1908 |
Lundi 9 mars - Lundi soir, au bal des Mille-Colonnes, rue de la Gaîté.
Une salle surchauffée, électrisée de fluide humain, saturée d'exhalaisons rousses comme du brouillard en novembre. Des fresques criardes s'assortissaient aux hurlements des cuivres de l'orchestrion.
Des ouvriers endimanchés, nombre d'apprentis de métiers vagues et surtout une nuée de ces êtres réfractaires et asymétriques que l'engeance qui les traque et les méprise appelle voyous s'y trémoussaient deux par deux ou avec des danseuses le plus souvent veules et bonnes filles.
Par moment, dans cette cuvée de jeune chair gueuse, le remous ressemblait à une ébullition.
Dans le tas des lurons, qui s'affriolaient de houblon, d'alcool, de vertige et de chair, l'un d'eux mémorable, - à preuve ce récit, - nous requit aussitôt par son galbe hors pair, une étonnante souplesse de mouvements, une élégance inattendue.
Ce sont ces lignes de Georges Eekhoud qui s'imposent immédiatement à ma pensée. Bal parisien ou bal flamand, le décor est le même et, la pipe en moins, remplacée ici par le crapulos et la cigarette, les acteurs se valent, peut-être plus souples, plus dégingandés ici qu'en Belgique. Les femmes, toutes jeunes, d'une maigreur ondulante avec toutes déjà de long bandeaux plats de Mlle de Mérode, sont bien des fleurs anémiées et pourtant capiteuses du trottoir de Paris, apprenties ou modèles pour la plupart, et pour la plupart aussi petites marmites à renversements de quelqu'adoré petit homme. Les mâles jeunes, l'air débraillé et casseur dans des complets de velours marron, ont malgré tout un affinement d'ouvrier de grandes villes, une grâce canaille et spirituelle, et puis quelle pétulance réjouissante dans la gargouillade et l'entrechat ! C'est bon jeu, bon argent qu'ils fringuent sans relâche, happant victorieusement au passage leurs danseuses, pirouettant en toupie sur le talon et c'est un plaisir que de les voir empoigner dans une étreinte goulue la fille préférée de la semaine ou du soir; car ils dansent toujours avec la même, affichant cyniquement leur désir, les mains à la taille les yeux dans les yeux et de l'humide aux lèvres, et puis des pantomimes, des scènes de jalousie ! Le personnage même d'Eekhoud, l'inattendu et galbeux danseur de sa nouvelle, est là qui piaffe et se cambre au milieu d'un quadrille avec salutations comiques et d'étonnantes révérences adressées à sa casquette, oui, à sa casquette posée à terre à la place de sa danseuse, car sa femme, une grande brune à face étroite, ne lui permet pas de danser avec d'autres gonzesses, et comme le gars ne veut pas en manquer une, par bravade il fait le quadrille avec sa défoux, l'emblème même de sa profession de mâle trop aimé, remplaçant la danseuse interdite.
Aussi de quels bravos, de quels rires on l'encourage; les aminches et les jolies filles font cercle autour de lui. La femme, elle, les yeux mauvais, fait une gueule au premier rang de la galerie, et lui surexcité ose tous les tortillements, risque des ronds de jambe, des appels de pieds et de mains et des ruades, il se déhanche en retroussant les pans de son veston comme une jupe de femme, salue jusqu'à terre la casquette figurante et, croupe en l'air, comme un qui joue à saute-mouton, passe entre ses cuisses la gouaillerie de sa face qui rit, et devant toute cette frénésie, cette obscénité de gestes et d'attitudes certainement canailles, vrai régal pour la galerie, une certaine vanité nous chatouille de songer que nulle part au monde un homme du peuple n'aurait dans sa mimique cette impertinence et cet esprit : Ce cavalier seul d'un marlou soupçonné avec sa casquette est un fait essentiellement parisien : il n'y a que Gavroche pour avoir de ces fantaisies, et cette bravade innocente à la marmite, qu'il pourrait si facilement floper, nous semble bien digne d'un arrière petit-fils de Richelieu ou de Lauzun.
Jean Lorrain (sous le pseudonyme de Raitif de la Bretonne) - Pall-Mall Semaine, Le Journal, 16 mars 1896
En complément, le texte d'Eekhoud - Le Tatouage (1896)
Dominique Leca, l'amant de Casque d'Or (1902) |
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