jeudi 5 avril 2018

P. BRINGUIER - Une soirée au Bal Nègre de la rue Lomet



Je me rappelle qu'il pleuvait. C'était une nuit de printemps, lourde, et la pluie semblait tiède et parfumée. La terrasse de ce café était déserte. Seule, vaguement abritée par la corniche de la maison, assise à une table devant un café crème froid qu'elle ne buvait pas, nu tête, un manteau de drap rouge enveloppant ses épaules maigres, les coudes serrés, les yeux fixes, une négresse rêvait. Par les vitres illuminées et fermées arrivait, assourdi, le bruit d'usine de Montparnasse.



Quand Renée sentit que je m'asseyais près d'elle, elle ne manifesta aucune surprise et, sans me regarder, au bout d'un moment, elle dit :
- Cette pluie chaude ressemble à celle de mon pays.

Elle était née à la Maternité, boulevard du Port-Royal, d'une cuisinière sénégalaise, d'un chasseur d'hôtel et d'un hasard de bal musette, et elle n'avait jamais quitté Paris.

C'était une raison de plus pour que les paysages naïfs et violemment coloriés qui auraient dû être ceux de son enfance et qu'on lui avait décrits lui soient une nourriture pour des rêves sans fin. Et c'est elle, ce soir-là, qui me parla d'abord du bal nègre, puis m'y amena.

A Vaugirard, rue Blomet, une guirlande de lampes rouges déchirait brusquement la ligne obscure des façades. C'était un petit café, un simple petit café. Au comptoir, le patron, manches retroussées, lavait des verres et des chauffeurs de taxi mangeaient sur le pouce de la mortadelle et du gros pain. Seulement, à droite, une porte donnait sur une immense arrière-salle et, debout sur le seuil, un grand nègre grave, en pantalon noir, veston gris clair, col cassé et cravate rose, de grosses lunettes d'écaille blanche sur le nez, distribuait pour cent sous des tickets d'entrée. Les uns derrière les autres, comme s'ils allaient à l'office, des noirs entraient. Un autre, en jaquette noire, des bagues aux doigts, sortit en coup de vent, hurla deux ou trois choses à l'homme aux tickets, s'épongea le front avec un mouchoir de soie jaune et rentra.

Renée m'entraina par le bras. Et d'un coup la rue triste de quartier, le comptoir de zinc, les chauffeurs qui riaient la bouche pleine furent effacés. L'atmosphère m'avait absorbé. J'étais chez les nègres.

Ils avaient passé la salle au jaune clair. De grandes fleurs bleues et rouges étaient peintes sur les murs. Une galerie à balustre était soutenue par des piliers de bois. Cela ressemblait un peu aux dancings des petites ville américaines. Nous étions à la Nouvelle-Orléans, à Washington, à San Francisco. Au fond, sur une petite estrade, cinq musiciens entourés d'instruments, se démenaient, se jetaient alternativement sur un archet, une cymbale ou un saxophone. Suant et riant, ils passaient ainsi de la contrebasse au violon et de l'accordéon au piston, bouchant le pavillon de leurs trombones avec des chapeaux melons et les débouchant brusquement pour en tirer des sons plus pathétiques, faisant sauter les baguettes du tambour plat. Et ils jouaient des choses successives sur le même rythme saccadé, exaspéré, maladif. L'un d'eux, devant l'estrade, les genoux ployés et les hanches dansantes, hurlait dans un gigantesque porte-voix de fer-blanc, des monosyllabes mystérieuses qui aidaient à la cadence. Et les nègres dansaient. Collés ventre à ventre, les visages à quelques centimètres, ils mimaient une sorte de danse sacrée ou de danse érotique. A force d'entêtement, ils avaient réussi à faire du fox-trot une danse nationale.

Les hommes tenaient leur cavalière des deux mains un peu au-dessous de la taille. Elles s'accrochaient des deux bras au cou de leurs cavaliers, et un mouvement lent et souple des jambes, fébrile des hanches, entraînait le couple. 

Il y avait des domestiques et des grooms encore en tunique rouge, des soldats en chéchia, des ouvriers sans col et aux mains couleur de rouille. Et des robes légères à grands ramages, des chignons luisants ramenés sur la tête, des chemises d'homme empesées sous des complets à grands carreaux, verts sur fond beige et des tricots de grosse laine mal teinte en lie de vin. Dans un coin, un nègre gros était assis. Il avait un visage large et quand il riait, en écartant ses lèvres roses en dessous, on voyait ses dents gâtées qui alternaient avec ses dents en or. Une triple chaîne d'or massif faisait un feston sur son ventre. De ses deux mains de tueur, il serrait par la taille deux filles très jeunes aux robes pareilles, bleu pâle semé de roses.

Un autre, grand, sec, en cheveux blanc, revêtu d'une redingote un peu froissée, dansait sans arrêt avec une grosse dame dont la robe semblait taillée dans un rideau de toile de Jouy. Près de la porte, le visage sournois et comme apeuré, un légionnaire, le képi cassé sur les yeux, regardait. Presque contre lui, quatre femmes assises ensemble parlaient toutes à la fois d'importantes questions d'office, et on voyait luire doucement, au milieu du bouquet de leurs gestes, la fleur pâle de la paume de leurs mains.

D'autres blancs que moi étaient entrés. Ce n'était pas encore la ruée des snobs que l'on vit quelques mois plus tard à cet endroit. Mais déjà le pittoresque en avait été éventé et des gens de Montparnasse se glissaient jusque-là. Il y avait des femmes blanches en toilette de soirée, et des smokings. A une table, deux Américaines très blondes et deux hommes aux cheveux plaqués, buvaient un champagne poussiéreux que le patron, alerté par les garçons étonnés, était allé chercher au fond de sa cave personnelle. il ne dansaient pas, naturellement. Ils sentaient bien que leurs attitudes d'occidentaux glacés feraient parmi les autres une opposition insupportable. Brusquement, un noir, un soldat s'approcha de la table et invita l'une des Américaines.

Il y eut trois secondes de surprise. Les hommes toisèrent le nègre, l'autre femme saisit le bras de sa compagne. Mais celle-ci regarda fixement l'audacieux, se leva et se colla contre lui. La danse fut longue. Les deux bras du nègre étaient cloués le long du dos nu de sa danseuse, ses dix doigts écartés semblaient d'étranges fleurs brodées sur la robe perlée et sa bouche gris rose soufflait à deux centimètres des yeux laqués de vert.

Quand la musique s'arrêta, l'Américaine revint s'asseoir, un peu pâle et comme brisée. Celui qui devait être son compagnon ricanait doucement avec une lueur de fureur dans les yeux. Il regarda autour de lui et, dès que l'orchestre reprit, il se leva et alla chercher Renée à côté de moi. ils se mirent à danser d'une manière grotesque car lui, très rouge, l'écrasait contre sa poitrine et s'efforçait d'imiter, de caricaturer le rythme des nègres. Renée, gênée, cachait sa tête contre l'épaule du revers de soie. Ils se séparèrent à la fin. A la table, la femme aux yeux verts riait insolemment. Alors, lui ne lâcha pas le bras de la négresse et l'emmena s'asseoir avec eux. L'homme et la femme devaient être également furieux, mais par défi ils augmentaient leur rire et doublaient les marques de sympathie grossière à Renée. Le patron dut envoyer chez un voisin chercher du champagne. L'Américaine avait attiré la danseuse contre elle et la couvrait de caresses. Lui, apoplectique, lui caressait une jambe sous la table. Ils finirent pas se lever tous les trois, par laisser leurs amis qui avaient assisté à la scène avec des mines dégoûtées et par s'en aller.

Le bal mourrait. Le légionnaire, la tunique déboutonnée, le képi en arrière, une fleur artificielle à la bouche, caressait les hanches d'une Martiniquaise aux yeux cerclés d'or. La musique tue, des couples s'accotaient au mur sans se lâcher et visage contre visage, restaient là, immobiles, impuissants à se quitter.

Les deux soeurs aux robes bleues semées de rose, les autres, toutes les Angelina, les Prudence, les Zélie et les hommes en jaquette et en pantalons à carreaux , les Horace, les Claudius, les Séraphin s'en allaient en défilant devant les chauffeurs de taxi ou d'autres qui mangeaient toujours de la mortadelle. 

Comme j'allais sortir, Renée revint.
- Ils m'ont emmenée chez eux, me dit-elle. Nous avons encore bu. Mais ça a failli très mal tourner. Ils se sont disputés à mon sujet et ils se sont mis à se battre. Ils étaient saouls. Je suis partie.

La pluie était devenue légère et douce. Nous remontâmes jusqu'à Montparnasse. Renée était triste. A quoi rêvait-elle ? Aux civilisés brutaux aux instincts déformés, ou bien à sa race, aux vraie danses autour des feux, dans les clairières, qu'elle ne connaîtrait jamais...

C'est un soir comme celui-là, des mois plus tard, qu'elle rencontra dans la salle jaune de la rue Blomet, les Weiler...

Paul Bringuier (Détective n°51 - 17 octobre 1929)

Tous les billets plus ou moins en rapport avec l'Affaire Weiller sont ICI

1 commentaire:

  1. J'ai oublié ce jour là de citer mes sources
    .

    Paroles de la chanson Bourree De Complexes par Boris Vian
    Elle s'appelle Marie-France, elle a tout juste vingt ans
    Et elle vient d'épouser un inspecteur des finances
    Un jeune homme très brillant, qui a beaucoup d'espérances
    Mais depuis son mariage, chacun dit en la voyant :

    Bourrée de complexes
    Elle a bien changé


    Faut la faire psychanalyser
    Chez un docteur pour la débarrasser
    De ses complexes à tout casser
    Sinon elle deviendra cinglée

    Elle s'ennuie tout le jour dans son bel appartement
    Et pour passer le temps, elle élève dans sa baignoire
    Des têtards et le soir quand son mari est rentré
    Elle préfère s'enfermer avec ses invertébrés

    Bourrée de complexes
    Elle est dérangée



    Il n'y a rien à espérer
    Il n'y a vraiment qu'à la laisser crever
    Tout ça pas' qu'elle a épousé
    Un coqu'licot déjà fané

    Elle s'est inscrite au Racing pour y apprendre à nager
    Les têtards tôt ou tard ont fini par l'inspirer
    Et là-bas un beau soir, elle a enfin rencontré
    Un sportif, un mastard, un costaud bien baraqué

    Bourré de complexes
    Et tout a changé

    Car il est v'nu vivre chez eux
    Et l' coqu'licot soudain s'est senti mieux
    Ayant repris toute sa vigueur
    Il a enlevé le maître nageur.

    Adieu les complexes
    Finis les complexes
    Elle a changé d' sexe
    Tout est arrangé


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