont arrêtés. Ils
épongent leur cou, leurs tempes, leurs
oreilles. Le récitant s'est interrompu,
la bouche ouverte, en retard d'une
mesure. Une fille exaltée bondit sur
la scène, s'agenouille devant l'homme-clarinette, supplie, réclame un charleston supplémentaire et deux
sergents de la coloniale encore fascinés balancent un regard trouble.
Il faut dix secondes pour que
l'ivresse se dissipe et que la réalité
du lieu s'infiltre dans les paupières.
Dix secondes pour que le boxeur
regagne sa place, décroche son chapeau et sombre dans un pardessus
rose; vingt secondes pour que le
clerc de notaire discipline ses moites
ondulations et retrouve son cache-col; une demi-minute pour que deux
femmes que la haine fascine éteignent leur regard fauve.
Puis la salle se vide lentement
sous l'oeil de l'agent.
Tous ces visages noirs s'évanouissent dans la nuit noire, obéissants,
disciplinés, respectueux. La rue les
canalise, le froid les étouffe. Ils grelottent comme jadis sur le bateau
approchant du golfe de Gascogne. La vie les reprend un à un, les isolera
demain sur le trottoir, au bureau,
dans la cuisine, à l'étude.
Jusqu'au samedi suivant où, rassemblés de nouveau, intolérants et
fétichistes, ils retrouveront la Martinique et la Guadeloupe dans un petit café de la rue Blomet.
Georges Le Fèvre - Le bal noir de la rue Blomet (Le Journal, 7 janvier 1928)
Source : Bibliothèque Nationale de France - Gallica
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