Olivier Cahn, chercheur au Centre de recherches
sociologiques sur le droit et les institutions pénales, revient sur l’éternelle
lutte entre “casseurs” et policiers.
Est-il possible d’établir une typologie des “casseurs” dans
les manifestations ?
Olivier Cahn – Il y a trois groupes principaux. Les
autonomes, des anarchistes, qui sont des gens qui vont participer à des petits
“Black Blocs” (groupes d’individus vêtus en noir qui se massent dans les
manifestations pour provoquer la police, ndlr). Il y a aussi des gamins des
quartiers périphériques. Ils profitent des épisodes violents dans les manifs
pour se défouler et récupérer quelques portables par la même occasion. Enfin,
on peut trouver des groupes opportunistes qui prennent part aux violences sans
forcément être formés pour ça, ce qui explique qu’ils se fassent attraper.
Mais l’idée du groupe de casseurs homogènes, professionnels
de l’émeute, ça n’existe pas. On a quelques militants autonomes qui vont se
rassembler : ils sont tous en noir, casqués. Mais ce sont des petits groupes,
on est loin de ce qu’on a pu connaître lors du sommet de l’Otan à Strasbourg.
Les autonomes sont donc le seul groupe de casseurs politisés
?
En effet, il y a une violence qui n’est pas politique,
d’exaspération et de défoulement. Et une violence politique avec des cibles
choisies, les policiers. On constate un double objectif : montrer que l’Etat ne
tient pas la rue et qu’il n’y a pas d’acceptation sociale. Et également
provoquer la réaction des policiers pour avoir des images de violences
policières pour les faire tourner sur leurs réseaux. Dans le climat actuel, ce
qui est intéressant, c’est l’utilisation par les deux parties de la violence de
l’autre. Le gouvernement utilise les images des autonomes, et inversement.
Est-ce que les autonomes suivent une organisation
particulière ?
Il y a des technique bien connues et anciennes en effet. La
plus utilisée d’entre elles c’est la technique du “coucou”. Ils ne participent
pas à n’importe quelle manifestation, il choisissent des manifestations
organisées par d’autres, et donc légales. Ils les infiltrent et ils
reconstituent devant ou derrière le cortège un groupe tout en noir censé
symboliser une résistance radicale contre les projets. Tout cela est dans la
recherche de l’image. Les autonomes ont toujours été situationnistes, et
veulent instrumentaliser la presse comme un moyen de montrer leur
revendications, et se donner une importance supérieure à ce qu’ils sont
réellement.
Pourquoi ont-ils ce lien particulier à l’image ?
Ce sont des groupes révolutionnaires, donc l’idée en
provoquant les policiers c’est de faire augmenter l’exaspération des groupes
qui ne sont pas susceptibles de les suivre dans leur actions mais qui, devant
la violence déployée par l’Etat, vont se dire qu’il y a un problème. Ils
gagnent, le jour où la CGT fait un tract sur les violences policières.
Que pensez-vous des affrontements qui ont eu lieu lors de la
manifestation du 1er Mai dans le cadre de la Nuit debout ?
Ce qui me paraît curieux, c’est la répétition. Ces groupes
autonomes sont extrêmement surveillés par les services de renseignement. Or
depuis au moins quinze jours, des autonomes apparaissent à chaque
manifestation. Et il ne s’agit pas d’une génération spontanée d’autonomes, ils
ne sortent pas de terre. Ce sont donc à peu près les mêmes à chaque fois. Ce
qui soulève un certain nombre de questions. Il y a aussi toutes les fautes
qu’on ne doit pas faire en maintien de l’ordre qui sont commises. Or nos unités
de maintien de l’ordre sont bonnes, normalement. Je me demande ce qu’il se
passe pour en arriver là. Le 1er Mai il s’est passé ce qu’on appelle un système
de Kettling qui consiste à faire encercler le groupe par des unités de police.
Au lieu d’aller au contact, vous les encerclez et vous les laissez s’épuiser au
milieu. Or ce jour-là on a des gens pris dans une nasse contre lesquels on a un
motif pénal de les interpeller et il ne se passe rien. Je ne comprends pas
bien.
A votre avis, pourquoi l’ordre d’avancer n’a pas été donné
aux forces de police ?
Une hypothèse qu’on ne peut pas exclure, c’est que tant
qu’on parle des casseurs on ne parle pas des mouvements sociaux et des
revendications sociales. J’ai trouvé la réaction du ministre de l’Intérieur,
enjoignant aux syndicats de dénoncer les violences, tout à fait révélatrice.
Vous avez quand même quelque chose qui ressemble beaucoup à l’injonction faite
aux musulmans de dénoncer les attentats. Ce sont des amalgames très gênants.
Charger tous les manifestants pour réprimer quelques
casseurs, est-ce vraiment utile, selon vous ?
Oui, pour éviter le discours de l’opposition dénonçant le
“laxisme”. Le gouvernement actuel est prêt à toutes les compromissions
sécuritaires pour ne pas risquer de donner à l’opposition l’argument du
laxisme. Et à mon avis il perd sur les deux tableaux : il n’est plus soutenu
par les libéraux et l’opposition les critique. Politiquement et
stratégiquement, c’est nul. L’autre problème vient des techniques utilisées
pour le maintien de l’ordre. On peut s’interroger sur la nécessité et la
proportionnalité du déploiement des forces. On a pu l’observer à Sivens par
exemple. Depuis Mai 68 et le fameux discours du préfet Grimaud, le service du
maintien de l’ordre avait développé une vraie compétence pour tenir à distance
les manifestants et pour éviter le contact physique rapproché et ainsi éviter
qu’il n’y ait des blessés ou des étudiants qui perdent un œil, voire des morts.
Je n’ai pas le sentiment que cette compétence soit bien utilisée à l’heure
actuelle.
Est-ce que ce n’est pas aussi une manière de masquer le
débat en utilisant la police ?
On ne peut pas l’exclure. Disons-le : il y a probablement eu
quelques violences excessives dans les opérations de maintien de l’ordre. Mais
dans l’ensemble ce n’est pas une police très violente par rapport à ce qu’on
peut voir dans d’autre pays. Ce qui veut dire que si le débat se porte sur la
violence policière, l’Etat sait très bien qu’au bout du compte il sortira
vainqueur.
Un policier a été vu en marge d’une manifestation de Nuit
debout avec le logo du “Punisher” sur sa matraque (héros vengeur qui se fait
justice lui-même, ndlr.). Ce genre d’individu participe à la méfiance des
manifestants envers la police…
On ne peut pas exclure que dans le corps de la police il y a
des individus un peu tordus capables de mettre le signe du Punisher sur leur
matraque. De même qu’effectivement en argot policier la matraque est a
longtemps été appelée “la gomme à effacer le sourire”. Le problème, c’est de
savoir si la police est violente ou non. La réponse est clairement “non”.
En revanche ce qu’on constate c’est qu’il y avait une vraie
compétence pour qu’ils ne soient pas violents du tout et manifestement on y a
renoncé. C’est certainement utile pour le ministère de l’Intérieur de pouvoir
annoncer des chiffres de policiers blessés, mais je trouve qu’on laisse les
policiers très près des manifestants, sans ordre de reculer ni d’avancer. C’est
peut-être de l’incompétence mais c’est curieux de laisser des policiers recevoir
des projectiles des autonomes à des endroits où il n’y a pas grand-chose à
protéger.
Est-ce que ce n’est pas aussi une peur de revivre un
événement comme celui de la mort de Malik Oussekine ?
La police était très violente sous Papon, jusqu’en 1968.
Ensuite il est remplacé par Grimaud, on a les événements de Mai 68 et la police
va développer une vraie compétence pour ne plus être violente. Et en 1986,
Charles Pasqua recréé les “voltigeurs” de la préfecture de police : des gens à
moto, équipés de matraques, chargés de foncer dans la foule. Et il a la mort de
Malik Oussekine. On se rend compte que l’Etat redevient plus violent car il y a
une catastrophe : un mort. Sivens marque également une rupture avec ça. On
revient aux méthodes Pasqua. Mais on ne peut pas s’en étonner, c’est la
technique qui veut ça.
Il y a un débat sur une éventuelle plus grande tolérance de
la gauche vis-à-vis des violences policières, qu’en pensez-vous ?
Pour pouvoir tenir ce débat il faudrait me démontrer qu’il y
a eu un changement de politique entre le ministère de l’Intérieur
Sarkozy-Hortefeux et le ministère
Valls-Cazeneuve. Je ne suis pas du coup convaincu de changement
existentiel. Je pense que les rapports des gouvernements de gauche avec les
syndicats de police sont plus compliqués qu’avec la droite. Ce qui n’a pas pour
effet de se montrer plus tolérant. Les violences policières sont extrêmement
mal réprimées. La hiérarchie policière ne sanctionne pas très bien les
violences et les juges se montrent extrêmement bienveillants. Le problème est
plutôt là, mais ce n’est pas un problème de clivage gauche-droite.
Dans votre ouvrage La Répression des “black blocs”, prétexte
à la domestication de la rue protestataire vous écrivez “dès lors que la
légitimité des actes de l’Etat n’est plus établie, l’insurrection redevient un
mode d’action politique acceptable”, est-ce que ça s’applique aux casseurs de
Nuit debout ?
Il faudrait démontrer qu’on est arrivé à une situation où le
gouvernement n’est plus légitime. Le droit à l’insurrection c’est si
s’installait demain un gouvernement qui n’est plus républicain. Le fait de ne
pas avoir tenu les promesses électorales n’autorise pas l’insurrection.
Les débats parlementaires sur la loi El Khomri ont commencé.
Pensez-vous qu’après le vote ou le refus de la loi sur le travail le mouvement
Nuit debout continue ?
Je constate que Nuit debout n’a pas pris l’ampleur que des
mouvements de ce genre ont pu prendre dans d’autre pays. Et même dans ces
pays-là il n’y pas vraiment eu de traduction ensuite, sinon au travers de
partis comme Podemos. L’idée d’un espace au sein de la ville où les gens
viennent débattre, ça ne me paraît pas scandaleux et quand j’entends des hommes
politiques dirent qu’il faut nettoyer la place et empêcher les gens de penser,
je suis un peu estomaqué.
Sources : Les Inrocks
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