PENSER LA NUIT DEBOUT AVEC DELEUZE ET GUATTARI
"Pour une machine de guerre, toute la question est de
savoir comment perpétuer la fuite, la faire prospérer et augmenter sa puissance
c’est-à-dire comment connecter les flux en présences avec d’autres flux. Le
mouvement « Nuit-Debout » est précisément au cœur de ce type de problématique.
"
Cet article a pour objet d’étude la pensée de Gilles Deleuze
telle qu’elle est développée dans deux chapitres de Mille Plateaux (1980)
co-écrit avec Félix Guattari : « Micropolitique et segmentarité » et «
Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible ».
Nous chercherons à exposer les grandes lignes théoriques
d’une philosophie originale, permettant d’aborder à nouveaux frais les
phénomènes de la vie contemporaine. Pour ce faire, nous résumerons tout d’abord
les éléments essentiels de son ontologie tels qu’énoncés dans l’ouvrage
Différence et Répétition (1968). Puis, nous aborderons ce qui constitue le cœur
de l’article, à savoir, la question des rapports entre « horizontalité » et «
verticalité ». Cette problématique traverse de toute part la philosophie
deleuzienne (ontologie, physique, éthique, politique), faisant de cette
dernière une clef d’approche indispensable pour comprendre certains des enjeux
les plus importants de notre actualité. C’est pourquoi nous tenterons
finalement de développer quelques pistes de réflexion possibles, et à partir
des concepts exposés, autour du mouvement Nuit-Debout
Imaginons…. Un Univers abstrait ou Machine abstraite se
déployant selon deux modes ou deux Plans théoriquement distincts, comme deux
manières de percevoir le monde.
D’un côté le Plan d’Immanence, de l’autre le Plan de
Transcendance :
Le Plan d’Immanence est le nom qui sert à qualifier tout un
micro-monde horizontal, par opposition au Plan de Transcendance qui qualifie un
macro-monde vertical. Nous pouvons déployer ces derniers par grandes
oppositions abstraites et selon les différents champs de la connaissance :
Physique, Ethique, Politique.
POINT DE VUE DE LA PHYSIS :
Le Plan d’immanence incarne le règne du « moléculaire ». On
y trouve des ensembles infinis de particules que Deleuze nomme multiplicité.
Ces ensembles de particules ou multiplicités ne cessent d’entrer en
interactions les unes avec les autres pour former des agencements entre
multiplicités. Comment une multiplicité ou un agencement entre multiplicités se
définissent-ils ?
Une multiplicité ne se définit pas par un contour précis ou
une limite visible qui permettrait de considérer un objet fini distinct d’un
autre, néanmoins unemultiplicité n’est pas un pur chaos moléculaire et désigne
un ensemble tout à fait déterminé se déclinant selon deux aspects :
1. Une « Longitude » : c’est-à-dire un certain rapport de
mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur entre particules. Le rapport
particulier de mouvement et de repos que prennent entre elles des particules
définit le champ extensif d’une multiplicité.
2. Une « Latitude » : c’est-à-dire un certain degré de
Puissance ou Affect qui lui définit l’Intensité propre à une multiplicité.
L’Affect diffère du sentiment personnel ou personnalisé, il incarne plutôt une
puissance propre qui fait vaciller le moi : « Si bien que le moi n’est qu’un
seuil, une porte, un devenir entre deux multiplicités » (Mille Plateaux,
p.305).
Nous sommes donc face à une physique moléculaire au sein de
laquelle des multiplicités se singularisent en fonction d’un certain rapport de
mouvement et de repos qui anime des particules et un certain affect qui les
traversent. Dans cette perspective, un corps se définit désormais par sa
latitude et sa longitude propre :
« Il faut essayer de penser ce monde où le même plan fixe,
qu’on appellera d’immobilité ou de mouvement absolu, se trouve parcouru par des
éléments informels de vitesses relatives, entrant dans tel ou tel agencement
individué d’après leurs degrés de vitesse et de lenteur. Plan de consistance
(ou Immanence) peuplé d’une matière anonyme, parcelles infinies d’une matière
impalpable qui entrent dans des connexions variables. » (Mille Plateaux, p.312)
Le plan de Transcendance, lui, incarne le royaume du «
molaire » par opposition à celui du « moléculaire ». Il ne s’occupe que de
formes et de substances qui constituent des choses finies, c’est-à-dire des
sujets et des objets, des sentiments subjectivisés et des perceptions de
formes.
Les choses y sont considérées à partir de ce que Deleuze
nomme une « segmentarisation binaire ». La binarité est un mode opératoire qui
appartient au molaire et fonctionnent selon de grandes oppositions duelles :
Entre sexes (masculin/féminin), classes (prolétaire/bourgeois), partis
(droite/gauche) etc.
En un certain sens, nous sommes habitués à cette façon
d’opérer et de percevoir car le mode de pensée occidental est particulièrement
familier avec celui du plan de transcendance. Ce n’est pas par hasard si Aristote,
au fondement de la philosophie occidentale, définissait l’acte de connaissance
comme un acte de la vision, et en effet, c’est bien le sens visuel qui
constitue le modèle perceptif d’un tel plan. L’œil humain ne perçoit que des
formes et des substances, des sujets et des objets.
De la même manière, nous pouvons par exemple opposer
schématiquement la musique occidentale fondée sur les formes sonores et leurs
développement d’avec la musique orientale plus accès sur les variations de
vitesses et de lenteurs.
POINT DE VUE ETHIQUE :
On appelle Devenir ou Désir un flux de particules qui
passent « entre » deux multiplicités.
Autrement dit, un devenir est un mouvement qui fuit entre le
point A (multiplicité) et le point B (multiplicité). Ainsi pour Deleuze un
devenir constitue une « ligne de fuite », il fuit entre deux ensembles et
emporte avec lui particules et affects pour composer un flux commun. Un bloc se
forme entre des termes hétérogènes et file suivant sa propre ligne. De tels
flux et de tels devenirs (qui forment une ligne de fuite) sont la réalité même
du désir sur le Plan d’Immanence :
« DEVENIR, C’EST, À PARTIR DES FORMES QU’ON A, DU SUJET
QU’ON EST, DES ORGANES QU’ON POSSÈDE OU DES FONCTIONS QU’ON REMPLIT, EXTRAIRE
DES PARTICULES ENTRE LESQUELS ON INSTAURE DE NOUVEAUX RAPPORTS DE MOUVEMENT ET
DE REPOS, DE VITESSES ET DE LENTEURS, LES PLUS PROCHES DE CE QU’ON EST EN TRAIN
DE DEVENIR, ET PAR LESQUELS ON DEVIENT. C’EST EN CE SENS QUE LE DEVENIR EST LE
PROCESSUS DU DÉSIR. » (MILLE PLATEAUX, P.334)
C’est en ce sens aussi que le sociologue Gabriel Tarde (dont
la pensée est dite « microsociologique » par opposition à celle de Durkheim «
macrosociologique » ) introduit la notion de flux que récupère Deleuze, et
qu’il définit ainsi : « Un flux est toujours de croyances ou de désir. Les
croyances et les désirs sont le fond de toute société, parce que ce sont des
flux « quantifiables » à ce titre, véritable Quantité sociales (…) » (Mille
Plateaux, p.267). Il y a deux façons selon Deleuze de considérer l’évolution
d’un flux, soit par « connexion », soit par « conjugaison » :
1. Une connexion marque la manière dont deux ou plusieurs
flux précipitent leur fuite commune, c’est-à-dire qu’ils additionnent ou
échauffent leursparticules et leurs intensités affectives.
2. Une conjugaison, au contraire, indique l’arrêt relatif
d’un flux par point d’accumulation qui colmate ou bouche une ligne de fuite.
La question de la connexion ou de la conjugaison de flux
désirant est au cœur de l’éthique deleuzienne. Dans le cadre d’une analyse
pragmatique des désirs, il faut prendre chaque cas, étudier leurs
déterminations concrètes c’est-à-dire considérer les flux en présence et leurs
devenirs. En d’autres termes, il faut analyser quels flux peuvent se connecter
avec quels autres et quels sont les dangers qui les guettent. Le danger pour un
flux désirant étant de se trouver arrêté soit par essoufflement du désir, soit
par récupération du flux par un autre plus dominant
Inversement, selon le plan de transcendance, le désir va
d’un point A (sujet) vers un point B (objet). Le désir est ici de l’ordre du
symbolisme ou de la représentation. C’est uniquement lorsque qu’un sujet se
représente l’objet de son désir qu’il en souligne du même coup l’absence. Un
tel sujet sera défini par un manque essentiel.
On peut trouver chez René Girard, autre grand penseur du
désir au XXe siècle, l’apogée de cette pensée transcendante du désir. Dans son
ouvrage Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), il affirme que le
désir comme pure positivité est le fruit d’un certain « mensonge romantique ».
Nul sujet ne désire en vertu d’une puissance intérieure de type héroïque et nul
objet n’est désiré grâce à ses propriétés intrinsèques. Non, le désir se
définissant avant tout par le manque, il suppose donc un troisième terme ou « médiateur
» désignant un certain objet comme étant désirable. Selon la théorie du désir
mimétique ou triangulaire, nous ne faisons qu’imiter le désir de l’autre et ce
sont les conséquences éthiques d’une telle pensée qui pousse Deleuze à rejeter
radicalement cette vision. Car, du point de vue girardien, l’imitation du désir
d’autrui est une source de violence phénoménale lorsqu’elle se fait entre deux
hommes c’est-à-dire entre termes immanent l’un à l’autre. Désirez la femme du
voisin et vous en paierez le prix, l’objet du désir n’étant pas partageable,
les affects de jalousie ou d’envie naissent irrémédiablement et débouchent sur
une violence nécessaire. Dès lors, selon Girard, ce sera uniquement par un
médiateur transcendant que la violence mimétique pourra être dépassée,
médiateur dont le Christ incarne la figure type.
La différence est donc toujours entre le domaine molaire des
représentations (collectives ou individuelles) et celui moléculaire des
croyances et des désirs.
POINT DE VUE POLITIQUE :
Les désirs ou les flux, lorsqu’ils sont pris dans des
devenirs ou des lignes de fuite mutent en ce que Deleuze nomme une « machine de
guerre ». Machine de guerre est le nom pour qualifier sur le plan
micro-politique une ligne de fuite ou un devenir au sens où devenirs et lignes
de fuite constituent toujours l’occupation d’un espace qu’ils réorganisent mais
aussi une sorte de mouvement agressif contre le domaine macro-politique de
l’Etat. Néanmoins, une machine de guerre n’a pas pour objet la guerre elle-même
mais la mutation. C’est lorsque qu’une machine de guerre n’a plus pour objet
que la guerre que cette dernière tourne mal. Dans ce cas, on dira que la
machine de guerre s’est transformée en ligne de mort.
Le passage de l’agression guerrière d’une ligne de fuite
comme effet d’une mutation désirante à la guerre comme objet pur et simple
d’une ligne de fuite marque la dérive la plus dangereuse du désir. D’un côté la
machine de guerre se construit sur un flux de libération, de l’autre elle
constitue la genèse du fascisme. Quoi qu’il en soit, la machine de guerre
échappe toujours en partie à l’action de l’Etat, elle constitue pour ce dernier
une grande menace et tout l’enjeu de la survie d’Etat sera de savoir comment
s’approprier une machine de guerre qui lui est par nature extérieure :
« Nous définissons la ‘‘machine de guerre’’ comme un
agencement linéaire qui se construit sur des lignes de fuite. En ce sens, la
machine de guerre n’a pas du tout pour objet la guerre ; elle a pour objet un
espace très spécial, espace lisse, qu’elle compose, occupe et propage. »
(Pourparlers, p.50)
Pour comprendre à quoi correspond ce concept nous pouvons
prendre un exemple géopolitique :
Soit les grandes invasions barbares européennes au
croisement entre l’Antiquité tardive et le Moyen-âge (entre le 3e et le 6e
siècle après J-C). Les hordes barbares venues de l’Est de l’Europe et des
contrées germaniques, pour des raisons déterminées, quittent leurs territoires
et se lancent sur l’Empire romain d’Occident. Lignes de fuite barbares et
agressions de Rome, de son Etat et de sa pax romana, ces derniers formant une
véritable machine de guerre :
« Voici d’un côté la segmentarité dure de l’empire romain,
avec son centre de résonance et sa périphérie, son Etat, sa pax romana, sa
géométrie, ses camps son limes. Et puis à l’horizon, une toute autre ligne,
celle des nomades qui sortent de la steppe, qui entreprennent une fuite active
et fluente, portent partout la déterritorialisation, lancent des flux dont les
quanta s’échauffent, entraînés par une machine de guerre sans Etat. » (Mille
Plateaux, p.271/272)
Mais la question des machines de guerre s’aborde aussi à des
niveaux bien plus proches de l’expérience quotidienne. Soit un mouvement
étudiant, ouvrier. Une ligne de fuite se forme et s’arrache des cadres
dominants de la vie social (l’Entreprise, l’Université) pour composer un
véritable devenir dans lequel s’engage des flux désirants. Un tel devenir
pourra être dit « révolutionnaire » car il mute en machine de guerre en même
temps qu’il devient c’est-à-dire qu’il se diffuse, se propage occupe de
nouveaux espaces qu’il réaménage de telle sorte que l’Etat ou l’ordre existant
voit en lui une véritable agression. A partir de là, nous pouvons apercevoir
les différents problèmes qui se posent en fonction des perspectives abordées :
Pour une machine de guerre, toute la question est de savoir
comment perpétuer la fuite, la faire prospérer et augmenter sa puissance
c’est-à-dire comment connecter les flux en présences avec d’autres flux. Le
mouvement « Nuit-Debout » est précisément au cœur de ce type de problématique.
Comment connecter le mouvement qui se déploie place de la République à Paris
(ainsi que dans les autres places de provinces) avec d’autres espaces ? Comment
connecter ces flux pour l’instant relativement situés dans le cœur des grandes
villes vers ses extrémités, à savoir les banlieues ?
Mais plus encore, comment se connecter avec le monde rural, comment
emporter les campagnes dans ce devenir ? Une militante disait cette semaine
qu’il faut « faire en sorte que le mouvement passe le périph’ » (Courrier
International) et c’est bien de cela dont il s’agit. Comment faire passer un
flux, afin qu’il traverse des seuils (centres villes ; Banlieues ; campagnes)
pour persévérer dans son élan, et ainsi traverser et occuper de nouveaux
territoires ?
Ce qu’il faut avant tout c’est éviter la « conjugaison » des
flux au profit des « connections ».
Nous disions qu’une « conjugaison » est un arrêt relatif de
flux par point d’accumulation ou par captation. Si le mouvement ou plutôt le «
Plateau » Nuit-Debout (le journal « lundimatin » dans un article récent faisait
la distinction entre la notion de « Mouvement » entendue comme élan uniformisé
sous l’égide transcendante d’un parti ou d’un syndicat d’avec celle de «
Plateau » définit par Deleuze comme sa version immanente : « une région
continue d’intensités, vibrant sur elle-même, et qui se développe en évitant
toute orientation sur un point culminant ou vers une fin extérieure. »)
s’enferme sur la place de la République, s’y fatigue, et finalement s’éteint
alors ce sera une conjugaison par point d’accumulation. L’Etat ne cherche pas
autre chose que de telle conjugaison. L’autre hypothèse possible est celle d’un
arrêt par captation et là encore les exemples ne manquent pas. A date, la
dernière tentative du Ministre de l’Economie de créer son mouvement « En marche
», ni droite ni gauche selon ses dires, incarne au plus haut point cette
tentative néo-libérale de récupérer, capter des flux qui menacent directement
l’intégrité de l’Etat bourgeois moderne. Ou encore, l’enveloppe de près de 600
millions d’euros faite par le gouvernement aux étudiants afin de diviser les
multiplicités en devenir et ainsi affaiblir en le divisant le bloc qu’elles
constituent (étudiants, ouvriers, chômeurs ou le monde du salariat en général).
Se dessine donc ici tout un monde des lignes de fuites et
des machines de guerres qui s’opposent directement à celui de l’appareil d’Etat
et de ses distinctions binaires (Classes, Partis etc.).
Un monde de la micro-politique contre celui de la
macro-politique :
« Du point de vue de la micro-politique, une société se
définit toujours par ses lignes de fuite, qui sont molécularisées. Toujours
quelque chose qui coule ou fuit, qui échappe aux organisations binaires (…). »
(Mille Plateaux, p.263)
{}Nous venons d’opposer théoriquement deux machines
abstraites, comme deux pôles abstraits : D’un côté le Plan d’Immanence et son
univers moléculaire, ses devenirs et ses lignes de fuite, sa micro politique et
ses machines de guerre. De l’autre, le Plan de Transcendance et son univers
molaire, ses formes et ses substances, ses sujets et ses objets, sa macro
politique c’est-à-dire son appareil d’Etat et ses binarités. Ainsi compris, ses
deux plans sont bien distincts et irréductibles.
Mais voilà, concrètement, ces deux pôles ne cessent pas de
se mélanger. Si le molaire constitue un domaine différent de celui moléculaire,
il ne tente pas moins de colmater ou de boucher les lignes de fuite
moléculaires tandis que ces dernières ne cessent pas de faire couler ses flux «
entre » les grands ensembles formés. Nous faisions préalablement une
distinction abstraite entre la musique occidentale de type transcendante et
celle orientale des variations d’affects et de vitesses purement immanente.
Mais concrètement, tout devenir musical comporte et implique un minimum de
formes sonores et de fonctions harmoniques ou mélodiques à travers lesquelles
le musicien fera passer des vitesses et des lenteurs dont le rôle est justement
de réduire au minimum ses formes et ses fonctions :
« Il y a une prolifération matérielle qui ne fait qu’un avec
une dissolution de la forme (involution), tout en s’accompagnant d’un
développement continu de celle-ci. Peut-être le génie de Schumann est-il le cas
le plus frappant où une forme n’est développée que pour les rapports de vitesse
et de lenteur qui l’affectent matériellement et émotionnellement. » (Mille Plateaux,
p.331)
Schumann cherche à développer un rapport harmonieux entre
ces deux plans, mais d’autres comme Pierre Boulez ou John Cage favorisent
largement le plan d’Immanence. Toute la musique contemporaine s’inscrit dans
cette tradition de la recherche d’intensités affectives nouvelles, de
variations infinies de vitesses et de lenteurs contre la production de formes
sonores et mélodiques dont le romantisme est peut-être le plus grand
ambassadeur.
Néanmoins, l’important ici est de souligner se mélange
inextricable des plans car, entre les deux pôles, il existe tout un domaine de
négociation, de traduction. Tantôt les lignes de fuite fissurent et fêlent les
segments molaires, tantôt elles sont attirés dans de véritables trous noirs.
Cette notion de « trou noir » est particulièrement intéressante et désigne,
pour Deleuze et Guattari, un point d’accumulation et de captation des flux
désirants de sorte que ces derniers ne peuvent plus sortir de ces points. En
astrophysique, un trou noir est un objet céleste si compact que l’intensité de
son champ gravitationnel empêche toute forme de matière ou de rayonnement de
s’en échapper et l’analogie avec le désir doit se comprendre de manière
littérale.
Il en va de même dans le champ politique. La notion de «
Classe » par exemple, est une notion qui relève de la macro politique et du
molaire. Elle permet d’opérer de grandes divisions, tranchant grossièrement le
champ social en groupes distincts, figés sur eux-mêmes. Les intérêts de classes
sont ainsi opposés les uns aux autres, le prolétariat contre la bourgeoisie,
permettant à l’Etat d’exercer son pouvoir et d’assurer son règne.
Du point de vue moléculaire, nous aurions plutôt la notion
de « Masse » qui ne peut en aucun cas se réduire théoriquement à celle de
classe. Or, réellement, « classes » et « masses » se mélangent. Ces deux
notions n’ont pas les mêmes contours ni les mêmes dynamiques et pourtant, le
prolétariat peut être compris comme classe et comme masse. Les mouvements du
prolétariat comme masse peuvent sauter d’une classe à l’autre, subir des
mutations, et dégager de nouveaux flux qui viennent littéralement modifier les
rapports de classes : « Il y a toujours une carte variable des masses sous la
reproduction des classes » (Mille Plateaux, p.270). En effet, les classes sont
taillées directement dans les masses, elles les cristallisent mais les masses
ne cessent pas en même temps de couler et de s’écouler des classes.
Nous constatons donc que ces mélanges entre horizontalité et
verticalité concernent tous les pans de la vie, qu’il n’y a pas de distinction
morale à faire entre ces derniers mais plutôt tout un art de la gestion de leur
rapport. Or le rapport idéal entre ces deux Plans n’est pas donné à priori, il
est toujours à faire, à expérimenter. Si nous revenons un instant sur les
évènements parisiens, il est clair que ce qui s’y passe n’est pas de pure
immanence. Bien évidemment, tout un monde des micro-désirs grouillent et se
propagent entre les gens, les sexes, les âges, les sensibilités politiques et
c’est ce qui fait la force de l’évènement. Mais il y a aussi tout une partie
macro-politique qui concerne les prises de décision concrètes dans les AG
universitaires ou autres, décisions d’actions, de dates, d’heures et de lieux
et cette dimension macro politique d’un évènement micro politique est
essentielle. Pour que des flux se connectent et perdurent il faut donc
nécessairement qu’ils se conjuguent mais pas dans n’importe quelles conditions.
Il y a certaines conjugaisons dont on ne revient pas, c’est pourquoi ces
dernières doivent être partielles et limitées, juste assez pour que les temps
d’arrêts qu’elles marquent soient comme des prises de souffle, des appels d’air
relançant la dynamique des flux. Le vocabulaire conceptuel deleuzien nous place
au cœur des questions stratégiques de la Nuit-Debout. Combien de conjugaisons
partielles seront nécessaires (exemple : rejet de la Loi travail) avant de
rallier et de connecter tous les flux en questions (Ligne de fuite des
banlieues, des campagnes etc.) et de créer les conditions d’un renversement
radical de la politique ? Quels sont les trous noirs à éviter (« En marche »,
l’élection présidentielle de 2017 etc.) ?
Et puis, comment préparer le retour « final » au domaine
macro politique ? Cette dernière question est de première importance car tout
flux, tout devenir opérera à un moment ou un autre son retour dans le domaine
de la macro politique. Il faut donc que ce retour soit préparé c’est-à-dire
qu’il se fasse dans les conditions fixées par la machine de guerre même et non
pas par l’Etat, de telle sorte que cette dernière en modifie et en déplace
significativement les contours selon ses propres désirs. Un penseur comme
Frédéric Lordon défend aussi cette idée à travers notamment la proposition de
rédaction d’une nouvelle constitution, issue de réflexions développées
horizontalement mais dont l’application sera, de fait, verticale. Encore une
fois, le problème n’est pas de savoir ce qui est meilleur entre l’approche
horizontale ou celle verticale de la politique mais plutôt de savoir comment
passer de l’une à l’autre en fonction de leurs avantages respectifs mais
surtout de situations concrètes qui demandent à chaque fois une réévaluation du
rapport entre les plans.
Aborder ces différentes questions avec Deleuze implique tout
un art de l’évaluation, de l’appréciation des plans qui ne peut se faire qu’au
fur et à mesure que les évènements se déroulent et se construisent. Il faut
suivre les lignes, apprécier leurs directions, tout comme leur arrêts partiels.
La cartographie des désirs définit la méthodologie de toute révolution.
Thibault Calmus
Source : Le serpent libertaire
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