Les danseurs russes, les musiciens
noirs des Etats-Unis ont pris d'assaut la butte Montmartre; les
Asiatiques ont colonisé le Quartier dit
Latin ; l'Arabie, malheureuse, occupe
l'Arsenal et les abords du Jardin des
plantes; l'Europe et l'Amérique centrales ont des comptoirs boulevard du
Montparnasse. Trois fois par semaine,
les Antillais de Paris se réunissent à
Vaugirard, dans une salle enfumée, pour
y retrouver, à défaut de l'atmosphère de
leurs îles natales, un peu de ce mouvement naïf, de ce bruit enfantin qui,
déjà, s'efforçaient à combattre la nostalgie dans la case de l'oncle Tom.
Cela ne date pas d'hier. Il y a bien
vingt-cinq ans que, chaque dimanche,
cinq ou six titanes aux madras bariolés,
vêtues d'une redingote à ramages, venaient caqueter là entre deux griseries
de valses lentes avant de retourner prendre, chez quelque colonel d'infanterie
de marine, le torchon et le plumeau.
Depuis, et surtout au cours de ces dernières années, le bal s'est organisé. De
tous les quartiers de la capitale afflue,
le jeudi, le samedi et le dimanche soir,
une clientèle nombreuse de danseurs en veston, de danseuses aux robes voyantes,
du type antillais moyen, s'exprimant
souvent dans le savoureux patois créole.
Chez eux, ils seraient des nègues z'habitants en soirée. Ici, ce sont des transplantés qui ne s'étreignent et ne s'enlacent aussi cordialement que pour
mieux se sentir les coudes.
Une titane authentique |
Aucun signe extérieur ne révèle la
spécialité de la maison. Vous pourriez
passer vingt fois devant ce « bistrot »
et son comptoir d'étain pour chauffeurs
de taxis, avant de soupçonner la nature
de ses coulisses. Pour pénétrer, tout au fond, dans la salle où, dès neuf heures,
on se trémousse, point n'est besoin, cependant, de montrer patte noire. Sans
distinction de couleurs, tout le monde
peut danser ici.
Renversé sur une chaise, devant le vestiaire, un grand nègre aux allures de
pacha tombé dans la démocratie délivre
au passage des tickets, des compliments
et des sourires. Et tout de suite, le seuil
franchi, on se trouve ailleurs, très loin,
quoique rien dans la décoration de l'établissement ne contribue à lui assurer
un caractère exotique.
Une salle rectangulaire peinte à
l'huile, d'un vert de légumes fanés, et
qui pourrait être un garage. Là-haut,
pour les spectateurs, une galerie continue à balustrade de bois. comme dans
les cours d'auberges espagnoles. Au
fond, une estrade élève, l'orchestre. Quelques tables, des chaises de square le long
des murs. Et puis, dans une brume bleue
que traversent des nasillements de clarinette et un tintamarre de vaisselle cassée, sur un rythme de sabbat, quarante
couples crépus qui ondulent et se tortillent.
Le joueur de vaisselle |
La sobre élégance des musiciens tolère
tout juste la pochette de soie éclatante
retombant sur le cœur, et le soulier verni. Le pianiste et le violoniste pourraient
figurer dans un casino. Aussi noir
qu'eux, le clarinettiste est déjà plus
nègre; son instrument passe de droite
à gauche comme la trompe d'un éléphant
nerveux, et son pied, parfois, frétille.
Derrière lui, effacé, mais bruyant, est
assis le joueur de vaisselle. Ses mains
écartées tiennent une sorte de gros tube
dans lequel il agite, au moment de s'en
servir, de mystérieux débris qui proviennent peut-être des verres et soucoupes brisés par les consommateurs.
Le plus beau, le plus adroit opère à la
fois sur le tambour et la grosse caisse.
Quand il allonge un coup sec aux cymbales, d'un bras qui semble se dédoubler, on dirait qu'il les rappelle à l'ordre, et son front ondulé menace le vide
comme celui d'un taureau. Pour les
tangos, l'orchestre noir abandonne la
place à un seul accordéoniste, métropolitain celui-là, qui, étirant le langoureux
caramel de son répertoire, prend des
airs de visage pâle en pénitence.
Et l'on danse. Où donc sont les pittoresques biguines de Fort-de-France et
de La Pointe-à-Pitre ? On danse comme
à Montmartre, à la Bastille et ailleurs.
Tout au plus observe-t-on un peu de
fantaisie dans les pas des hommes et le
déhanchement des femmes. Seulement,
la souplesse noire rend plus harmonieux
les sautillements importés des Etats-
Unis. Des gens qui, de leur vie, n'assistèrent à un tam-tam, reprochent aux
danses modernes de rappeler la bamboula. Pourquoi faut-il que les nègres
expatriés dédaignent les danses de leur
pays?...
Deux Tizanmies |
Tout de même, à bien regarder, et
surtout à mesure que l'atmosphère
s'échauffe, on s'aperçoit que, l'ensemble
s'animant, les détails prennent plus de
caractère. Torse en arrière et regards
rieurs, cette câpresse et cette quarteronne
aux cheveux vainement laqués seraient
très tropicales sans leurs robes de crêpe
georgette et leurs 44 fin saumonés. Ce sous-officier de la coloniale, resté fidèle
au dolman noir, au pantalon bleu, et
qui n'a de kaki que le visage, nous ramène d'un quart de siècle en arrière, au temps où ses pareils veillaient sur
Béhanzin, exilé près de Fort-de-France.
Et voici enfin une titane authentique :
un joli foulard de soie à rayures jaunes,
aux pointes en ailes de papillon, coiffe
gracieusement sa chevelure crêpelée à
reflets bleus. Suivant une tradition à
peu près perdue, elle a retroussé sur des
bas de coton la gaule bariolée qui laisse voir, comme au siècle dernier, la dentelle d'un jupon blanc. A son cou scintille le « collier-chou » sans lequel il
n'est pas de vraie titane, et, les poignets cliquetants de bracelets, les doigts
chargés de bagues, elle se donne à la
danse des hanches, de la nuque et des
épaules, caoutchoutée, infatigable, paupières mi-closes sur son regard de velours. Arrivée par le dernier bateau,
combien de temps gardera-t-elle le costume de ses aïeules ? Avant six mois,
sans doute, elle portera, comme ses tizanmies parisiennes, la robe courte, les
bas de soie et le chapeau très enfoncé
qui peut laisser croire aux cheveu
lisses. Comme celles qui l'entourent
aussi, elle usera du rouge à lèvres et
de cette poudre de riz qui, au lieu de
blanchir, rend les joues couleur de
cendre.
La titane change de cavalier |
Toutes, cependant, ne donnent pas
dans la même élégance. Une mulâtresse
grande et sèche, type rêvé de la caissière de restaurant pour exposition coloniale, n'a rien laissé au vestiaire. En
tournant, elle semble s'attacher surtout
à conserver en équilibre sur sa tête, à
la manière d'une amphore, le petit chapeau qui la surplombe, et les mains de
son cavalier nouées derrière, sous son
manteau noir, lui font une bosse un peu basse. Une autre, extasiée, dans les
bras d'un poids mouche au regard de
ouistiti, promène horizontalement son
sac à main qui menace les couples au passage. La plus gaie, la plus endiablée
est une débordante matrone vêtue insolemment de bleu électrique et sachant,
faute de mieux, trépider seule.
Il y a des sourires que l'on reproduirait d'un coup de canif dans une
grenade mûre, des regards coulés à l'espagnole rappelant les maisons de danse
de Séville ; mais, malgré le souci de correction et une dignité de commande, la
souplesse acrobatique et très « doudou »
est inimitable.
Là-haut, le balcon s'est garni de spectateurs. Un artiste barbu, peintre ou
sculpteur, observe sans bouger, le menton sur son poing, ce grouillement sombre où de rares danseurs blancs choquent
par une pâleur qui semble maladive.
Chapeau en arrière, foulard à carreaux
sur les épaules, une cigarette aux lèvres,
Francis Carco choisit d'un œil goguenard quelques silhouettes destinées probablement à son prochain livre. Pierre
Mac Orlan a quitté les rives du Morin
pour venir constater ce que sont devenus, de ce côté-ci de l'Atlantique, les
descendants des sangs-mêlés chez qui
ripaillaient, entre deux affaires, les pirates qu'il connaît bien. Quelques beautés blondes emperlées considèrent cette
scène exceptionnelle du même regard un
peu craintif qu'elles accorderaient aux
fauves d'une baraque de toile peinte, à
Neuilly. Çà et là, deux ou trois smokings derrière des monocles et des cigares... On commence à venir au bal
nègre en sortant du théâtre.
La titane en costume danse toujours.
Pourvu que la direction n'ait pas l'idée
de déguiser en jolies filles de La Martinique deux ou trois Sénégalaises de
Montmartre, histoire de corser ses prix!
André REUZE. Croquis d'après nature par RED (Excelsior - 28 juillet 1928)
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